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SECTION 2 L’ IDENTITE QUI SE STRUCTURE AU GRE DES POUVOIRS, DES LIBERTES ACQUISES ET DES FAITS

3. L’identité est-elle malléable ?

En partant du constat selon lequel « l’identité organisationnelle se situe à un carrefour, à la

fois en tant qu’institution qui perdure, mais aussi comme construction sociale en constante renégociation » [Strategor, 2009], il est accepté que l’identité puisse être modifiée. Reste que

pour y arriver il convient d’en déterminer les ressorts.

Guy Chassand, Michel Moullet et Rolland Reitter ont récemment proposé [2002] une synthèse de la motivation identitaire qui s’articule entre une dimension rationnelle qui vise à définir des objectifs personnels et une composante qui renvoie à la construction de l’image de soi, de l’identité personnelle et de l’idée de groupe, dans une combinaison qui varie selon l’environnement et l’individu.

Ce processus n’est pas pour autant passif et se construit dans un rapport manichéen qui peut mener à des réactions brutales lorsque la confiance est altérée.

En outre, l’action collective des différents groupes n’est pas une évidence. Les intérêts, collectifs, mais aussi personnels à l’intérieur du groupe (promotion, avantages, etc.), sont parfois divergents. Un éditeur voit par exemple s’affronter les ouvriers du Livre, les journalistes et les publicitaires. Mais face aux forces destructrices se posent des facteurs de cohésion, des accords implicites, qui participent à la construction d’un compromis de fonctionnement, créant ainsi l’identité collective. En l’absence, l’organisation se transforme en guerre de tranchée inefficiente qui finit par assurer une contre-performance.

Pour autant, derrière les qualificatifs se cache un système à plusieurs facettes [Soenen, Moingeon, 2002], véritable écosystème identitaire de l’organisation qui identifie plusieurs types d’identité (voir schéma n° I-2 : Les cinq facettes de l’identité organisationnelle).

L’identité professée correspond au discours par lequel l’organisation se définit, celui-ci porte sur les éléments clés, structurels et distinctifs. C’est en quelque sorte sa raison d’être que l’on retrouve dans des messages exprimés par l’identité projetée. Ce sont ainsi de véritables

marqueurs diffusés le plus largement possible à l’instar des campagnes publicitaires du journal Libération : « L’information est un combat ». Inévitablement liées, la première est un enjeu politique fort notamment dans les périodes de changements, sachant qu’elle peut en certaines circonstances diverger selon les groupes, la seconde traduisant l’engagement qui, une fois exprimé, est difficilement contestable. La cohérence est donc de mise.

De son côté, l’identité vécue s’affiche comme la perception ressentie du rapport avec l’organisation. Elle renvoie à ce qui est interdit ou autorisé [Elsbach, Kramer, 1996] et structure l’action des groupes qui y adhèrent. Et lorsqu’elle est en harmonie avec les objectifs de la firme, alors la cohérence est source de performance puisqu’ elle influe sur la qualité et la nature des liens que les individus forgent avec elle [Dutton, Dukerich, Harquail, 1994].

Cette identité vécue diverge selon les groupes. Des journalistes peuvent ainsi se considérer comme des artisans de la qualité qui demandent des moyens alors qu’une direction peut estimer que le rapport qualité/prix/ressources est le message à retenir.

Et même s’il est fréquent que les visions s’opposent, il semble préférable de s’en préoccuper pour réduire la tension entre les deux, pour diminuer l’écart identitaire qui s’avère alors contre-productif.

Or, cette identité est certainement la plus délicate à moduler. En effet, au-delà de la cohérence, de la raison et de tous les moyens mis en œuvre, il arrive que d’autres groupes professent des discours contraires qui créent alors une confusion, aggravée par une identité manifestée historique. Les éditeurs de presse quotidienne sont à ce titre des exemples de choix.

