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Nouvelles lectures, nouveaux imaginaires sociaux

Chapitre II – Le lecteur et la société

II. A. Politique de la lecture

1. Nouvelles lectures, nouveaux imaginaires sociaux

Pourquoi donc s’interroger sur des notions comme le pouvoir, l’autorité ou la légitimité dans le cadre d’une étude sur la lecture littéraire ? Quelle est la pertinence d’un tel geste, et quelles en sont les modalités possibles ? Ne devrait-on pas plutôt se dire qu’il y a, d’un côté, la littérature dont tout l’objet est l’esthétique (pas nécessairement le beau, mais le sentiment, l’imagination, la surprise, le plaisir désintéressé tiré de l’œuvre d’art), et d’un autre côté, la politique dont tout l’objet est le gouvernement d’une collectivité, et dont les rapports de force et conflits de domi-nation commencent et s’arrêtent avec elle ? N’aurait-on pas raison de cloisonner ces différentes sphères de l’existence humaine pour envisager la spécificité irréductible de chacune ? Le monde de la littérature n’est-il pas justement un lieu qui échappe – et même où l’on s’échappe – aux inégalités persistantes de la vie de tous les jours, un non-lieu où les compteurs sont remis à zéro, où la fiction place tout le monde sur un pied d’égalité ?

Dans une certaine mesure, on peut affirmer avec Bourdieu l’autonomie relative des champs259. Des microcosmes internes à l’espace social comme les champs économique, politique, scienti-fique, ou celui de la production culturelle, se définissent chacun par une loi qui leur est propre, par un intérêt et un capital spécifiques. En particulier, les luttes et aspirations qui marquent le

259 Un champ est autonome si ses agents se soustraient aux intérêts externes à ce dernier pour suivre une normati-vité interne. Ainsi, « le degré d’autonomie d’un champ de production culturelle se révèle dans le degré auquel le principe de hiérarchisation externe y est subordonné au principe de hiérarchisation interne : plus l’autonomie est grande, plus le rapport de force symbolique est favorable aux producteurs les plus indépendants de la demande ». BOURDIEU, P., « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, 1991, vol.89, n°1, pp.3-46.

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monde marchand ne sont pas les mêmes que celles qui régissent le champ littéraire, dont Bour-dieu a précisément montré dans Les Règles de l’art, comment au XIXe siècle, et notamment par l’exemple de Flaubert, il a constitué son autonomie en cessant d’être inféodé à un jeu de déter-minations externes. Les champs « obéissent à des logiques différentes : le champ économique a émergé, historiquement, en tant qu’univers dans lequel, comme on dit, “les affaires sont les affaires” […], et d’où les relations enchantées de la parenté, de l’amitié et de l’amour sont en principe exclues ; le champ artistique au contraire, s’est constitué dans et par le refus, ou l’in-version, de la loi du profit matériel »260. Pourtant, cette relative autonomie du champ de l’art, et en particulier de la littérature, n’est pas hermétique. Il peut y avoir des homologies entre la structure des différents champs, aussi bien que des phénomènes de réfraction par lesquels l’état d’un champ, tout en continuant d’obéir à sa logique interne, répercute à sa manière les tensions et transformations qui se produisent dans un autre champ261. Puisqu’il s’agit ici de questionner le devenir du sujet-lecteur dans son inscription collective, l’étape préliminaire à la construction de notre raisonnement est de bien fonder l’idée d’une lisibilité des mutations sociales à travers les mutations de la lecture. C’est cette hypothèse – selon laquelle la condition du lecteur numé-rique est une expression de la condition du sujet social contemporain – que nous allons chercher à consolider et à préciser dans cette sous-section.

