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L’influence du leadership

1. Définition de l’hypothèse de crise

1.4. L’influence du leadership

L’histoire politique fourmille d’exemples où un seul individu ou un petit groupe d’individus ont réussi à modifier considérablement les idées d’une population à propos de réformes. Bien sûr cet effet peut aussi se faire ressentir dans les deux sens. Des réformes ont pu être rejetées non pas à cause de leur contenu mais tout simplement parce que les personnes qui les proposaient étaient extrêmement impopulaires. L’impact de la crise économique sur

les décisions des agents peut se trouver modifié soit par le rôle d’un seul homme soit, plus généralement, par celui des élites du pays.

1.4.1. Le rôle du leader

Il est extrêmement souhaitable que le gouvernement ait un leader charismatique doté d’un discours très clair et crédible, comme l’indique Val Koromzay (2004), p.1« Une réforme

significative requiert (…) un leadership qui est capable de traduire cette large insatisfaction en un programme concret qui cristallise les problèmes et indique la direction des solutions»39. Il faut que les individus reconnaissent que l’offre de réforme correspond à leur

demande ; si ce n’est pas le cas ils rejetteront les propositions du gouvernement pensant qu’elles ne sont pas adéquates. Carlos Menem a joué ce rôle auprès des Argentins en 1989 lorsque le pays était soumis à une hyperinflation galopante (graphique I.1) qui avait pour effet de fragiliser l’économie du pays et même, la démocratie.

-50 450 950 1450 1950 2450 2950 3450 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 Années in fl at io n en % inflation en %

Figure I.1 : Evolution de l’inflation annuelle en Argentine entre 1983 et 2000

[Source : Banque Mondial]

39 « Significant reform requires (…) a leadership that is able to translate this broad dissatisfaction into a

Ce graphique présente l’évolution de l’inflation entre l’avènement de la démocratie en 1983 en Argentine et le départ de Carlos Menem en 2000. L’année 1989 fut marquée par une situation hyperinflationniste40. Face à cette situation, Carlos Menem nouvellement élu a mis en place un ensemble de réformes anti-inflation. Ils ont réussi à stabiliser l’inflation autour de 0% jusqu’à la fin de la présidence de Menem en 2000.

Un meneur charismatique rassure les foules et leur fait supporter les coûts de la réforme plus facilement (en association avec un technicien reconnu dans le cas du tango argentin (Menem-Cavallo). Quand ce leadership n’existe pas, nous pouvons obtenir des situations où le gouvernement n’a pas le pouvoir de mettre en place des réformes et alors la crise économique ne s’avère pas être un élément suffisant pour réformer.

1.4.1.1. Un exemple d’influence négative : la seconde présidence de Gonzalo Sanchez de Lozada

Le cas bolivien est éclairant : en juillet 2002, Gonzalo Sánchez de Lozada41 est réélu à la tête du pays après des élections très disputées. La faiblesse de son score le rend assez peu légitime auprès de la population. De plus, son fort accent américain, son importante fortune et le fait que sa présidence de 1993-1997 n’ait probablement pas amélioré la vie de la majorité des Boliviens ne sont pas des atouts pour le rendre populaire.

Pour son deuxième mandat, Gonzalo Sanchez de Lozada ne remporte que 22.5 % des suffrages (voir Annexe I.2). Il est très loin de la majorité absolue, ce qui va nécessiter un second tour. Le système électoral bolivien se caractérise par un second tour indirect où ce sont les parlementaires qui élisent le Président de la République. Ce système favorise les négociations entre partis et la mise en place de coalitions contre-nature. Ces dernières sont peu solides et s’écroulent rapidement faisant sombrer le pays dans l’immobilisme. En 2002, il faudra presque quatre semaines pour voir élire un nouveau président. Ainsi, après de difficiles négociations Sanchez de Lozada obtient quatre vingt quatre voix contre quarante trois à Evo Morales. Le nouveau président est officiellement nommé le trois août 2002. Il faut noter que 33,3% des électeurs ont voté blanc ou n’ont pas voté. En réalité le niveau de soutien dont a bénéficié Sanchez de Lozada s’élève à 14,38% des inscrits. Ce manque de représentativité fut accentué par le fait qu’il a dû céder sept ministères sur dix-huit au parti de son principal allié pour obtenir son soutien, ce qui limite encore plus sa marge de manoeuvre.

40 L’année 1989 a vu une inflation de 3057% en rythme annualisé et un accroissement de près de 200% au mois

de juillet, à la même période Raul Alfonsin laissait la place à Carlos Menem (Rojas, 2002, p.104).

Cette absence de popularité et le partage du pouvoir va restreindre sa capacité à obtenir le soutien populaire pour réformer, et cela en dépit d’une situation économique très difficile. Dès ses premières tentatives de mise en place de réformes (début 2003), la population se révolte et Sanchez de Lozada se retrouve dans l’obligation de s’exiler à la fin 2003. Son absence de leadership et son incapacité à rassembler ont été des éléments déterminants dans l’échec de son plan de réforme ; Singer et Morrison (2004), p.181: « Il était

clair depuis le début du mandat de Goni que beaucoup de Boliviens se sentaient non représentés par leur gouvernement et désespéraient du manque continu de progrès sociaux et économiques »42.

