• Aucun résultat trouvé

Chapitre I – Le lecteur à l’œuvre

I. A. Organologie de la lecture

1. Qu’est-ce que la lecture ?

La lecture fait certainement partie des mots-mystères de notre vocabulaire, que nous employons de manière fréquente et naturelle mais sans pouvoir lui assigner une définition claire. Chacun se représente aisément ce qu’est un lecteur : c’est une personne qui est face à un texte, parcourt les lettres des yeux, tourne les pages ou fait défiler l’ascenseur d’un document informatique, et qui sans doute, dans son intériorité silencieuse, convertit ces traces d’encre noire en un message intelligible. On en fait soi-même l’expérience au quotidien, parfois sans même en prendre cons-cience, en lisant ses courriels comme en plongeant dans un long roman, en consultant l’actualité du jour ou même simplement en posant le regard sur les affiches de publicité qui nous entourent. Et pourtant, quand il s’agit de définir exactement ce que c’est que « lire », quelque chose nous résiste. Comment unifier ces occurrences si différentes de la lecture ? Est-ce par le fait qu’elles désignent toutes une relation au texte ? Mais quelle est au juste cette relation ? Est-ce un travail de déchiffrement presque mécanique qui n’exige de nous presque aucun effort, ou un processus plus actif, d’interprétation et d’invention ? Peut-on être face à un texte, le regarder mais ne pas lire ? Et d’ailleurs, s’agit-il forcément d’un rapport au « texte » ? Ne parle-t-on pas de lecture d’images, et même de musique ? Si un lecteur peut aussi être un périphérique « qui permet de restituer des données visuelles ou auditives »32 (lecteur audio ou vidéo), quel est le point com-mun entre ce traitement automatique de données et notre propre activité lectrice ? La notion de lecture ouvre donc un paradoxe : son sens paraît, étrangement, aussi intuitif qu’indéfinissable.

32 WIKIPEDIA, « Lecteur multimédia » [en ligne], https://fr.wikipedia.org/wiki/Lecteur_multim%C3%A9dia

28

Si la lecture résiste ainsi à nos tentatives de définition simple, c’est sans doute parce qu’elle se présente d’abord à nous selon ses irrésistibles lignes de discontinuité. On s’aperçoit que lire est une opération infiniment variable en fonction des circonstances dans lesquelles elle s’effectue, impliquant des lieux, des moments, des postures corporelles hétérogènes, une opération qui va aussi de pair avec une variété de rituels et d’attitudes lectrices (ces lectures rêveuses, profondes ou absentes dont parle Jean-Marie Goulémot33), et qui met en jeu une infinie variété de textes (du plus court SMS au roman-fleuve). La lecture est aussi une activité difficile à isoler, dans la mesure où elle est souvent couplée à d’autres types d’action comme celle d’écrire : en biblio-thèque, dans un contexte de travail et de recherche, la plupart des lecteurs sont en même temps des scripteurs, toujours un crayon à la main pour prendre des notes et annoter l’ouvrage qu’ils parcourent, sans qu’on puisse parfaitement dissocier ces deux processus. Les lignes de fracture de la lecture sont aussi imputables à son historicité et à sa technicité : les époques successives, avec propres leurs outils et pratiques de lecture, lui confèrent autant de manifestations sensibles qu’il y a d’âges et de cultures du lire. Entre le lecteur grec, pour qui la lecture consistait à dire à haute voix un discours consigné sur un rouleau de papyrus devant une foule d’auditeurs, pour le rendre intelligible, en séparer les mots à l’oral, lui donner son intonation et son expressivité, et le lecteur contemporain qui découvre un écrit dans la solitude et le silence, on peine à dégager des points de constance. Plus encore, au sein même d’un âge historique et technique donné, les historiens Roger Chartier et Guglielmo Cavallo font état de « plusieurs séries de contrastes » :