Pour ce faire, nous allons nous intéresser de plus près à deux discours qui nous aideront à donner chair à cette articulation que nous recherchons entre les champs esthétique et politique. Le pre-mier, sous le nom de courant de la convergence, est une théorie de l’hypertexte comme vecteur d’un bouleversement des relations de pouvoir entre l’auteur et le lecteur littéraire. Le deuxième est une théorie du numérique comme bouleversement de l’ordre politique, qui se caractériserait par une horizontalisation des sujets sociaux affranchis de tout rapport d’autorité. C’est précisé-ment l’intersection entre ces deux imaginaires éveillés par les modes de lecture électroniques – imaginaire d’un lecteur libéré de la tutelle d’un auteur, imaginaire d’un citoyen libéré des auto-rités économiques et politiques – qui forme le nœud problématique de notre deuxième chapitre. Dans les pages qui suivent, nous commencerons par présenter les grandes caractéristiques et les limites de ces deux discours sur les enjeux de la lecture en termes de pouvoir, avant d’interroger la forme et la légitimité du lien qui peut être établi entre eux. Dans quelle mesure et comment,

260 BOURDIEU, P., avec WACQUANT, L., Réponses : pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p.73.

261 Il y a homologie entre des champs quand leurs structures respectives sont analogues. « L’homologie peut être décrite comme une ressemblance dans la différence. Parler d’homologie entre le champ politique et le champ littéraire, c’est affirmer l’existence de traits structuralement équivalents – ce qui ne veut pas dire identiques – entre des ensembles différents ». BOURDIEU, P., Choses dites, Les Editions de Minuit, Paris, 1987, p.168.

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en effet, la place du lecteur face à un texte de littérature peut-elle être rapprochée de la place du sujet au sein de la collectivité ? Pour muscler notre hypothèse selon laquelle les transformations de la lecture littéraire peuvent nous dire quelque chose de notre évolution collective, il s’agira de clarifier le rapport entre un devenir propre au microcosme des acteurs du texte, et un devenir plus large des relations entre les acteurs sociaux à l’heure où les technologies numériques sem-blent les reconfigurer l’un et l’autre.

1 – L’imaginaire de l’hypertexte comme convergence entre les rôles littéraires. Rappelons tout d’abord les grandes lignes de ce que nous pourrions appeler la querelle de l’auteur et du lecteur, un débat critique qui a pris naissance aux Etats-Unis, au début des années 1990. Plusieurs théo-riciens anglo-saxons, comme George Landow, Robert Coover, ou Jay David Bolter, ont formulé un discours sur l’hypertexte comme étant la consécration matérielle de la « mort de l’auteur », accompagnée d’une « naissance du lecteur », qu’aurait théorisée dans les années 1960 la cri-tique poststructuraliste française. Landow par exemple se réfère largement à Derrida, Barthes et Foucault, mais aussi implicitement à toute une tradition littéraire qui, de Mallarmé à Blanchot et de Valéry à Beckett, a déjà thématisé le motif de la mort de l’auteur au sein même de la création. Landow fait du dispositif hypertextuel en tant que tel l’incarnation (« embodiment ») du retrait de longue date de la fonction auctoriale, qui se traduirait par un transfert de pouvoirs de l’auteur vers le lecteur. Citons quelques propos pour mieux saisir cette idée. G. Landow écrit, au chapitre trois de son œuvre Hypertext. The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology :

Tout comme la théorie critique contemporaine, l’hypertexte reconfigure – réécrit – l’auteur de plusieurs façons évidentes. Tout d’abord, la figure de l’hypertexte le rap-proche – s’il ne le fait pas entièrement fusionner avec lui – de celle du lecteur ; les fonctions respectives du lecteur et de l’écrivain deviennent plus profondément en-tremêlées qu’elles ne l’ont jamais été. […] Aujourd’hui, quand on regarde la lecture et l’écriture, on les considère sans doute comme des processus sériels ou des procé-dures menées alternativement à bien par la même personne : on lit d’abord, ensuite on écrit, ensuite on lit à nouveau. L’hypertexte, qui crée un lecteur actif voire intrusif, porte la convergence de ces activités à sa limite ; mais, ce faisant, il porte atteinte au pouvoir de l’auteur, en lui retirant une partie de celui-ci pour l’accorder au lecteur262.

262 LANDOW, G., Hypertext. The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology, Johns Hop-kins University Press, 1992, chapitre III (ma traduction).

