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Partie 1. Contextualisation

1.2 Agriculture

1.2.5 Révolutions agricoles

1.2.5.1 La Révolution Verte : les céréales

Dans les années 1960, le gouvernement indien s’est engagé dans un vaste programme de soutien à l’agriculture, établissant ainsi un double objectif : augmenter la production et faciliter l’accès à l’alimentation, notamment pour les plus pauvres.

Après l’indépendance, le pays a besoin d’affirmer sa souveraineté à travers son développement économique et social, et notamment en s’appuyant sur le développement agricole. Le sous-continent ayant été marqué par des famines de grande ampleur, il entreprend alors des actions afin d’assurer sa propre sécurité alimentaire. En effet, durant la colonisation britannique, la croissance des surfaces cultivées, qui avait dans un premier temps été dynamique, finit par ralentir tandis que les rendements des aliments de base se mettent à baisser, parallèlement à la croissance démographique. Pendant ce temps-là, les

36 Chiffres de 2012-2013

37 Pour le secteur des produits agricoles et alimentaires, les importations du pays représentent 13 milliards de dollars et les exportations 41 milliards de dollars (Racine, 2015 [Economic Survey 2013-2014, Statistical Appendix, New Delhi, Ministry of Finance, 2014, p. 71-78.])

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colons mettent l’accent sur les cultures à forte valeur ajoutée, destinées à l’export. Ces facteurs sont partiellement responsables de famines particulièrement meurtrières suite à de mauvaises saisons de moussons : 2 millions de morts en 1860-61, 4 millions en 1876-77 et plus de 5 millions en 1896-97 (Dorin et Landy, 2002). La famine de 1943 au Bengale39,

causée par des désordres géopolitiques associés à une tornade l’année précédente, constitue un traumatisme supplémentaire qui influencera fortement les décisions relatives aux politiques agricoles à venir.

Après avoir été dépendante des aides internationales, principalement américaines, ainsi que des importations dans ce domaine, l’Inde met en place des politiques interventionnistes visant à l’autosuffisance alimentaire (Lutringer, 2013).

A partir des années 1960, le gouvernement indien, soutenu par des investissements privés (prêts des fondations américaines Ford et Rockefeller)40, s'est lancé dans un vaste

programme de modernisation de l'agriculture, concentré principalement sur les cultures de riz et de blé : semences à haut rendement (subventions, recherche et vulgarisation), engrais chimiques (subventions) et développement de l'irrigation (subvention des projets et de l’électricité). Il soutient l'accès au crédit via la nationalisation des banques, qui cependant reste problématique aujourd’hui encore (Ballabh et Reddy, 2007), et en parallèle met en place un système de stabilisation des prix. Le gouvernement ajuste les prix recommandés par la Commission pour les Prix Agricoles (CACP), puis achète aux paysans une partie de leur production par le biais de son agence alimentaire, la « Food Corporation of India » (FCI), qui stocke mais aussi redistribue les céréales. Ce système permet d’avoir un impact sur les prix du marché. Une partie de ces stocks est ensuite écoulée à travers un système d’aide alimentaire public (Public Distribution System) via des magasins à prix subventionnés, les « fair price shops » (Lutringer, 2013).

Ce soutien a surtout profité aux régions et aux paysans déjà favorisés, et les disparités entre régions et groupes sociaux n'ont pas diminué, bien au contraire. Des facteurs institutionnels, politiques autant que sociaux et pas seulement agro-climatiques ont contribué à creuser des différences entre les régions en termes de productivité (Lutringer, 2013). L'objectif de remédier aux grandes famines que le pays a connu par le passé a été atteint, mais aujourd'hui de forts taux de malnutrition et de sous nutrition sont toujours observables. D’autre part, les dégâts environnementaux sont majeurs et les sols s'épuisent. Bruno Dorin et Claire Aubron (2016, p 18) commentent : « sans changement de paradigme, tant institutionnel que

39 4 millions de morts suite à la famine et les épidémies en résultant

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scientifique et technologique, la sortie de ce piège paraît compromise. »

Dès les années 1950, une diversification des cultures (commerciales notamment) s’est opérée. Le soja, l’arachide ou le tournesol ont fait leur entrée sur le marché, et trente ans plus tard, l’accent est mis sur les productions à forte valeur ajoutée, qui améliorent les revenus de certains agriculteurs : fruits et légumes, lait, œufs, viande et produits de la pêche. Il en résulte une baisse de la production de légumineuses par exemple, produit de base dans l’alimentation de nombreux indiens au régime végétarien (Lutringer, 2013).

