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Kant a, tout comme pour l’expérience, une conception duale de la « nature » : Par nature (entendue au sens empirique) nous entendons le lien [Zusammenhang] des phénomènes quant à leur existence d’après des règles nécessaires, c.-à-d. des lois. Ce sont donc certaines lois, et bien a priori, qui rendent tout d’abord possible une nature ; les [lois] em- piriques peuvent seulement avoir lieu et être trouvées au moyen de l’expérience, et à la vérité conformément à ces lois originaires, d’après lesquelles même l’expérience devient tout d’abord possible. [III, 184]

Si l’on va maintenant davantage dans le détail de sa conception, Kant distingue deux natures :

1. En un premier sens « formel », « la nature est l’existence [Dasein] des choses pour autant qu’elle est déterminée suivant des lois universelles » [IV, 294] ; elle « indiqu[e] seulement la conformité aux lois des déterminations de l’exis- tence des choses en général » [IV, 295]195; elle « signifie le principe interne

194. Cf. également le texte suivant de la première édition : « Les conditions a priori d’une expérience possible en général sont en même temps les conditions de la possibilité des objets de l’expérience. » [IV, 84]. Cette phrase résume bien le présupposé transcendental fondamental de Kant, selon lequel c’est l’unité transcendentale de l’aperception qui prédétermine l’expérience objective.

195. La nature, en ce sens, s’oppose à la « liberté », qui est « l’absence de lois ». Cf. par exemple la troisième antinomie de la raison pure : « [...] si [la liberté] était déterminée selon des lois, elle ne serait pas liberté, mais rien d’autre que nature. Nature et liberté transcendentale diffèrent donc entre elles comme la conformité à des lois et l’absence de lois [Gesetzlosigkeit]. [...] Dans le

1. De la connaissance

de tout ce qui appartient à l’existence d’une chose », autrement dit une cer- taine « constitution » (Beschaffenheit) de son objet d’étude, de sorte qu’ « il peut y avoir autant de sciences de la nature qu’il y a de choses spécifique- ment différentes, dont chacune doit contenir son principe interne propre des déterminations appartenant à son existence » [IV, 467].

2. En un second sens « matériel », la nature est « l’ensemble [Inbegriff ] de tous les objets de l’expérience » [IV, 295] ; l’« ensemble de toutes choses, dans la mesure où elles peuvent être objets de nos sens, et donc de l’expérience, en comprenant ainsi l’ensemble des phénomènes, c’est-à-dire le monde sensible [Sinnenwelt], à l’exclusion de tous les objets non sensibles » [IV, 467]. La nature formelle est donc celle dont traite la physique, la nature scientifique, tandis que la nature matérielle est la nature sensible, telle que perçue par le sujet, celle commune à tout le monde (à l’instar de l’expérience). Or Kant affirme - et on retrouve ici le présupposé transcendental - que ces deux natures coïncident. Quel raisonnement suit-il ?

D’abord, si la nature au sens formel désignait l’existence des choses en soi, on ne pourrait la connaître [IV, 294] :

— ni a priori : car, si on ne veut pas avoir des choses une connaissance sim- plement analytique, mais en leur existence même (qui la détermine au-delà du concept simplement logique que nous en avons196), comment alors ex-

pliquer qu’elles se règlent sur notre entendement ? c’est bien plutôt notre entendement qui doit se régler sur elles ;

— ni a posteriori : car si l’expérience doit nous enseigner les lois auxquels sont soumises les choses de la nature, alors ces lois doivent leur être nécessaire- ment applicables, indépendamment de l’expérience (individuelle) que nous pouvons en avoir. Or, comme on l’a vu, cette dernière est toujours tenue pour contingente, et seul l’a priori issu de notre subjectivité peut nous fournir la

monde même, il ne peut jamais être permis d’attribuer un tel pouvoir [transcendental de liberté] aux substances, puisque alors disparaîtrait en grande partie l’enchaînement des phénomènes se déterminant nécessairement les uns les autres suivant des lois universelles, que l’on nomme nature, et, avec lui, le caractère de la vérité empirique, qui distingue l’expérience du rêve. Car avec un tel pouvoir de liberté sans lois, on ne peut plus guère penser la nature, puisque les lois de celle- ci seraient sans cesse modifiées par l’influence de la liberté, et que le jeu des phénomènes, lequel, conforme à la simple nature, serait régulier et uniforme, est ainsi troublé et rendu incohérent. » [III, 309 sqq.]. Cependant, la liberté ne s’oppose à la conformité aux lois que du point de vue théorique, non pratique.