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Jay David Bolter, pour sa part, fait de la lecture à l’écran une matérialisation des réflexions de l’Ecole de Constance et de l’Esthétique de la réception (Jauss, Iser) : « Ce qui était métaphori-quement vrai dans le cas de l’imprimé, devient littéralement vrai avec le médium électronique. Le nouveau médium objective la métaphore de la réception par le lecteur, dans la mesure où le lecteur participe à la fabrication du texte comme séquence de mots »263. Citons enfin R. Coover, qui parle de son côté de l’hypertexte comme l’agent d’une libération du lecteur par rapport à la « domination » de l’auteur : « l’hypertexte présente une divergence radicale de technologie, in-teractive et polyvocale, qui favorise une pluralité de discours qui se superpose à une déclaration définitive et libère le lecteur de la domination de l’auteur »264. Publié en 1992 dans le New York Times, son article va jusqu’à évoquer une « tyrannie » de la ligne propre au livre imprimé dont la forme hypertextuelle nous émanciperait en tant que lecteurs. « Une part importante du pou-voir présumé du roman réside dans la linéarité, ce mouvement compulsif que nous impose l’au-teur depuis le début d’une phrase jusqu’à son point final, du haut au bas de la page, de la pre-mière à la dernière page. Aujourd’hui, une véritable libération de la tyrannie de la ligne semble enfin possible avec l’avènement de l’hypertexte, écrit et lu sur ordinateur, où la ligne n’existe tout simplement pas à moins d’être inventée et intégrée au texte »265. Malgré des différences, ce corpus de pensées de l’hypertexte comme discours critique sur la lecture présente une cohé-rence interne. On peut s’y référer sous le nom de « courant de la convergence », d’après le titre de l’œuvre de Landow, ou sous celui de « doxa hypertextuelle » en suivant la qualification que lui prête Samuel Archibald266. Notons que si plusieurs des éminents représentants d’un tel cou-rant sont des universitaires américains qui se sont exprimés à l’orée des années 1990 en relation avec la « French Theory », le motif de la mort électronique de l’auteur a également été véhiculé par d’autres théoriciens et écrivains (Italo Calvino dans La Machine Littérature267), et a parfois

263 BOLTER, J. D., Writing Space,« The reader’s response », cité par GIFFARD, A., « Des lectures industriel-les », op. cit.

264 COOVER, R., « The End of Books », New York Times, 21 juin1992 [en ligne],

https://www.ny-times.com/books/98/09/27/specials/coover-end.html, traduit par S. Archibald, Le Texte et la technique, op. cit. 265 COOVER, R., ibid.

266 Pour ce chercheur, « L’idée fondatrice de ce que j’appellerai bientôt la doxa hypertextuelle a consisté à poser l’hypertexte comme une véritable incarnation des théories poststructuralistes, projet qui apparaît en toutes lettres dans l’ouvrage majeur de George P. Landow ». ARCHIBALD, Le Texte et la technique, op. cit., p.48.

267 On lit p.15 de La Machine littérature : « L’œuvre ne cessera de naître, d’être jugée, d’être détruite ou sans cesse renouvelée au contact de l’œil qui la lit ; ce qui disparaîtra, c’est la figure de l’auteur, ce personnage à qui l’on continue d’attribuer des fonctions qui ne sont pas de sa compétence […] ; l’auteur, ce personnage anachro-nique, porteur de messages, récitant des conférences dans les sociétés culturelles. Le rite que nous célébrons en ce moment serait absurde si nous ne pouvions lui donner le sens d’une cérémonie funéraire pour accompagner jusqu’aux Enfers la figure de l’auteur et célébrer l’éternelle résurrection de l’œuvre littéraire […]. Que l’auteur, cet enfant gâté de l’ignorance, disparaisse donc pour laisser sa place à un homme plus conscient, qui saura que l’auteur est une machine, et connaître son fonctionnement ». CALVINO, I., « Cybernétique et fantasmes. Ou de la littérature comme processus combinatoire », in La Machine Littérature, op. cit.

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été mis en scène de manière narrative au sein même d’une création hypertextuelle (c’est le cas de Jean-Pierre Balpe avec La Disparition du général Proust, qu’Archibald analyse comme une mort volontaire de la figure auctoriale, son « suicide assisté par ordinateur »268).