Entre des compétences de lecture, tout d’abord. Le clivage, essentiel mais fruste, entre alphabétisés et analphabètes n’épuise pas les différences dans le rapport à l’écrit. Tous ceux qui peuvent lire les textes ne les lisent pas de la même façon, et, à chaque époque, l’écart est grand entre les lettrés virtuoses et les moins habiles des lecteurs. Contrastes, également, entre des normes et des conventions de lecture qui définissent, pour chaque communauté de lecteurs, des usages légitimes du livre, des façons de lire, des instruments et des procédures d’interprétation. Contrastes, enfin, entre les attentes et les intérêts fort divers que les différents groupes de lecteurs in-vestissent dans la pratique du lire. De ces déterminations, qui commandent les pra-tiques, dépendent les manières dont les textes peuvent être lus, et lus différemment

33 GOULEMOT, J.-M., « Représentations de la lecture », in CHARTIER, R. (dir.), Pratiques de la lecture, Payot et Rivages, 1993.

29

par des lecteurs qui ne partagent pas les mêmes techniques intellectuelles, qui n’en-tretiennent pas une semblable relation avec l’écrit, qui ne donnent pas la même si-gnification ni la même valeur à un geste apparemment identique : lire un texte34.

Loin de constituer un « invariant anthropologique », la lecture diffère donc selon les époques, les techniques textuelles, mais aussi les usages culturels et sociaux. On pourrait encore ajouter à ces contrastes une autre échelle de variation : celle de l’individu lui-même, chaque personne lectrice. Là où le texte de l’écrivain jouit d’une stabilité temporelle, d’une unicité incarnée dans la lettre toujours fixe et immuable, en revanche la lecture peut impliquer une infinité de postures et d’interprétations, qui parfois ne laissent pas de trace. C’est tout le sens de la distinction établie par Michel de Certeau, comme le rappellent les historiens, « entre la trace écrite, quelle qu’elle soit, fixée, durable, conservatrice, et ses lectures, toujours de l’ordre de l’éphémère, de la plu-ralité, de l’invention »35. Chacun lit à sa manière, dans un espace, un moment, un rapport à soi, à son corps et son expérience qui lui est propre, et fait de l’appréhension d’un écrit une rencontre à chaque fois singulière, qui est toujours l’œuvre d’un dialogue entre ce qu’il y voit et ce qu’il y met. Au vu de la variété des intentions qui nous portent vers un texte, de la variété de ce qu’on peut vraiment y lire, et des circonstances dans lesquelles cette rencontre s’effectue, il semblerait qu’il y a presque autant de définitions du lire qu’il y a de lecteurs.

Malgré cette irréductible singularité de chaque acte de lecture, elle-même prise dans un faisceau de contextes culturels, historiques et matériels, nous aimerions en dégager des traits structurels qui forment le creuset de cette variété. On part de l’approche la plus intuitive : lire, c’est être en relation avec un texte. Mais il faut introduire tout de suite deux précisions. Quand on parle d’un « texte », il ne s’agit pas nécessairement de cette « suite de signes linguistiques constituant un écrit ou une œuvre » que mentionne le dictionnaire36. Certaines œuvres considérées communé-ment comme des textes, à l’instar de Nadja d’André Breton, comprennent aussi des images ou des photographies qui font partie du dispositif textuel. Un mouvement comme le lettrisme noue étroitement les signes linguistiques écrits à la mise en valeur de leurs qualités visuelles, sonores et musicales : en acceptant « la matière des lettres réduites et devenues simplement elles-mêmes (s’ajoutant ou remplaçant totalement les éléments poétiques et musicaux) »37, il renonce même à l’idée de « suite » au profit d’un jeu autour de blocs signifiants multiples. Nombreux courants

34 CAVALLO, G., et CHARTIER, R. (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Seuil, Paris, 2001. Introduction (p. 8-9).

35 CAVALLO, G., et CHARTIER, R. (dir.), ibid., page 7.

36 Trésor de la Langue française informatisé, article « Texte » [en ligne], http://www.cnrtl.fr/lexicographie/texte, consulté le 8 décembre 2015.

37 ISOU, I., Pour unbilan lettriste / Introduction à une esthétique imaginaire, Front de la jeunesse n°7, 1956, Centre de Créativité, 1977 et Cahiers de l’Externité, 1990.