196. C.-à-d. par une synthèse, qui « élargit réellement mon concept, quant à son contenu, par ce qui s’y ajoute dans l’intuition (pure ou empirique) en tant que caractère [Merkmal]. C’est ce procédé synthétique pour rendre distincts [Deutlichmachung] les concepts qu’utilise le mathéma- ticien et aussi le philosophe de la nature. Car toute distinction de la [connaissance] proprement mathématique, tout comme de la connaissance d’expérience, repose sur un tel élargissement de cette connaissance par la synthèse des caractères. » [IX, 64]

1.2. Détermination de l’objet nécessité recherchée.

Or, « nous sommes réellement en possession d’une science pure de la nature, qui expose a priori et avec toute la nécessité exigible de propositions apodictiques, des lois auxquelles la nature [formelle, donc] est soumise » [IV, 294 sq.]. Cette science197

« précède toute physique (qui est fondée sur des principes empiriques) » [IV, 295], et se décompose en une partie purement mathématique (que l’on applique aux phénomènes) d’une part, et une partie philosophique d’autre part. Cette dernière, bien que non totalement pure (car contenant des concepts empiriques comme ceux de « mouvement », d’ « impénétrabilité », d’ « inertie »), comporte néanmoins des propositions fondamentales « qui ont effectivement l’universalité que nous récla- mons, comme la proposition : que la substance demeure et persiste, que tout ce qui arrive est toujours prédéterminé par une cause selon des lois constantes, etc. Celles- ci sont effectivement des lois universelles de la nature qui existent complètement a priori » [IV, 295]. Nous avons donc bien en notre possession une connaissance a priori de la nature formelle, et la question qui se pose alors, pour Kant, est bien sûr celle de sa possibilité198.

Il faut donc que la nature formelle désigne l’ensemble des choses, non pas en soi, mais « en relation à l’expérience possible » [IV, 296], seul moyen, pour Kant, d’en avoir une connaissance a priori (dont on constate la réalité effective). Le but de Kant, en effet, est d’expliquer la certitude de cette connaissance, sans avoir à recourir à un quelconque fondement divin (à l’instar de Descartes, Leibniz, et même Newton, chacun à sa manière). C’est pourquoi il ne veut avoir recours qu’à des concepts dont la signification puisse être donnée « in concreto (dans un exemple quelconque d’une expérience possible) », et non pas « dont la réalité, c.-à-d. la question de savoir s’ils se rapportent vraiment à des objets, ou sont de simples choses de la pensée [Gedankendinge], ne pourrait absolument pas être décidée. Ce qui ne peut être un objet d’expérience, dont la connaissance serait hyperphysique, et autres choses de ce genre, nous n’avons absolument pas à nous en occuper, mais uniquement de la connaissance de la nature, dont la réalité peut être établie par l’expérience, bien qu’elle soit possible a priori et précède toute expérience » [IV, 295 sq.]. C’est donc l’équivalence (que l’on pourrait qualifier d’anthropomorphe) de ces deux natures, matérielle et formelle, qui doit permettre de fonder avec certitude la connaissance scientifique à partir de l’expérience sensible. C’est ainsi que, fameusement, les conditions de possibilité de l’expérience (c.-à-d. de la nature formelle) sont en même temps, chez Kant, les conditions de possibilité des objets de l’expérience (de la nature matérielle) :

197. Que Kant appelle « physique universelle », ou « propédeutique de la théorie de la nature [Naturlehre], qui sous le titre de science universelle de la nature précède toute physique (qui est fondée sur des principes empiriques) » [IV, 295].

198. Je ne pénètre pas davantage dans la réponse qu’il y apporte, et je renvoie au ch. 3 où je l’étudie d’un point de vue méthodologique.