L’existence d’un homme politique ayant un fort leadership est un facteur facilitant la mise en place de réformes. L’ancien Président Argentin Carlos Menem est l’exemple d’un dirigeant ayant déployé un leadership fort durant son premier mandat, lui permettant de mettre en place un grand nombre de réformes. En effet, il a su utiliser la culture politique des Argentins à son avantage en y intégrant un élément nouveau : les réformes libérales (Armony, 2002).

Le leadership du président lui procure alors une autorité lui permettant de soutenir le gouvernement dans les moments difficiles. En effet, souvent les réformes rencontrent une très forte opposition qui peut se traduire par des manifestations, des émeutes, et alors, les décideurs ont besoin de faire bloc autour de leur leader ; Morrisson (1996), p.18 : « En cas

d’épreuve, le poids politique exceptionnel d’un chef d’Etat représente un capital déterminant pour le succès de l’ajustement. (…) l’autorité du chef de l’Etat est un atout très important ».

En somme, un chef d’Etat avec un leadership fort favorise la mise en place de réformes, en particulier en période de crise où les agents ont besoin d’être rassurés. Toutefois, ceci n’est pas le seul élément facilitant la mise en place de réformes. Les fenêtres d’opportunité43 ouvrent aussi des voies vers les plans de réformes. Un gouvernement fort prendra des mesures rapides et énergiques pour mettre fin à la crise dès que celle-ci fera son apparition, par contre un gouvernement hésitant laissera la crise prendre de l’ampleur. Mo (2001) montre comment les gouvernements successifs sud-coréens n’ont jamais réussi à imposer leurs projets de réformes entre la mise en place de la démocratie en 1987 et la crise asiatique en 1997. Il explique ce blocage par la force des groupes de pression mais surtout par

42 «It was apparent from the beginning of Goni’s term that many Bolivians felt unrepresented by their

government and desperate at the continued lack of economic and social progress ».

l’absence de culture du compromis à l’intérieur de la classe dirigeante sud-coréenne. L’auteur conclut que la crise économique a permis en partie de lever ces blocages et a donc été bénéfique à la Corée du Sud sur le long terme. En effet, elle a à son crédit d’avoir mis fin à des pratiques financières douteuses et aussi d’avoir flexibilisé son marché du travail. Toutefois, il note qu’il reste encore de nombreuses sources de blocages que la crise n’a pas fait disparaître. Nous avons ici le cas où le manque de leadership doublé d’une absence de culture du compromis a provoqué une situation de blocage.

1.4.2. Le poids des élites nationales et locales

Il ne faut pas seulement compter sur le leader du gouvernement, il existe de nombreux autres agents qui peuvent avoir un rôle décisif dans l’acceptation des réformes ; parmi ceux-ci les élites locales ont une place particulière. Les élites locales se définissent comme les politiciens et les bureaucrates ayant un pouvoir géographiquement localisé. Ils font bien souvent le lien entre les élites nationales et la population. Cependant, selon les pays les élites jouent un rôle différent ; dans un pays comme l'Inde, les élites locales sont attachées à des intérêts particuliers qui vont déterminer leur comportement vis-à-vis de la réforme.

La grave crise monétaire du mois de juillet 1991, caractérisée par deux dévaluations de la roupie indienne (Cerra et Saxena, 2002), va obliger l’Inde à entreprendre des réformes profondes. D’après Chibber et Eldersveld (2000), cette crise a permis d’observer le comportement des élites locales à propos du plan de réforme gouvernemental. L’élite locale indienne a influencé les populations dans le sens d’une opposition aux réformes. Il faut toutefois nuancer le pouvoir de cette opposition puisque de nombreuses réformes se firent au niveau macroéconomique : elles visaient surtout à libéraliser l’économie du pays et à limiter le poids de l’Etat dans celle-ci, elles n’avaient pas toujours de liens avec les élites locales. En outre, Rodrik et Subramanian (2004) ont montré qu’un processus de réforme, à propos de l’attitude du gouvernement vis-à-vis des entrepreneurs, existait en Inde dès le début des années quatre-vingt et que celui-ci est en partie à la base de la croissance indienne et n’a que peu à voir avec les élites locales. La crise de 1991 n’a fait que l’accélérer et a permis la mise en place de réformes macroéconomiques. Toutefois, ces études ne remettent pas en cause l’attitude relativement hostile de l’élite locale indienne à propos des réformes.

Le processus de réformes économiques lancé en Chine, depuis 1978 va être soutenu par l’élite locale car celle-ci y voit de nombreuses occasions de profit. Elle va donc essayer

d’influencer les agents dans le sens d’un soutien aux réformes (Chibber et Eldersveld, 2000). Ceci peut s’illustrer avec le cas de la province de Guangdong (région de Canton) qui, en 1979, fut sélectionnée par les autorités pour attirer les capitaux étrangers. Les bureaucrates locaux virent rapidement qu’ils pouvaient largement profiter de ce nouveau statut pour s’enrichir, comme le note Laffont et Qian (1999), p.1112 : « (…) les bureaucrates locaux travaillant à

l’intérieur des zones économiques spéciales trouvèrent qu’ils pouvaient en profiter énormément »44.