30

de la littérature d’avant-garde du XXème siècle, du Futurisme au Surréalisme en passant par le Dadaïsme, tentent précisément de libérer l’œuvre littéraire du monopole du langage. Ainsi Kurt Schwitters qui crée en 1927 Ur Sonate, premier poème sonore, destiné à être seulement lu ora-lement, et la poésie concrète (par exemple les Cantos d’Ezra Pound) privilégient le travail sur les qualités matérielles du mot ou de la lettre, « les plaçant dans des contextes plastiques, au détriment de leur signifié »38. Le texte ne saurait donc se réduire à la linéarité d’un écrit linguis-tique. Les données verbales y sont présentes mais pas toujours exclusives : le texte peut être justement la mise en relation entre des productions signifiantes appartenant à des genres ou médias hétérogènes. Dès lors, nous ne pouvons que rejoindre Barthes dans l’idée qu’« on ne peut, en droit, restreindre le concept de “texte” à l’écrit (à la littérature). Sans doute, la présence de la langue articulée (ou, si on préfère : maternelle) dans une production donne à cette produc-tion une richesse de plus grande de signifiance […] ; mais il suffit qu’il y ait débordement signifiant pour qu’il y ait texte »39. Si l’on donne généralement le pas à la réalité linguistique comme paradigme de la textualité, c’est selon Barthes parce que celle-ci bénéficie de l’« exis-tence d’une science préalable de la signification », et qu’elle est elle-même le matériau de cette science : « la langue est le seul système sémiotique qui ait le pouvoir d’interpréter les autres systèmes signifiants et de s’interpréter lui-même ». Mais cette force épistémique du langage n’empêche pas d’accorder à d’autres matérialités un statut textuel : « Toutes les pratiques si-gnifiantes peuvent engendrer du texte : la pratique picturale, la pratique musicale, la pratique filmique ». En somme, s’il est erroné de définir le texte par son exclusivité linguistique, nous pouvons en proposer une caractérisation simple, tirée de son étymologie : le texte est un tissu de signes. Tissu de signes, il est aussi le tissu où s’entrelacent des signes de nature variée, l’unité où des éléments sonores, visuels et alphabétiques viennent tisser des relations signifiantes. Une deuxième précision serait à formuler : de quel texte parle-t-on ? Plus exactement : le texte de qui ? Même s’il est possible de lire ses propres écrits, on s’en tiendra dans ce travail à l’idée suivante : en lisant, on lit le texte d’un autre. Quand bien même on relit le sien propre, d’ailleurs, c’est toujours un texte autre que celui qu’on a écrit qu’on découvre : l’œil du lecteur est distinct de celui de l’auteur, il suppose une altérité, une étrangeté, une réceptivité à la surprise et l’im-prévu qui font défaut au travail de l’écrivain – à moins que celui-ci compose son propre texte à la manière d’un lecteur, sans savoir où chaque mot le mène, dans une écriture automatique par

38 BOOTZ, Ph., « En quoi les avant-gardes poétiques du XXème siècle anticipent-elles la littérature numérique ? »

Les Basiques : la littérature numérique, Leonardo/Olats, décembre 2006 [en ligne] http://www.olats.org/livrese-tudes/basiques/litteraturenumerique/basiquesLN.php (consulté le 8 décembre 2015).

39 BARTHES, R., « Théorie du texte », Encyclopedia Universalis, 1973 [en ligne], http://www.universalis.fr/en-cyclopedie/theorie-du-texte/ (consulté le 8 décembre 2015).

31

exemple. C’est bien la différence de nature – et pas seulement de fonction – entre les concepts d’écrivain et de lecteur, telle que l’étaie Sartre : l’auteur ne peut exercer sur son ouvrage qu’une quasi-lecture, car il n’y perçoit que le résultat de son travail et continue à se mouvoir dans le cercle de sa propre subjectivité, qu’aucune altérité ne vient briser.

