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Que devient l’expérience littéraire qu’est la lecture à l’heure du numérique ? Quel poids attri-buer au facteur technique dans les mutations propres au processus esthétique, et qu’en résulte-t-il quant au sujet-lecteur, tel qu’il se construit et s’interprète à même sa rencontre des œuvres ? C’est à ces questions que nous avons tenté de nous atteler dans ce premier chapitre. Dans celui-ci, nous avons mis notre objet (la relation à trois termes entre technique, lecture et subjectivité) à l’épreuve d’un premier champ d’interrogation : celui qui a trait à la dimension spécifiquement esthétique de la lecture. Au sein d’une réflexion qui porte sur la manière dont notre pratique du texte nous forme, nous informe et nous transforme, le problème auquel nous nous sommes frot-tés dans ce chapitre a été de savoir dans quelle mesure et comment elle nous transforme en tant que sujets esthétiques, que sujets d’une expérience de l’œuvre littéraire – sommes-nous toujours des « lecteurs » quand nous sommes face à un récit interactif, que nous intervenons sur son sens par le toucher au lieu de le suivre simplement du regard ? Sont-ce toujours les mêmes processus qui se déroulent en nous, la même sensibilité, le même imaginaire, ou avons-nous affaire à une

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relation au texte radicalement inédite qui nous constitue autrement à son approche ? Devenons-nous des acteurs, des danseurs, des joueurs face à une œuvre littéraire, toutes choses qui seraient étrangères aux propriétés de la relation esthétique, ou au contraire le sommes-nous encore dans la mesure où nous l’avons toujours été, aussi longtemps que nous avons pu lire ?

Pour investiguer ces questions, nous avons commencé (I.A) par définir les termes en jeu (la « lecture », le « numérique » envisagé dans son contexte) et formuler les problèmes que susci-tait leur mise en rapport (quel est le type de contamination par l’outil matériel de l’ordre idéel : celui de la pensée, mais surtout celui de l’art). Nous nous sommes ensuite livrés à une recherche expérimentale invitant l’observation pratique à livrer des indices à notre enquête (I.B). Pour ce faire, nous avons documenté trois études de terrain dont chacune répond à l’une des caractéri-sations de la lecture numérique que nous avons définies, en décrivant d’abord une phénoméno-logie de notre rencontre d’un même texte sur différentes supports (L’Etranger), une œuvre re-levant d’une forme de textualité nativement numérique (l’hypertexte de fiction La Disparue), puis un ensemble de dispositifs interprétatifs dédiés aux amateurs littéraires dans l’environne-ment du réseau. Avec ces trois terrains, nous avons voulu faire ressortir les évolutions remar-quables qui touchent les gestes manipulatoires, compréhensifs et interprétatifs du lire à l’heure numérique. C’est en s’appuyant sur celles-ci et en les mettant en perspective que nous avons formulé des conclusions (I.C). Ces dernières nous ont permis d’abord d’enraciner l’ appropria-tion physique du texte dans l’histoire de la lecture, grâce à des figures révolues de cette pratique antérieures à l’industrialisation du livre ; elles nous ont permis ensuite de situer la participation du lecteur à la construction du sens dans la structure de la sémiotique littéraire ; et enfin, d’ins-crire la légitimité et la poéticité des interprétations des amateurs dans la lignée de la critique promue par Dubos et de l’esthétique de Baumgarten.

A partir de ces travaux, nous pouvons faire apparaître un premier résultat de recherche : la lec-ture numérique n’est pas une ruplec-ture, mais un révélateur de la leclec-ture. Elle révèle et ravive des pans oubliés de son histoire, renoue avec des propriétés du fonctionnement sémiotique du texte que son industrialisation a passagèrement endormies, réveille des traits cruciaux de l’esthétique littéraire. En parlant de révélateur, comme le fait Serge Bouchardon à propos du récit interactif qui met au jour des « impensés » du récit et de la littérature, nous envisageons ce terme dans sa polysémie : à la fois comme dévoilement et comme épreuve. Le révélateur en photographie est le produit qui permet le développement du film et transforme le négatif, surface muette, en une image lisible. C’est-à-dire que tout en dévoilant, illustrant, faisant passer du potentiel à l’actuel, il transforme également, comme si la manifestation d’un objet avait en même temps une force

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opératoire. La révélation ne traduit pas seulement l’idée que la lecture numérique est l’une des instanciations de la lecture qui exprimerait une nouvelle fois, sous de nouveaux traits, son fonc-tionnement (dans quel cas le numérique n’exercerait aucun rôle constituant) ; c’est aussi l’idée que cette prise de vue, cet arrêt sur image de la lecture est dans le même temps un mouvement au sein de cette dernière, qui se dévoile tout en évoluant. Ceci nous permet de saisir le type de causalité que nous pouvons attribuer à l’outil empirique du lire sur la définition et les mutations de cette pratique : le numérique est un milieu constituant, dont les propriétés matérielles bou-leversent en profondeur notre approche des textes, sans être pour autant un milieu déterminant, dans la mesure où ces propriétés sont l’occasion de ré-explorer esthétiquement, pour le lecteur comme pour l’auteur, les potentialités latentes ou révolues de l’acte littéraire. C’est précisément à la rencontre d’une occasion technologique et d’une liberté artistique que nous situerons le rôle du matériau contingent sur le renouvellement de l’expérience littéraire. Rappelons à ce titre la manière dont Serge Bouchardon envisage la valeur heuristique du récit littéraire interactif et sa force révélatrice :

Les récits littéraires interactifs doivent être pensés dans la continuité d’une histoire littéraire. Avançons l’hypothèse que la littérature, à la fin du XXe siècle, est arrivée à une impasse du papier, ou plus précisément du codex (nous pouvons notamment mentionner les œuvres de Butor, Saporta ou Calvino). Un certain nombre d’auteurs choisissent ainsi de passer à un autre support, en l’occurrence le support numérique. Ce support arrive à point nommé pour de nouvelles expérimentations littéraires. […] Le support numérique entraîne une forme d’explicitation, et par suite de réflexivité, de ses propres formats et cadres de production. De même que le support numérique suppose une obligation d’explicitation et de verbalisation, de même le récit littéraire interactif objective certaines propriétés du récit. En ce sens, il joue encore une fois un rôle de révélateur255.