1. De la connaissance

Car les lois subjectives, sous lesquelles seules une connaissance d’ex- périence des choses est possible, valent aussi de ces choses en tant qu’objets d’une expérience possible (non pas certes d’elles en tant que choses en soi, qui n’entrent d’ailleurs pas ici en considération). Il est tout à fait équivalent que je dise : sans la loi selon laquelle un évè- nement, quand il est perçu, est toujours rapporté à quelque chose qui précède, et à quoi il succède selon une règle universelle, un jugement de perception ne peut jamais valoir comme expérience ; ou que je m’ex- prime ainsi : tout ce dont l’expérience [nous] apprend qu’il a lieu doit avoir une cause. [IV, 296]

Cependant, Kant préfère finalement la formulation matérielle, précisément parce qu’elle évite le danger de croire que l’on aurait affaire à une nature en soi199 (ce

qui confirme l’interprétation précédente). Par suite, les lois de la nature formelle sont déterminées. Il ne s’agit pas, cependant, des « règles de l’observation d’une nature qui est déjà donnée, qui présupposent déjà l’expérience ; ni par conséquent [de] la manière dont nous pouvons (par l’expérience) apprendre de la nature ses lois, car elles ne seraient alors pas des lois a priori et ne donneraient pas une science pure de la nature ; mais [de] la manière dont les conditions a priori de la possibilité de l’expérience sont en même temps les sources d’où toutes les lois universelles de la nature doivent être dérivées » [IV, 297]200. Mais l’inconvénient

d’une telle manière de procéder, des objets de la nature à la nature comme objet, autrement dit de la connaissance commune à la connaissance scientifique, est bien

199. « Car comme nous pouvons bien avoir a priori et avant tous objets donnés une connais- sance de ces conditions sous lesquelles seulement une expérience à leur égard est possible, mais jamais des lois auxquelles ils peuvent être soumis en soi, sans rapport à une expérience possible, alors nous ne pourrons étudier a priori la nature des choses autrement que si nous recherchons les conditions et les lois universelles (bien que subjectives) sous lesquelles seulement une telle connaissance est possible en tant qu’expérience (quant à la simple forme), et si nous déterminons d’après cela la possibilité des choses en tant qu’objets de l’expérience ; car si je choisissais la seconde manière de s’exprimer et cherchais les conditions a priori sous lesquelles est possible la nature en tant qu’objet de l’expérience, alors je pourrais facilement m’engager dans un malen- tendu, et m’imaginer que j’eusse à parler de la nature comme d’une chose en soi, et je serais là vainement entraîné dans des efforts sans fin pour chercher des lois pour des choses dont rien ne m’est donné » [IV, 297]. Il semble qu’il y ait équivalence, dans l’esprit de Kant, entre « l’expé- rience » tout court et « la nature en tant qu’objet de l’expérience », ou la nature comme « l’objet total de toute expérience possible » [IV, 297].

200. Cf. également le texte suivant : « Mais prescrire davantage de lois a priori aux phénomènes par de simples catégories, que celles sur lesquelles une nature en général repose en tant que conformité aux lois des phénomènes dans l’espace et le temps, c’est ce à quoi ne suffit pas l’en- tendement pur. Des lois particulières, parce qu’elles concernent des phénomènes empiriquement déterminés, ne peuvent en être [des catégories] complètement dérivées, bien qu’elles leur soient toutes ensemble soumises. Il faut recourir à l’expérience pour apprendre à connaître les secondes en général ; mais de l’expérience en général, et de ce qui peut être connu en tant qu’objet de cette dernière, seules ces lois nous l’enseignent a priori. » [III, 127]

1.2. Détermination de l’objet sûr qu’une nature ainsi conceptualisée est forcément anthropomorphe, et qui plus est définitive, comme le montre par exemple le texte suivant :