Or, l’écrivain ne peut pas lire ce qu’il écrit, au lieu que le cordonnier peut chausser les souliers qu’il vient de faire, s’ils sont à sa pointure, et l’architecte habiter la mai-son qu’il a construite. En lisant, on prévoit, on attend. On prévoit la fin de la phrase, la phrase suivante, la page d’après ; on attend qu’elles confirment ou qu’elles infir-ment ces prévisions ; la lecture se compose d’une foule d’hypothèses, de rêves suivis de réveils, d’espoirs et de déceptions ; les lecteurs sont toujours en avance sur la phrase qu’ils lisent, dans un avenir seulement probable qui s’écoule en partie et se consolide en partie à mesure qu’ils progressent, qui recule d’une page à l’autre et forme l’horizon mouvant de l’objet littéraire. Sans attente, sans avenir, sans igno-rance, pas d’objectivité. Or, l’opération d’écrire comporte une quasi-lecture implicite qui rend la vraie lecture impossible. Quand les mots se forment sous sa plume, l’au-teur les voit, sans doute, mais il ne les voit pas comme le lecl’au-teur puisqu’il les connaît avant de les écrire ; son regard n’a pas pour fonction de réveiller en les frôlant des mots endormis qui attendent d’être lus, mais de contrôler le tracé des signes […]. Ainsi l’écrivain ne rencontre partout que son savoir, sa volonté, ses projets, bref lui-même ; il ne touche qu’à sa propre subjectivité40.

Quand on parle de « relation avec un texte », on désigne donc une relation particulière qui est celle du lecteur, bien distincte du regard que l’auteur peut porter sur son écrit : une relation qui se donne d’emblée comme la rencontre d’un autrui.

Lire, d’après les observations qui précèdent, c’est donc être dans une relation avec un texte, qui se présente comme un tissu de signes pourvu d’une objectivité et renvoyant à une altérité. Mais comment caractériser au juste cette relation ? On se confronte de nouveau à une difficulté. Lire est une opération complexe et plurielle qui sollicite tout à la fois des activités neurologiques et sensitives (la perception visuelle), une discipline psychologique (attention, concentration, mé-morisation), des capacités cognitives (connaissance du vocabulaire, de la syntaxe, mais aussi de données contextuelles et intertextuelles), et des facultés variées qui permettent d’interpréter (imagination, émotion, mémoire d’expériences personnelles…). Cette complexité est telle que, remarque Alberto Manguel, « Une analyse complète de ce que nous faisons quand nous lisons, admettait le chercheur américain E. B. Huey à l’aube [du XXe] siècle, représenterait à peu de

32

choses près, pour un psychologue, le couronnement de son œuvre, car elle reviendrait à décrire un très grand nombre des mécanismes les plus délicats du cerveau humain »41. Sans chercher à entrer dans le détail de ces opérations, on peut au moins en signaler certaines qui, dans le cadre de ce travail, nous intéressent particulièrement. Nous prenons appui sur les trois gestes de lec-ture que définit Bertrand Gervais, spécialiste de la leclec-ture littéraire et numérique à l’Université du Québec à Montréal et fondateur du centre Figura. Pour ce dernier et son équipe, en effet, « la lecture suppose des rapports de manipulation, de compréhension et d’interprétation, trois gestes qui se complètent et assurent la progression à travers un texte, peu importent les particu-larités de ce dernier » 42. Arrêtons-nous un instant sur ces gestes, qui peuvent nous permettre de préciser les contours de la pratique lectrice.

1. La manipulation. Quand bien même la lecture s’accomplit de manière tout à fait classique, à l’occasion d’un roman imprimé qui ne comprendrait aucun jeu sur la matérialité des signifiants, par exemple, elle implique toujours un « rapport matériel entretenu avec les textes et avec leurs supports ». Comme le rappelle Bertrand Gervais, « Lire, c’est avant tout manipuler du papier, ou encore un clavier et une souris, ce qui permet de suivre le déroulement du texte. La manipu-lation rend aussi compte du travail concret de saisie du texte, de la perception des lettres et des mots, et de leur reconnaissance comme signes »43. Des activités élémentaires comme celles de tourner les pages, d’ouvrir un texte en glissant les doigts sous sa couverture ou en cliquant sur l’icône d’un document électronique, sont des gestes quotidiens, rendus presque inconscients en raison de l’habitude, mais qui s’inscrivent déjà dans le processus manipulatoire propre à la lec-ture. Seulement, on a tendance à les négliger ou les oublier car dans la majorité des textes, elles ont un statut purement fonctionnel que notre maîtrise de la lecture a rendu quasiment évidentes. Comme l’indique Jean-Louis Weissberg dans un article sur ce qu’il a appelé la « lectacture » numérique, « La lecture d’un livre exige aussi une activité manuelle (tourner les pages). C’est exact, à ceci près que cette activité normalisée est devenue réflexe. Elle agit comme composante extérieure sans susciter et exiger une pensée spécifique »44. Mais il existe également des textes, qu’ils soient diffusés ou non sur support électronique, qui nous invitent à un retour réflexif sur

