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Les rêves identitaires se brisent sur les réalités du marché

SECTION 2 L’ IDENTITE QUI SE STRUCTURE AU GRE DES POUVOIRS, DES LIBERTES ACQUISES ET DES FAITS

2. Les rêves identitaires se brisent sur les réalités du marché

L’organisation de cette reconstruction créa finalement les conditions nécessaires à une relance de cette presse moribonde et discréditée. Beaucoup de titres naquirent, presque tous ceux qui le désiraient purent devenir éditeurs [Almeida (d’), Delporte, 2003]. Mais l’euphorie fut passagère, ébranlée par l’inéluctable retour des règles de marché. Car face à ce refus de l’évidence considérant, à tort, que la main invisible, non pas celle d’Adam Smith, mais plutôt celle de l’État allait prévenir l’inévitable, la concurrence reprit immanquablement ses droits dans un contexte économique de surcroît difficile.

Les errements du passé ressurgirent alors avec l’entrée en jeu des intérêts économiques et politiques, l’essor d’un pouvoir syndical dès 1947, le retour du journaliste qui n’accepta pour vision de l’information que l’ombre de lui-même. Si certains comprirent l’enjeu, beaucoup ne purent plus s’affranchir de la tutelle politique, pas plus que de celles des opérateurs financiers. Cette période trouve sa conclusion avec Hubert Beuve-Méry cité par Patrick Eveno [2003] :

« Les contradictions et les abus de la liberté ont provoqué une réaction nécessaire. Mais à la faveur de la Libération, cette réaction dépassait le but que l’on pouvait et devait se proposer. Au libéralisme, on substituait l’Étatisme, à des trusts privés des trusts de partis, aux méfaits de l’argent les méfaits de la politique. »

Cette rupture identitaire voulue et décrétée fut en réalité le dernier acte majeur d’une succession de crises plus ou moins profondes, autant subies que désirées, l’épilogue d’une discordance construite au gré du temps, confirmant par les faits que les modifications identitaires s’avèrent complexes à mener et que le poids du passé est fort contraignant.

Elle se poursuivit d’ailleurs durant les décennies qui suivirent sans que les périodes d’opulence ou de pauvreté des éditeurs ne soient des éléments déclenchants d’un retour à la cohérence, trois éléments venant même l’accentuer au fil du temps : le renforcement des clivages identitaires, l’environnement concurrentiel et l’essor technologique.

Le renforcement des clivages identitaires au sein même de la presse quotidienne prit en fait deux formes. D’un côté, il se cristallisa autour des conflits qui opposaient les différentes corporations, l’année 1968 accentua par exemple la différence notable entre les ouvriers du Livre engagés dans un combat politique et les journalistes désireux d’informer [Jeanneney, 2001]. De l’autre, il se renforça au sein même des rédactions avec parfois de violents conflits lorsque l’identité forgée par l’histoire s’écartait de celle écrite dans les gènes du titre, comme ce fut le cas au Monde lorsque Jacques Fauvet [Eveno (b), 2008] instilla sa vision politique de la France ou encore que Libération renia ses principes fondateurs [Eveno (b), 2008].

Or sur le fond, il eut été possible de gérer ces identités multiples, mais encore aurait-il fallu que cette responsabilité qui incombe aux dirigeants soit mise en œuvre. Car des identités contradictoires non gérées poussent à des choix stratégiques dépourvu de rationalité.

L’environnement concurrentiel eut lui aussi beaucoup d’influence sur le marché de l’information. Ce fut d’abord la radio qui démontra sa capacité à atteindre une audience dispersée et à assumer une information différente [Jeanneney, 2001 ; Eck, 2009]. La télévision qui naquit réellement le 2 juin 1953 [Balle (b), 2009], date de la retransmission du couronnement d’Elisabeth II, plongea quant à elle la presse dans un profond désarroi au point

« que les Français accorderaient leur confiance à la télévision plutôt qu’aux quotidiens dans l’éventualité de comptes rendus contradictoires de la part des deux moyens d’information »

[Balle (b), 2009]. Dont acte.

L’évolution concurrentielle allait se poursuivre en même temps que la discordance identitaire s’aggravait au fur et à mesure que le public disposait de nouveaux moyens d’information, l’essor de la presse magazine qui détourna le lecteur vers d’autres centres d’intérêt.

Le dernier acte s’ordonne autour de l’émergence d’une information gratuite d’abord avec l’arrivée des journaux gratuits en 2002 qui résonnèrent comme l’écho d’un trouble identitaire bien profond, ces quotidiens d’un nouveau genre considérés comme une presse de caniveau ayant fait l’objet d’attaques en règle [Rieffel, 2010], puis de l’essor du Web qui n’a pas seulement généré une crise de confiance (voir infra), mais a aussi créé une forme de dissociation à l’intérieur même des organisations.