Pour autant, elle peut être gérable dans la mesure où elle renvoie à des attributs de l’organisation en tant qu’acteur social [Whetten, Mackey, 2002 ; Strategor, 2009]. Il est cependant possible de défendre une position intermédiaire selon la structure des firmes, du poids de quelques traits identitaires historiques et de la capacité des dirigeants à la moduler. L’identité manifestée s’inscrit dans la dimension historique [Reitter, Ramanantsoa, 1985] et se présente dans ses rites, ses tabous ou encore ses mythes dont les productions varient d’une firme à l’autre même si au bout du compte elles revêtent la même signification.

Elle est une force de l’imaginaire collectif qui, en général, s’inscrit dans la droite ligne de l’identité vécue dans une interdépendance réciproque. Il est en effet logique de considérer que l’identité manifestée découle de l’identité vécue, sachant qu’elle s’avère évidemment complexe à effacer du jour au lendemain en raison de son poids historique.

Quant à l’identité attribuée, elle correspond à l’image de l’entreprise vue par des groupes ne lui appartenant pas. Elle s’avère parfois rapprochée de la notion de réputation, mais doit en être différenciée dans la mesure où cette dernière prend plutôt la forme d’un jugement collectif assez stable dans le temps [Gioia, Schultz, Corley, 2000].

Toutes ces facettes constituent un système identitaire en équilibre dynamique naturel par le jeu des différentes forces régulatrices, mais qui peut aussi faire l’objet de ruptures sous l’influence de facteurs concurrentiels, législatifs ou encore institutionnels, chacun d’eux remettant en cause la cohésion d’ensemble avec des écarts parfois significatifs.

Le décalage entre l’identité attribuée/manifestée fait ainsi courir un risque de réputation à l’entreprise alors que l’écart identité professée/vécue crée un désordre identitaire chez les collaborateurs qui finissent à l’extrême par rejeter l’organisation.

Bien entendu, s’il existe des forces presque naturelles qui contribuent au maintien de cette cohésion du système, il est souvent nécessaire de recourir à l’intervention du dirigeant qui pilotera alors le rééquilibrage, voire le changement.

Ce système peut bien entendu se multiplier par autant de fois qu’il y a de groupes dans une organisation, notamment dans celles qui, de par leur complexité ont des identités multiples, des identités vécues différentes. Le cas est d’ailleurs fréquent chez les éditeurs de presse parmi lesquels coexistent une identité technicienne et une identité commerciale.

Se pose alors la question de savoir s’il convient de les rassembler ou au contraire de les laisser s’exprimer, voire d’en privilégier l’une plus que l’autre ? Pour Pratt et Foreman [2000], le choix réside dans l’existence de synergies entre les deux et l’attachement de la firme à la pluralité identitaire. Autrement dit, ces deux facteurs offrent la possibilité de gérer les identités multiples en les fusionnant, les séparant, les supprimant ou les intégrant.

B/ De la censure directe à la liberté absolue, deux cent cinquante ans d’ambivalence identitaire

Des avvisi qui déchaînèrent les passions du Rome de la Renaissance où affluèrent les informations tendancieuses [Ancel, 1908, Jeanneney, 2001] aux premières feuilles imprimées, sa diffusion se réalisa sous l’œil inquisiteur du pouvoir.

Difficile en effet d’éditer une feuille informative sans faire allégeance. Et ce n’est pas Théophraste Renaudot qui le démentirait, sa feuille hebdomadaire créée le 30 mai 1631 a vu sa pérennité assurée grâce aux bonnes intentions de Louis XIII et du Cardinal de Richelieu.