41 MANGUEL, A., « La physiologie de la lecture », Une histoire de la lecture, Actes Sud, 1998.

42 GERVAIS, B., et al., Nouvelles expériences de la textualité, un site internet créé par le département des études littéraires de l’Université du Québec à Montréal (fermé aujourd’hui). Présentation par les auteurs : « Ce site pré-sente un discours critique sur les nouvelles formes de textes et de fiction. On y traite d’hypertextes et d’hypermé-dias, de théories littéraires et d’informatisation du texte et de la culture ».

43 GERVAIS, B., et al., ibid.

44 WEISSBERG, J.-L., « Figures de la lectacture. Le document hypermédia comme acteur », Communication et langages, 2001, vol. 130, n° 1, pp. 59-69 [article en ligne],

33

ces opérations données habituellement comme naturelles. C’est le cas d’œuvres littéraires dans lesquelles l’auteur propose de mettre l’accent sur la matérialité du signifiant, à l’image des Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau où le lecteur tourne les bandes horizontales où sont écrits chaque vers pour composer à chaque fois un nouveau poème, ou encore de La maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, qui exige de retourner l’ouvrage en tous sens pour pouvoir lire un texte où les lignes d’écriture figurent parfois à l’envers, ou à la verticale, et où un laby-rinthe typographique complexe sollicite un constant réajustement de son regard. De nombreuses œuvres de littérature nativement numérique, comme on aura l’occasion de le constater, théma-tisent précisément ce jeu du lecteur avec la matérialité du texte. Cliquer sur une icône pour faire apparaître la séquence narrative suivante ou même la choisir (comme dans Un Conte à votre façon de Gérard Dalmon45), passer la souris sur une partie de l’écran pour y faire apparaître un texte ou une image (dans Déprise de Serge Bouchardon46) sont des processus manipulatoires pourvus d’une charge sémiotique consciente et indissociable du fonctionnement esthétique. Ils revêtent un rôle à la fois instrumental (en tant que condition physique d’accès au contenu du texte) et sémantique (ces gestes s’insèrent directement dans la construction du sens). Dans ce cas, écrit J.-L. Weissberg, « la dimension corporelle de l’appropriation de formes numériques (le geste manipulant la souris, par exemple) exige nécessairement une pensée de l’action étroi-tement imbriquée à l’activité interprétative dans ses dimensions intellectuelle et affective »47. Nous pouvons en tirer deux déductions. D’abord, la manipulation est toujours présente dans la lecture, mais peut s’accomplir à plusieurs niveaux. Aveugle dans la plupart des cas, où sa stan-dardisation en fait un réflexe, elle peut être mise en exergue en tant que telle et s’inscrire dans le processus sémiotique et esthétique de l’œuvre. En second lieu, si on évoque souvent le texte numérique comme « dématérialisé » ou « virtuel », on s’aperçoit qu’il contient au contraire une matérialité qui lui est propre, qui renouvelle et explore la question corporelle de la manipulation plutôt que de la suspendre.

2. La compréhension. Après la manipulation, celle-ci apparaît comme un deuxième trait struc-turel de la lecture. Bertrand Gervais et son équipe la définissent comme suit : « La compréhen-sion concerne cette partie de la saisie du texte qui ne pose aucune difficulté. La compréhencompréhen-sion est cette fonction, naturalisante dans ses effets, qui repose sur des habitudes interprétatives […]. Ces habitudes, on peut les décrire comme un jeu d’interprétants déjà établis qui permettent que