Tout en soulignant la force et la fécondité de ces théories d’une disparition numérique du poète, on peut d’ores et déjà pointer rapidement quelques-unes de leurs limites. Tout d’abord, on peut interroger la pertinence de cette polarité auteur-lecteur envisagée comme un couple d’opposés, dans une relation binaire où chacun forme un bloc monolithique. En parlant du « lecteur », ces théoriciens omettent de préciser de quels lecteurs il s’agit – courant, érudit, quelle figure sociale et historique est ici évoquée –, de même qu’ils traitent l’auteur comme une donnée unitaire sans spécifier lequel de ses aspects et de ses fonctions est ici concerné. On se rappelle que Foucault a analysé la notion d’auteur selon plusieurs lignes de fracture internes. Il y a d’une part le nom d’auteur (dont les rôles sont à la fois ceux d’une désignation, d’une description, d’une classifi-cation et d’une référence par l’octroi d’un statut au discours), et d’autre part la fonction-auteur (qui à son tour est à la fois un objet d’appropriation qui instaure un cadre juridique autour de la propriété des textes, et un principe régulateur dans l’économie du sens, une « figure idéolo-gique par laquelle on conjure la prolifération du sens »269). L’extinction de l’« auteur » n’a pas la même signification selon si l’on parle de celle de son nom avec le pouvoir référentiel qui lui est associé, celle du système juridique de la propriété intellectuelle et littéraire, ou encore celle de l’instance régulatrice qu’il symbolise dans les représentations culturelles.

Aussi, quand bien même on assisterait avec l’hypertexte au retrait de l’une de ces figures aucto-riales, rien ne nous indique que celui-ci irait de pair avec une naissance ou renaissance du « lec-teur », comme si les pouvoirs de l’un et de l’autre étaient pensés sur le modèle des vases com-municants. Chez Blanchot par exemple, l’effacement scriptural de l’auteur dans et pour l’œuvre a pour corolaire une disparition concomitante du lecteur : « Le livre a en quelque sorte besoin du lecteur pour devenir statue, besoin du lecteur pour s’affirmer chose sans auteur mais aussi sans lecteur »270. Aussi le trépas de « cette ombre si vaine » qu’est l’auteur n’ouvre aucunement sur le règne d’un lectorat qui aurait tout pouvoir sur l’œuvre et se l’approprierait à loisir, car au contraire, c’est « ce qui menace le plus la lecture : la réalité du lecteur, sa personnalité, son

268 Vaste hyperfiction qui se décline sur une vingtaine de blogs, La Disparition du Général Proust est censée être l’œuvre de l’écrivain français Jean-Pierre Balpe et de son acolyte Marc Hodges, dont le premier se plaît à racon-ter l’histoire de leur écriture à quatre mains et la dégradation progressive de leur amitié. Seulement, comme l’a constaté Samuel Archibald, Marc Hodges n’existe pas, éclipsant la figure auctoriale dans un personnage fictif. Dans un article théorique (« Pour une littérature informatique : un manifeste », VUILLEMIN, A. et LENOBLE, M. op. cit.), Balpe développe ses vues sur la mort numérique de l’auteur : « toute littérature informatique, quel que soit l’angle sous laquelle on l’examine, affirme la vacuité de l’auteur ».

269 FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », op. cit.

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immodestie, l’acharnement à vouloir demeurer lui-même en face de ce qu’il lit, à vouloir être un homme qui sait lire en général »271. Plus encore, on pourrait se demander si, au lieu d’un transfert de pouvoir de « l’auteur » vers « le lecteur », le premier, en se suicidant ou en octroyant de son propre chef une certaine liberté de parcours au lecteur, ne ferait pas en effet que renforcer le sien. Un pouvoir accordé n’est pas un pouvoir pris, il est toujours délégué au nom de l’auteur. Pour conférer volontairement au lecteur de nouvelles fonctions textuelles, encore faut-il préci-sément pouvoir le faire. On pourrait ainsi, suivant les pensées de Philippe Bootz et de Bertrand Gervais, affirmer l’idée d’une dissymétrie maintenue entre auteur et lecteur, qui s’exprimerait simplement d’une autre façon à l’heure hypertextuelle qu’à celle de l’imprimé.