Comme nous ne pouvons nous faire le moindre concept de la possi- bilité de la liaison dynamique a priori, et que la catégorie de l’entende- ment pur ne sert pas à inventer une liaison de ce genre, mais seulement à la comprendre [verstehen] là où elle se rencontre dans l’expérience, nous ne saurions imaginer originairement, conformément à ces catégo- ries, un seul objet d’une nouvelle constitution et ne pouvant être donnée empiriquement, ni la placer au fondement d’une hypothèse licite ; car ce serait soumettre à la raison de vaines chimères, au lieu des concepts des choses. Ainsi il n’est point permis d’imaginer de nouvelles facultés originaires, [...] ou une force de dilatation201 [ Ausdehnungskraft] sans

aucun contact, ni une nouvelle espèce de substances, une substance, par exemple, qui serait par ex. présente dans l’espace sans impénétrabilité, ni par conséquent une communauté de substances qui soit distincte de toutes celles que l’expérience nous fournit : aucune présence sinon dans l’espace, aucune durée sinon seulement dans le temps. En un mot, il n’est possible à notre raison que d’utiliser des conditions de l’expérience possible comme conditions de possibilité des choses, mais nullement de s’en créer en quelque sorte des choses totalement indépendamment de ces conditions ; car des concepts de ce genre, sans impliquer pourtant de contradiction, seraient cependant sans objet. [III, 502 sq., mes ita- liques]

Règles et lois

Dans le Nachlass, Kant précise que c’est la « loi » qui est a priori prescrite par l’entendement, tandis que la « règle » est empirique, tirée de l’observation :

Empiriquement, on peut bien obtenir [herausbringen] des règles, mais non pas des lois ; comme Kepler en comparaison avec Newton ; car aux dernières appartient la nécessité, par conséquent, qu’elles sont connues a priori. Pourtant on suppose [nimmt man an] toujours des règles de la nature qu’elles sont nécessaires, car pour cela est-ce la nature, et qu’elles peuvent être comprises [eingesehen] a priori ; de ce fait on les nomme lois anticipando. L’entendement est le fondement de lois em- piriques, par conséquent d’une nécessité empirique, où le fondement de la conformité à la loi [Gesetzmäßigkeit] peut certes être compris a priori, e.g. la loi de causalité, mais non le fondement de la loi détermi- née. Tous les principes métaphysiques de la nature sont seulement des

1. De la connaissance

fondements de la conformité à la loi. [XVIII, 176]

En toute rigueur, c’est donc la « conformité à la loi » [Gesetzmäßigkeit] qui est seule a priori (autrement dit la loi indéterminée, le fait qu’il y a, qu’il doit y avoir, une loi), tandis que la loi elle-même (on pourrait dire, la « légalité » [Gesetzlichkeit], mais Kant ne fait pas la distinction) peut être empirique :

Or, la représentation d’une condition générale [allgemeinen], d’après laquelle un certain divers peut être posé [gesetzt] (par conséquent d’une façon homogène [auf einerlei Art]), s’appelle une règle, et quand cela doit être posé ainsi, une loi. [A 113]202

La règle est la relation d’un concept à tout ce qui est contenu sous lui (c.-à-d. ce par quoi il est déterminé) [...] la loi est la règle d’après laquelle l’existence des choses est déterminable. [XXIII, 343]

L’entendement est certes a priori en possession de lois universelles de la nature, sans lesquelles elle ne pourrait absolument pas être un objet d’une expérience : mais il a aussi besoin en plus d’un certain ordre de la nature dans ses règles particulières, qui ne peuvent lui être connues qu’empiriquement, et qui de son point de vue sont contingentes. Ces règles, sans lesquelles aucune progression de l’analogie universelle d’une expérience possible en général jusqu’à l’[analogie] particulière ne pour- rait avoir lieu, il doit les penser en tant que lois (c.-à-d. comme né- cessaires) : parce que sinon elles ne constitueraient pas un ordre de la nature [Naturordnung], bien qu’il ne connaisse pas leur nécessité, ni ne puisse jamais la comprendre [einsehen]. Donc, bien qu’il [l’entende- ment] ne puisse rien déterminer a priori (des objets) à leur [les règles] égard, il doit pourtant, pour rechercher ces lois dites empiriques, mettre au fondement de toute réflexion sur la nature un principe a priori, à savoir que d’après elles un ordre connaissable de la nature est possible [...]. [V, 185 sq.]

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