• Aucun résultat trouvé

De façon célèbre, Kant attribue, dans la préface de la seconde édition de la Cri- tique, le succès de la mathématique et de la physique (succès que n’a pas encore rencontré la métaphysique)14 au « changement de méthode dans la façon de pen-

ser » (veränderte Methode der Denkungsart), selon lequel « nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-même » [III, 13]. Ainsi, dans la mathématique, « le premier qui démontra le triangle isocèle (qu’on l’appelle Tha- lès ou d’un autre nom) eut une illumination ; car il trouva qu’il devait, non pas s’attacher à ce qu’il voyait dans la figure, ou même à son simple concept, pour en apprendre en quelque sorte les propriétés, mais produire [la figure] (par construc- tion), au moyen de ce qu’il y pensait et présentait lui-même15 a priori d’après des

concepts, et que, pour savoir sûrement quelque chose a priori, il ne devait attribuer à la chose rien d’autre que ce qui résultait nécessairement de ce qu’il y avait mis lui-même, conformément à son concept. » [III, 9]. De même, dans la science de la nature16, Galilée et Torricelli

[...] comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après son projet, qu’elle doit marcher en tête avec des principes de ses jugements d’après des lois constantes, et contraindre la nature à répondre à ses questions, non pas se laisser mener par elle pour ainsi dire à la laisse ; car sinon, des observations aléatoires, faites selon aucun plan tracé d’avance, ne peuvent absolument pas être rassemblées en une loi nécessaire, ce que cherche et dont a pourtant besoin la raison. La raison doit se confronter à la nature avec, dans une main, ses principes, d’après lesquels seulement des phénomènes concordants peuvent valoir comme lois, et dans l’autre, l’expérimentation [Experiment] qu’elle a conçue d’après ces principes, afin d’être certes instruite par la nature, non pas cependant en qualité d’élève qui se laisse dire tout ce que veut le maître, mais en tant que juge en charge, qui oblige les témoins

du réel, mais par leur aptitude à traduire les conditions d’une stabilisation suffisante des termes co-engendrés dans le réel. Corrélativement, elles n’auraient plus de signification absolue, mais seulement relative à ceux des moments du processus de co-engendrement qui sont privilégiés par la reproductibilité qui leur est associée (en particulier les activités expérimentales). »

14. Cf. section §3.1.

15. Selbst se rapporte bien au sujet, et non pas aux « concepts », comme le traduit F. Marty (in Kant, 1980, p. 737) : « [...] par ce qu’il y pensait et présentait (par construction) a priori d’après les concepts eux-mêmes [...] »), à contresens du reste de la phrase.

16. Je traduis ainsi littéralement Naturwissenschaft, pour ne pas la confondre avec la « phy- sique » (Physik) qui est, chez Kant, entièrement empirique.

1.1. Objet et sujet à répondre aux questions qu’il leur pose. Et ainsi même la physique doit la révolution si profitable de sa manière de penser uniquement [lediglich]17 à l’idée de chercher dans la nature (et non pas y inventer

[anzudichten]18), conformément à ce que la raison elle-même y met, ce

qu’elle doit en apprendre, et dont elle [la physique] ne saurait rien en elle-même19. [III, 10, mes italiques]

En termes modernes, on pourrait dire que Kant a une conception fondamentale- ment top-down de la science de la nature (qui « descend » de la théorie à l’expé- rience). D’après Kant, donc, le succès de ces sciences serait dû au fait qu’elles sont fondées sur des concepts et principes a priori, dont elles tirent leur certitude (cf. sur ce point la p. 205). La (pré)conception que se fait Kant de ces deux sciences est donc déterminante pour la position du problème critique : s’il entend « imi- ter » en métaphysique les « exemples remarquables » de la mathématique et de la science de la nature, « qui sont devenues, par une révolution produite d’un coup, ce qu’elles sont maintenant » [III, 11], c’est bien qu’elles ont, par cette révolution, déjà constitué a priori leurs objets :

Jusqu’à présent, on admettait que tout notre connaissance devait se régler sur les objets ; mais tous les essais pour arrêter [ausmachen] quelque chose a priori à leur sujet par des concepts, par où notre connaissance eût été élargie, ne menaient à rien sous cette présup- position. Que l’on essaie donc une fois [de voir] si nous n’avancerions pas mieux dans les tâches de la métaphysique, en admettant que les objets doivent se régler sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité demandée d’une connaissance a priori de ces derniers, qui doit établir quelque chose à propos des objets avant qu’ils nous soient donnés. [III, 12, mes italiques]

S’ensuit la fameuse référence de Kant à Copernic, « qui, n’arrivant pas à expliquer les mouvements du ciel en supposant que l’armée des astres tournait autour du spectateur, essaya [de voir] s’il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spec- tateur et en laissant les astres au repos » [III, 12]20. Ainsi, « notre représentation

17. Et non pas « simplement » comme le traduit Marty (in Kant, 1980, p. 738), car toute la déduction transcendentale vise précisément à montrer que c’est le seul fondement possible. Je reviendrai sur cette question au ch. 3.

18. Allusion à Newton ?

19. Cette dernière phrase laisse déjà pressentir que c’est la philosophie qui fonde la physique chez Kant.

20. Apparemment la révolution copernicienne (qui consiste à faire tourner l’observateur autour de l’objet) est l’inverse de la révolution kantienne (qui consiste à faire pour ainsi dire tourner l’objet autour de l’observateur, à le « régler » sur ce dernier). Mais la véritable « analogie » réside en ce que Copernic, et Kant à sa suite, « os[a] chercher, d’une manière qui va à l’encontre des sens mais cependant vraie, les mouvements observés non dans les objets du ciel, mais dans leur

1. De la connaissance

des choses, telles qu’elles nous sont données, ne se règle pas sur celles-ci comme choses en elles-mêmes, mais ce sont plutôt ces objets, en tant que phénomènes, qui se règlent sur notre mode de représentation [Vorstellungsart] » [III, 14]21.

En somme, on pourrait dire, à la manière de Shimony (1993, p. 27), que le « prix à payer », dans l’idéalisme transcendental, pour avoir une connaissance certaine (c.- à-d., aux yeux de Kant, a priori22), est qu’elle soit phénoménale, qu’elle concerne

ce que Kant appelle la « réalité empirique » et non pas la réalité en soi.

Documents relatifs