Pour Philippe Bootz, il existe entre auteur et lecteur une inégalité d’information liée à celle de la perception de la structure de l’œuvre : « La structure narrative non linéaire qui caractérise l’hypertexte n’est pas directement perceptible par le lecteur. […] Il ne peut donc se l’imaginer qu’en comparant différentes navigations. Ce n’est qu’en repérant les redondances d’une lecture à l’autre que le lecteur pourra reconstruire une partie de cette structure hypertextuelle. L’auteur, responsable de la structure, a une vue globale, surplombante, de l’univers narratif, mais pas le lecteur »272. Cette idée rencontre ce que ce que nous avons vu au chapitre I en lisant L’Etranger (I.B.1), avec le constat d’une disjonction entre visibilité et lisibilité, panorama « dézoomé » et vue de détail ; mais aussi ce que nous avions éprouvé à la lecture de La Disparue en soulignant la nécessité d’une relecture, qui seule éclaire la liberté de parcours par une maîtrise de la struc-ture du texte (I.B.2). Le lecteur hypertextuel « ne dispose, à chaque instant de sa lecstruc-ture, que d’une vue de l’hypertexte qui demeure locale, immergée, interne au récit qu’il construit »273, alors qu’il pouvait sur le papier avoir une perception plus synoptique de la totalité qu’il aborde, quitte à ce que ce soit par le feuilletage ou la lecture en diagonale. Prisonnier d’une vue et d’une immédiateté phénoménale, le lecteur ne se verrait offrir qu’un pouvoir paradoxal, un pouvoir sans savoir. Bertrand Gervais et le Groupe de Recherche sur la Lecture, de leur côté, évoquent le caractère illusoire de ce pouvoir du lecteur à travers l’image du labyrinthe souvent prêtée aux hypertextes de fiction. En jetant le lecteur au cœur d’un dédale où il a l’impression que tout est possible, l’auteur pourrait bien lui tendre un piège, le leurre d’un choix apparemment infini dont lui seul dans l’ombre connaît les effets, et sourit peut-être tout bas des errances de celui qui les

271 BLANCHOT, M., ibid., p.263.

272 BOOTZ, Ph., op. cit., « Que sont les hypertextes et hypermédias de fiction ? ». 273 BOOTZ, Ph., ibid.

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ignore. A la place du lecteur-comme-auteur théorisé par Michael Joyce274, les chercheurs pré-fèrent peindre celui-ci en Thésée égaré : « Cette idée du lecteur-comme-auteur […] tient surtout de l’idéal esthétique puisque, en général, le lecteur d’un hypertexte de fiction se définira plus volontiers en tant que lecteur-comme-voyageur, si ce n’est en tant que lecteur-comme-voya-geur-perdu »275. Car si l’hypertexte avec navigation à choix multiples est un labyrinthe, il peut toujours être appréhendé, à l’instar de celui de Crète abritant le légendaire Minotaure, de deux façons distinctes : « La première, celle de Thésée, consiste en une expérience du labyrinthe sans connaissance préalable ; la seconde, celle de Dédale, à une connaissance globale du labyrinthe, dépourvue d’expérience. En tant qu’architecte du labyrinthe, Dédale maîtrise son modèle à dis-tance »276. A la liberté de flânerie lectrice s’opposerait la liberté de conception qui incomber à l’auteur, qui peut jouer, fort de son savoir d’ensemble, à tendre des pièges au lecteur, à l’induire en erreur et lui suggérer des directions qui ne seront pas les bonnes, comme A. Allais dans « Un conte bien parisien ». Voilà que nous passions, en un curieux retournement, du lecteur-auteur au lecteur-ingénu manipulé par l’auteur, du lecteur libre au lecteur attrapé.

Enfin, une troisième objection que nous pourrions adresser au discours sur l’hypertexte comme convergence, c’est le caractère surplombant des concepts eux-mêmes qu’il mobilise. Le combat