S’il énonça avec force et probité une éthique de la vérité [Feyel, 2009] tout autant pour en persuader son bienfaiteur que ses lecteurs, il demeura la parfaite illustration de la dramaturgie marivaudienne, l’ambiguïté de la vérité et de l’apparence, représentant une presse exsangue de tout commentaire irrespectueux, d’une presse « d’information-célébration » [Feyel, 2009]. Ce furent ces mouvements intellectuels, culturels et scientifiques connus sous le nom de Lumières qui contribuèrent dans une liberté de ton plus certaine au renouveau d’une presse qui avait subi l’apogée de la censure avec l’Édit de novembre 1706 [Jeanneney, 2001 ; Albert, 2008]. Ce bouillonnement intellectuel, l’attitude des citoyens vis-à-vis de l’information publique et les besoins du pouvoir et des contre-pouvoirs intensifièrent cette tendance dans une ambivalence de soumission et de rébellion [Feyel, 2007], qui détermina le libraire Charles-Joseph Panckoucke à créer en 1778 le regroupement « de deux traditions

journalistiques, le récit d’actualité et la réflexion littéraire. » [Feyel, 2007, 2009]

Cette effervescence demeurait cependant artisanale, la presse n’était encore qu’un enjeu qui s’inscrivait dans la tradition colbertiste d’une relation ambiguë au pouvoir, régulateur structurant, parfois rassurant, et à sa dépendance.

La comparaison avec la presse anglaise est à cet égard intéressante, tant elle met en scène le poids des cultures de chaque nation. De l’autre côté de la Manche, la presse subit aussi les affres du pouvoir, jusqu’à cette rupture majeure de 1695, l’abolition du Licencing Act, qui fut en quelque sorte le permis d’imprimer [Jeanneney, 2001 ; Albert, 2008].

Si ce changement s’inscrivit dans la suite de la glorieuse révolution d’Angleterre qui décida en 1688 [Feyel, 2007], de ne pas renouveler sa tutelle, il fut aussi le reflet du pamphlet du poète John Milton, Areopagitica, dans lequel il réclama, en 1644, la liberté d’imprimer sans autorisation, ni censure. Et de faire une démonstration fondée sur l’incohérence naturelle de la censure, même si sa vision ne fut pas aussi libérale qu’elle n’y parut [Balle (b), 2009].

En instituant la fin « du monopole du prince sur la parole » [Balle (b), 2009] et en entérinant le Libel Act en 1792 et le jugement populaire, elle devint libre et indépendante, se posant comme le pouvoir de l’opinion. Son indépendance, garantie indéfectible de la liberté d’expression, constitua les bases génétiques de son ADN, l’environnement, comme le pouvoir, étant considérés comme des facteurs mutagènes. Cette vision anglo-saxonne marqua aussi la presse américaine dont la liberté fut scellée lors de la Déclaration des droits de l’État de Virginie le 12 juin 1776, avant d’être consacrée au rang de droits inaliénables dans le premier amendement de la constitution de 1791.

Cette comparaison, certes sommaire, témoigne de l’influence des traditions séculaires dans le processus de structuration des décisions et voire même d’un marché [Hofstede, 1980], confirmant l’idée selon laquelle l’identité construite renvoie à une histoire [Reitter, Ramanantsoa, 1985].

La nuit du 4 août 1789 marqua un tournant. Plus diversifiée, tirant sa légitimité d’un lectorat plus nombreux et curieux et d’une actualité évidente, la presse s’imposa dans le commentaire, la réflexion et l’analyse qui devinrent les éléments fondateurs de la mission à laquelle elle s’astreignit, confirmée si besoin en était par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des

droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

La presse parisienne fut euphorique, elle prit ses marques sous le sceau de la liberté constitutionnelle, créant plus de 1500 titres dans les dix années suivantes [Jeanneney, 2001 ; Feyel, 2007, 2009 ; Albert, 2008], titres pour lesquels les journalistes se sentirent investis d’une mission définie par Camille Desmoulins, reprise par Jean-Noël Jeanneney [2001] : « Ils

exercent une fonction publique ; ils dénoncent, ils jugent, ils absolvent et ils condamnent ».