Tout comme ils ont cherché à faire disparaître ces quotidiens gratuits dans une démarche très colbertiste en se retournant vers l’État [Rieffel, 2010], les éditeurs ont aussi boudé l’essor du Web, l’Association mondiale des journaux ne recensant à l’aube du XXIe siècle que 28 quotidiens avec un site, soit six fois moins qu’outre-Rhin [Wan, 2008].

En considérant cette évolution comme un mal obligé, ils ont accentué le hiatus entre les rédactions papier et Web, ces dernières étant même recluses au rang de scélérates, de mercenaires de l’information [Schartzenberg, 2007].

Si le sentiment depuis a évolué, il est encore chargé d’inquiétude tant la gratuité apparaît comme une menace au point de devenir un obstacle stratégique.

Tous ces facteurs ont donc contribué à renforcer cette discordance identitaire qu’il n’est désormais plus raisonnable de dissocier de cette crise de l’information et donc du journalisme. Et l’enjeu est tel qu’en mars 2007, les Assises internationales du journalisme ont tenté d’y apporter une réponse, mais en vain. Car si les préconisations reflètent avant tout le malaise des producteurs de l’information [Eveno (b), 2008], elles occultent, volontairement ou non, le caractère pathogène du système identitaire construit au gré des siècles.

E/ Interdépendance du système identitaire des journalistes et de la crise de l’information

En pleine crise morale après les effets dévastateurs de la Première Guerre mondiale, constatant le fossé qui les séparait des ouvriers du Livre, décrédibilisés par une propagande, une vénalité et une corruption presque officielles [Eveno (a), 2008], les journalistes passèrent d’un statut « d’écrivains libres à celui de salariés précaires » [Almeida (d’), Delporte, 2003], et finirent par obtenir par la loi du 29 mars 1935 un statut tout a fait atypique et unique en Europe, si bien qu’il régit encore aujourd’hui la profession. Cette dernière acquit alors une place enviée.

Mais passé l’euphorie onirique de la Libération qui consacra ses “résistants de l’information” et jugea les autres, les forces structurelles du marché, les modèles d’affaires adoptés par diverses familles de presse, sociétés de productions et autres agences, ainsi que l’évolution du contexte socio-économique et le désir de liberté de certains journalistes eut raison de ces anciens rêves de grandeur d’une presse millionnaire, accroissant par conséquence le nombre de pigistes et la précarisation.

Le profil de la profession finit par changer en l’espace de trois décennies, avec une répartition au profit de la presse spécialisée professionnelle et grand public, qui représentèrent près d’un tiers de la profession [Almeida (d’), Delporte, 2003].

Et alors que la “grande” presse ne faisait plus recette, même si elle demeurait encore la plus attractive, l’audiovisuel et la radio prenaient le chemin d’une machine à rêves capable de projeter un journaliste au centre d’un univers politico-médiatique assurément grisant.

Mais ce changement de statut, cette trajectoire faite de gloire puis de discrédit laissa un arrière-goût amer à cette profession [Almeida (d’), Delporte, 2003 ; Eveno (a), 2008]. D’autant que ce sentiment fut renforcé à l’aube des années quatre-vingts par une opinion publique désappointée par les dérives d’une liberté jugée trop absolue et convaincue d’un manque manifeste d’indépendance à l’égard des milieux politique et économique.

Cette identité attribuée contribua à générer une crise de confiance et de réputation paradoxale,

« les journalistes faisant les frais de cette remise en question de leur professionnalisme alors que leur légitimité ne s’était jamais aussi bien portée » [Balle (a), 2009].

Il s’ensuivit une défiance vis-à-vis de l’information catalysée par les quelques dérives notoires dans le traitement de celle-ci, la récente “peoplelisation” de certains professionnels, et les diverses diatribes [Carton, 2003 ; Roucaute, 1991 ; Burnier, Rambaud, 1997 ; Halimi, 2005 ; Bertolus, 2000], qui en s’interrogeant sur la place des journalistes dans cette démocratisation de l’information, contribuèrent à renforcer le doute dans l’opinion, comme chez les intéressés, avec une identité collective professée en décalage avec celle des firmes incriminées.

La dissonance entre ces identités attribuée / manifestée / professée et vécue favorisa la rupture de la cohésion du système identitaire qui contribua à la crise de l’information. Alors certes, le débat n’est pas nouveau, mais la différence se situe aujourd’hui dans cette capacité de remise en cause de l’information en miroir d’une identité forgée par le passé dans une alchimie insaisissable à la frontière de la perception et du vécu, que le Web est venu aggraver.

1. Droits et devoirs des journalistes, pas d’ambiguïté identitaire pour l’opinion