Les bons résultats obtenus dans ces zones vont inciter le pouvoir central à les étendre à d’autres régions. Les élites locales chinoises vont alors soutenir l’extension de ces zones car elles y ont vu un moyen d’augmenter leurs revenus.

Les élites locales de ces deux pays ont donc réagi de manières différentes aux processus de réforme. Dans la recherche de leurs intérêts, les élites locales indiennes vont favoriser le statu quo tandis que les élites locales chinoises vont favoriser la réforme avec l’espoir de voir apparaître de nouvelles opportunités de profit. Cette relation entre les élites locales et les agents va être un facteur favorable à la croissance chinoise ; Nee (1998), p.86 : « En Chine, (…) les accords locaux ont contribué à deux décennies remarquables de

croissance économique ».45

Dans des pays où ont lieu des élections démocratiques les élus locaux sont soumis au même type de problèmes mais la gestion de ces questions est différente puisque la relation entre les élus locaux et les administrés passe par le vote. Ils doivent à la fois contenter leur électorat tout en appliquant les décisions gouvernementales. Cette situation pose de nombreux problèmes qui ont comme effet de limiter les possibilités de réformes.

Von Hagen et Harden (1995) montrent que les ministres qui sont aussi élus locaux ont tendance à abuser de leur position pour verser des subventions très importantes à leur circonscription. Ils ont tout intérêt à conserver la situation telle qu’elle est et ils s’opposent ainsi à toute réforme, comme le notent Haggard et Webb (1994), p.13 : « Fréquemment,

l’opposition la plus opposée à un changement de politique ne vient pas des groupes d’intérêt, des législateurs, ou des électeurs mais des ministres et bureaucrates au sein du gouvernement ou même de l’exécutif lui-même »46.

44 « (…) bureaucrats working inside the special economic zones found that they could benefit enormously». 45 «In China, (…) local arrangements have contributed to a remarkable two decades of sustained economic

growth».

46 «Frequently, the most vociferous opposition to a change in policy comes not from interest groups, legislators,

Face à des agents ayant un rôle à la fois local et national, il est très difficile pour un chef de gouvernement de faire accepter une réforme concernant les dépenses publiques. La réussite de cette réforme dépend alors du pouvoir du chef de gouvernement et de son ministre des finances, c'est-à-dire s’ils sont « faibles » ou « forts » [Von Hagen et Harden, (1995)]. S’ils sont « faibles » la réforme sera rejetée, s’ils sont « forts » ils parviendront à imposer leur point de vue. Ces problèmes expliquent aussi en partie l’interdiction du cumul des mandats dans certains pays.

Sur la base des travaux de Von Hagen et Harden (1995), nous proposons de remarquer succinctement que la crise économique peut modifier la position du chef du gouvernement : de « faible », il peut devenir « fort ». La crise peut lui donner des arguments et des moyens qui obligent ses ministres à stopper leur soutien à leur circonscription. En cas de refus de la part de ces derniers, le chef du gouvernement peut faire appel à l’opinion publique et présenter le comportement des ministres comme du clientélisme politique doublé d’un manque de civisme évident. Il s’agit cependant d’un jeu dangereux car le chef du gouvernement est généralement responsable de la nomination de ses ministres. Lui-même est souvent lié à une circonscription ou à un groupe particulier. De plus, l’exposition devant l’opinion publique des rapports de force au sein d’un gouvernement peut décrédibiliser ce dernier aux yeux des agents. Si c’est le cas, ce type de stratégie fera plus de mal que de bien. Toutefois, si cela fonctionne cela peut contribuer à débloquer une situation. Ainsi, si l’arrangement institutionnel ne lui accorde pas les pouvoirs suffisants pour faire plier ses ministres, la situation peut lui donner les moyens d’imposer sa volonté. Nous avons là un exemple où la crise économique peut se transformer en crise politique.

En outre, la crise peut modifier les relations formelles qui existent au sein des gouvernements à un moment donné et qui sont normalement régies de façon institutionnelle par des textes de lois. La crise permet des transgressions de règles préexistantes qui peuvent alors rendre possible les réformes.

L’Argentine, en 1989, échappa de peu à une crise majeure grâce à une telle transgression. Devant l’ampleur de l’hyperinflation, les partis politiques se mirent d’accord pour que Carlos Menem prenne ses fonctions immédiatement après l’élection présidentielle sans respecter le délai légal. Cette transgression de la Constitution permettait au nouveau Chef d’Etat d’agir immédiatement contre la crise.

La mise en évidence de l’importance du rôle des élites ne doit pas faire oublier que les réformes se placent dans un espace temporel précis qui amène à se poser la question de savoir quel est le meilleur moment pour réformer.