Les rendements et la croissance agricole augmentent jusque dans les années 1980, puis commencent à décliner à partir des années 1990, parallèlement à une croissance économique dans d’autres sphères qui se dynamise, celle des services notamment. 1991 représente officiellement la date clé de l’ouverture économique du pays, puis en 1994 l’Inde signe les accords du GATT, l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (Landy, 2006a). L’Etat se désengage graduellement du secteur agricole. Cette libéralisation du secteur agricole a mené à une crise agraire majeure pour une partie des producteurs. Le manque de viabilité de nombreuses exploitations contraste avec celles investies dans les cultures à forte valeur ajoutée, tournées notamment vers l’export. Les plus petits agriculteurs font face à l’endettement (banques et prêteurs privés), et à un manque d’infrastructures rurales qui entraîne notamment des pertes de production et de faibles rendements.

La détresse des paysans indiens (« agrarian distress ») mène un grand nombre41 d’entre eux

au suicide. Selon Kannan (2012b), il s’agit d’une conjonction de plusieurs facteurs parmi ceux-ci : l’endettement, lorsqu’ils ne peuvent pas accéder au crédit institutionnel, les catastrophes naturelles qui entraînent de faibles récoltes, la rentabilité insuffisante (incluant le prix des intrants chimiques), les problèmes liés à la commercialisation croisés avec des difficultés sociales et familiales.

Sans pour autant plonger dans un désarroi si profond, selon une étude réalisée en 200542,

40% des paysans interrogés souhaiteraient quitter ce secteur s'ils le pouvaient, ce qui est lié à la perception de la rentabilité de cette activité, mais plus largement à l'idée des mutations en cours dans l'économie (Lutringer, 2013).

Alors qu’on assiste à un glissement d’une agriculture vivrière à une agriculture commerciale, tous les paysans n’ont pas l’opportunité de suivre ce mouvement. Les plus pauvres manquent

41 Dans sa conférence « When farmers die : inequality and agrarian distress », Palagumi Sainath explique combien il est difficile d’estimer le nombre de suicides de paysans, notamment à cause d’une définition du paysan non consensuelle, de la non prise en compte des femmes, etc… Les chiffres officiels indiquent 284 694 suicides entre 1995 et 2013, avec une accélération sur la période de 2004 à 2012. Il affirme que ces chiffres sont sous-estimés.

https://www.canal-u.tv/video/fmsh/10_when_farmers_die_inequality_and_agrarian_distress.31895

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de moyens à la fois pour financer le maintien de leur outil de production, mais aussi pour se procurer les biens de consommation de base, à commencer par l’alimentation. Ils sont alors poussés soit à s’endetter, soit à vendre les instruments indispensables à la culture ainsi que leur terre. Après que les hommes aient abandonné leur agriculture paysanne, ils peuvent devenir ouvriers agricoles et/ou s’engager dans des activités non agricoles, ce qui engendre bien souvent des migrations. Dans ces conditions, de plus en plus de femmes se retrouvent à assumer les tâches agricoles. L’agriculture paysanne est dévalorisée, et lorsque les femmes s’engagent en tant qu’ouvrières, souvent dans un contexte informel, elles perçoivent une faible rémunération. Les paysannes exploitées portent à bout de bras un système de production dysfonctionnel (Verschuur, 2011).

De plus, la question de la taille moyenne des exploitations en Inde reste primordiale. En effet, la taille moyenne est de 1,33 hectares avec des différences régionales, selon « […] le type de sol, la topographie, la pluviosité, la densité de population et l’efficacité des programmes de réformes agraire » (Lutringer, 2013, p 20).

Figure 6 : Taille des exploitations agricoles en Inde

Source : D’après Dorin et Aubron, 2016

Les politiques d’attribution des terres ont eu pour effet indésirable une fragmentation menaçant la viabilité des exploitations, même si Singh (2012, p 96) apporte une nuance en affirmant que « l’accès au marché est de plus en plus biaisé », ce qui a pour conséquence de diminuer le pouvoir de négociation des petits producteurs.

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