Tout en nous accordant avec cette analyse, qui fait des propriétés spécifiques au support numé-rique l’occasion d’une matérialisation – et partant, d’une mise au jour réflexive – des conditions de production et de réception littéraire que l’habitude du papier a pu éclipser, notre point de vue sera de l’ouvrir à notre objet spécifique qu’est le sujet-lecteur. Les observations et analyses qui précèdent nous suggèrent que, de même que le récit littéraire interactif met au jour les impensés de la communication littéraire, de même la phénoménologie de l’œuvre numérique révèle-t-elle avec une vivacité singulière la corporéité et la sensibilité du sujet lisant, que les usages imprimés

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ont passagèrement intériorisées sous forme de projection ou de désir. Plus encore qu’un révé-lateur, il nous semble que l’expérience numérique du texte est une hypotypose du sujet-lecteur, une figure qui l’instancie tout en rendant particulièrement visible, vivante, présente et matérielle notre propre condition de récepteur littéraire. Tout se passe comme si le nouveau support ainsi que ses exploitations artistiques mettaient sous nos yeux cet être charnel que nous sommes à la lecture, rendait frappant l’engagement de la sensorialité lectrice que d’autres matériaux comme le papier laissent à l’état d’oubli, ou au mieux de connaissance théorique.

Nous en tirons deux propositions de réponse aux questions que nous avons poursuivies dans ce chapitre. D’abord, en considérant ici ce « nous » dans sa dimension esthétique, nous concluons que la lecture numérique nous informe sur ce que nous sommes plus qu’elle ne nous transforme. Elle nous informe dans le sens où la réflexivité qu’elle permet rend tangible, intensifie, porte à saturation la présence singulière que nous sommes face à l’œuvre et sur laquelle repose tout son effet esthétique. Ensuite, milieu constituant sans être déterminant, l’influence que le numérique exerce sur les mutations du lire consiste surtout dans le fait qu’il dessine une nouvelle ambiance de réception des textes, ce que nous avions appelé plus haut la « berceuse » de la lecture avec ses détails parfois imperceptibles (rythmes, sonorités, hasards poétiques de l’interface), qui tra-ment toute notre manière de les vivre. Inscrivant l’acte de lecture dans une nouvelle matérialité et une chair singulière, le numérique ne métamorphose pas la définition de la lecture mais plutôt notre phénoménologie de la lecture, l’expérience sensible que nous vivons et dans laquelle nous nous vivons au contact des œuvres.

Cependant, tout au long de notre section consacrée aux conclusions, alors même que nous pen-sions dissoudre peu à peu les problèmes qui s’étaient présentés, nous en avons vu bien d’autres surgir au cœur de nos analyses. En examinant l’histoire du corps du lecteur engagé dans l’allure et le devenir physique du texte (I.C.1), nous nous sommes aperçus que celle-ci était reliée à des rapports de force et de pouvoir qui se nouent, notamment, entre les rôles respectifs du scripteur et de l’orateur selon l’analyse que fait Jesper Svenbro du modèle grec de la lecture. Au-delà de la lecture orale de jadis, il s’est avéré que l’espace même de la page, à en croire les réflexions d’Anthony Grafton sur l’émergence de la lecture humaniste, était un espace éminemment poli-tisé dans sa répartition spatiale entre corps et marge, texte original et diverses couches de com-mentaires. En abordant la question de la participation, et de la fonction du lecteur dans l’actua-lisation et la construction du sens littéraire (I.C.2), nous avons vu que le récit littéraire interactif semblait à son tour brouiller les cartes en attribuant au lecteur une liberté de mouvement, ou de

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création, que nous croyions pourtant impartie à l’auteur. L’accroissement historique de l’indé-termination textuelle que détecte Wolfgang Iser pourrait être mis en relation, sur le mode inter-rogatif, avec la question de l’autorité, en particulier auctoriale, dans sa propre évolution histo-rique. En se penchant sur la légitimité des interprétations des amateurs (I.C.3), enfin, nous avons entrevu de délicates questions portant sur ce qui autorise un discours, et ce qui autorise à tran-cher entre des discours divergents, mettant ainsi au jour les problèmes de la certification et de la modération. Ces différents enjeux rencontrés au fil de nos réflexions révèlent une dimension politique de la lecture. Les évolutions que nous venons de décrire sont-elles donc corrélatives d’évolutions sociales, économiques ou politiques propres au monde actuel, dont la transforma-tion des rapports de pouvoir en jeu dans la lecture numérique serait l’une des traductransforma-tions ? Peut-on établir un lien (inclusif, causal ou métaphorique) entre ce qui se passe dans le domaine litté-raire et ce qui se passe dans cet autre domaine qu’est le politique ?

En interrogeant les trois questions qui ont émergé de ce chapitre – auteur, autorité et autorisation –, c’est à présent cette dimension politique de la lecture que nous allons explorer, en interro-geant cette fois le lecteur comme acteur de la société.

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