Malgré les coups de boutoir à sa jeune liberté, lors du régime de la Terreur [Jeanneney, 2001 ; Albert, 2008 ; Feyel, 2007, 2009], elle survécut et retrouva sa grandeur à la fin du Second Empire (1870), en encaissant tous les sautes d’humeur du pouvoir. Les 18 lois ou ordonnances générales publiées pendant la Restauration [Jeanneney, 2001 ; Feyel, 2007] confirmèrent que la presse fut bien plus qu’un simple acteur industriel, elle devint un enjeu. Chemin faisant, elle, pour qui l’aventure était désormais liée à celle des sociétés industrielles [Balle (b), 2009], exigea une transcription de cette liberté et trouva sa conclusion dans la loi du 29 juillet 1881, véritable bréviaire d’une liberté institutionnalisée et qui, jusqu’à aujourd’hui encore, guide les revendications des hommes de l’art [Feyel, 2007, 2009].

Mettant fin à 42 textes législatifs [Jeanneney, 2001 ; Albert 2008], cette « loi sur la liberté de

la presse » imposa dans son article 1er la liberté de l’entreprise de presse en disposant que « l’imprimerie et la librairie sont libres ». Depuis, sur les 70 articles qu’elle compte encore à

ce jour, 19 d’entre eux n’ont pas été modifiés.

Au-delà d’une litanie inutile, il est surtout notable qu’elle s’identifia à un projet libéral, tant sur le plan politique qu’économique [Jeanneney, 2001 ; Albert, 2008 ; Feyel, 2009]. Elle ne se soucia pas des conditions d’exploitation des entreprises de presse, le législateur considérant

que libéralisme économique et politique sont les deux versants d’une même question, celle de la démocratie libérale [Eveno, 2003]. Reste que le corollaire de cette liberté absolue catalysa deux de ces travers mutagènes, la diffamation et la corruption.

Cette période de liberté nouvelle est, bien entendu, à rapprocher de son essor économique. Et si elle ne dément pas le rôle du pouvoir, elle illustre celui des dirigeants et de l’opinion dans la construction identitaire. La vision d’Émile de Giradin et Armand Dutacq considérés comme les pères fondateurs de l’information et du journalisme moderne, ou encore le sens aigu du marketing de Moïse Millaud expliquèrent en partie le succès de leurs titres respectifs.

Mais l’identité fut aussi portée par la stratégie. Longtemps son succès a façonné l’imaginaire, les comportements, les décisions et les choix de tous les personnels. La prouesse quotidienne d’informer semblait conférer aux journaux cette sorte d’immortalité qui ne pouvait que durer en raison de leur puissance, de leur position aux frontières des secrets de la République et des désirs du peuple. Encore fallait-il ne pas confondre suprématie et structure de marché.

Dans une typologie un peu réductrice, cette identité ainsi forgée sur le terrain des libertés ressemble à une identité de marché qui selon la classification de McCall Morgan W. [1998], se révèle pertinente dans le management du risque et du développement, mais pèche par un individualisme marqué et de rigueur dans la mise en œuvre stratégique.

Il faut dire que la période offrait des conditions de marché excellentes dans lesquelles cette identité “corporate” empreinte de liberté et d’individualisme, partagée par ces acteurs au demeurant, pouvait enfin s’exprimer dans une cohérence du système identitaire – ce qui n’était pas le cas lors des périodes de censure –, et, d’autre part, les autres faces du tétraèdre. Et alors que cette dynamique vertueuse plongeait dans un sommeil de circonstance cette tradition colbertiste du recours à l’État – ce trait identitaire pouvait-il réellement s’effacer aussi simplement ? –, la liberté enfanta deux travers majeurs : la diffamation et la corruption.

C/ Deux guerres, deux crises, l’une de confiance, l’autre identitaire

La Première Guerre mondiale eut un impact immédiat en figeant l’élan en cours, notamment en France et en Allemagne, en créant une rupture identitaire avec le retour de ces vieux démons du totalitarisme passé. Et alors que la presse n’avait pas encore fini de panser ses plaies, notamment celle d’une confiance érodée, la crise économique des années trente la plongea dans une discordance identitaire avant que le deuxième conflit ne crée une déchirure.

1. Les liens identités attribuée / manifestée et professée / vécue se rompent au