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Partie 1. Contextualisation

1.3 Cadre théorique

1.3.1 Les rapports de genre – des asymétries universellement ancrées

1.3.1.7 Le coût de la domination masculine

Durant ce processus de socialisation, les hommes intériorisent les normes et valeurs associées au type de masculinité socialement valorisé, en éloignant toute une série d'émotions, de besoins et de possibilités associées à des aspects féminins, comme la réceptivité, l'empathie, ou la compassion, considérés comme incompatibles avec le pouvoir masculin. Kaufmann et Kimmel (2018, p 115), l'expriment ainsi : « nous avons éduqué nos garçons à être forts, combatifs et stoïques – à enfiler une armure qui les autorise à n’exprimer que certaines émotions et à réprimer tout le reste ». Ces émotions et ces besoins ne disparaissent pas pour autant, mais sont enfouis, dans la mesure où ils pourraient menacer le contrôle de soi et la capacité à dominer d'autres êtres humains dont on dépend pour entretenir amour et amitié. Certaines attitudes sont attendues pour obtenir ce type de pouvoir, celui associé à la masculinité : la performance, le contrôle, la conquête, la compétition, le fait de diriger, prendre les décisions, endurer, produire et réaliser ses objectifs... (Kaufman, 1994, p 7). Des caractéristiques spécifiques (force, assurance, position de pouvoir, dispositifs de domination, etc.) sont associées à « une configuration des pratiques de genre qui incarne la réponse socialement acceptée à un moment donné au problème de la légitimité du patriarcat et qui garantit (ou qui est utilisée pour garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes62 ». Cela rejoint la question de la légitimité, centrale,

développée un peu plus haut.

De plus, puisque ces images représentent un idéal d'omnipotence, elles sont illusoires et sont

62 Serge Rabier, Les études de masculinités, un champ délaissé, The Conversation, 27 novembre 2016 https://theconversation.com/les-etudes-de-masculinites-un-champ-delaisse-68775

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impossibles à atteindre. Il peut alors en résulter un sentiment de ne pas être à la hauteur. Cela peut également générer un sentiment de peur. Les hommes exercent ce type de pouvoir parce qu'ils en tirent des bénéfices, mais pas seulement. Il s'agit aussi d'un moyen de répondre à une peur et aux souffrances endurées dans ce processus d'acquisition du pouvoir.

Au fond, dans une société qui confond le genre et le sexe, il s'agit de la peur de n'être pas un homme, dans sa dimension biologique (male vs man). Ne pas correspondre à ce modèle, cela signifie perdre le pouvoir, et les bases mêmes de sa construction identitaire (Kaufman, 1994). Cette souffrance représente une impulsion pour que ce type de pouvoir soit accepté, affirmé, célébré et reproduit.

Les émotions et besoins refoulés finissent par resurgir dans nos vies, et nous dominer. Par exemple, dénier notre besoin de care et de nourriture affective, c'est atténuer notre capacité à prendre soin de nous-même, et c'est favoriser la dépendance affective.

Cela entraîne une souffrance, qui peut se transformer en violence (envers les femmes ou autres boucs émissaires). L'expression de cette violence peut donner l'illusion momentanée de maîtrise. D'autre part, cette violence peut s'extérioriser sous forme d'auto-destruction (haine de soi-même, dépréciation, maladie physique, sentiment d'insécurité, addictions...). Cette armure représente donc à la fois une protection et une prison.

On peut repérer une autre dissonance liée à ces injonctions normatives, celle d'une contradiction entre l'identité de citoyen et celle d'homme. En effet, selon la philosophe Nicole Mosconi, « pour être un individu d’une société démocratique, il faut reconnaître l’égalité des sexes, mais pour être un “vrai” garçon/homme, il faut affirmer sa supériorité, son pouvoir sur les filles/femmes, donc faire vivre et exister l’inégalité des sexes » (2014, p 42-43). Or, la cohérence représente une composante essentielle du « sentiment d'identité ». Il s'agit bien du besoin d'atténuer les éléments cognitifs discordants pour ressentir un niveau raisonnable d'unité (Festinger, 1957).

Ce pouvoir représente donc à la fois une source d'oppression pour d'autres personnes et une source de souffrance pour les hommes eux-mêmes. Nous avons là deux arguments solides pour aller vers une évolution des comportements.

L'engagement dans cette évolution porte la promesse d'une libération à travers la déconstruction des genres et l'investissement d'autres types de masculinités. En abandonnant ce type de pouvoir et quelques privilèges, d'autres avantages vont apparaître, comme la réduction d'une forme de souffrance, de certaines violences, ou l'abandon d'une pression relative à la performance et à la « réussite », accompagnée de l'impossibilité d'être à la hauteur de ces idéaux masculins (Kaufman, 1994).

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Dans ce contexte, les coûts de la transgression de ces normes peuvent être dissuasifs. Il est important d'analyser les « risques en termes d’image et de carrière, liés à l’engagement de certains hommes pour une société plus égalitaire, pour la remise en cause des stéréotypes, des normes, des rôles et assignations de genre, pour la dénonciation des comportements sexistes et violents »63. Les personnes ne correspondant pas à cette image définie peuvent

être victimes de stigmatisation. L'identité de genre, comme toute caractéristique de l'identité sociale, suscite des attentes à partir des habitus qui lui sont propres (De Gauléjac, 1996). Un problème d'identité sociale découle du phénomène de stigmatisation : l'intériorisation de l'étiquette de « déviant » conduit la personne à se sentir coupable, et légitimement pointée du doigt (Goffman, 1975). Mais il s'agit du fruit d'interactions avec d'autres personnes le désignant comme « déviant » selon les normes sociales en vigueur (Becker, 1985). Si les normes avaient été différentes ou la personne sans contact avec d'autres, cette stigmatisation subjective n'aurait pas cours. Cela n'a donc aucun rapport avec ce qu'est la personne, mais avec ce qu'elle renvoie.

Malheureusement, elle va finir par intégrer le fait qu'elle a moins de valeur que les autres, les «normaux » et même parfois aller jusqu'à se conformer à ces visions extérieures. La personne perd finalement toute identité propre pour n'apparaître que sous le signe de son stigmate : cela devient sa nouvelle identité en faisant disparaître toutes les autres caractéristiques de la personne, laissant la place à divers préjugés moraux. Cette intériorisation de la dévalorisation, le « poids du regard et des mots », influence négativement l'estime de soi et le moral, créant un environnement anxiogène (Tibère et al., 2007).

Le manque de reconnaissance sociale pouvant être attaché à un autre type de masculinité peut générer un sentiment de honte, et donc créer des tensions (pouvant être elles-mêmes sources de violence). De Gauléjac (1996, p71) nous éclaire également sur celles-ci en nous parlant de la honte réactive : le sujet réagit face à la situation, pour prouver qu'il n'est pas « indigne et méprisable », et cela peut se manifester par de la haine, de la colère, un besoin de revanche ou par de l'ambition.

Nous pouvons affirmer que le besoin d'appartenance à un groupe social est un aspect structurant de la construction de l'identité, que nous développerons plus loin. De plus, Henri Tajfel (1972) postule que les groupes sociaux ont tendance à favoriser le leur par rapport aux autres groupes. En analysant les mécanismes de la comparaison sociale, il tente de démontrer

63 Serge Rabier, The Conversation, 12 février 2017, disponible sur : https://theconversation.com/quest-ce-que-les-hommes- ont-a-voir-avec-le-genre-71770

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que la valorisation de son propre groupe tend à s'opérer dans la dévalorisation d'un autre ; ce qui pourrait être une des raisons de l'attachement à son groupe d'appartenance.