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Comment résoudre un conflit de valeurs ?

II. Une philosophie pénale pluraliste

4. Comment résoudre un conflit de valeurs ?

Dans ce qui précède, nous avons affirmé à plusieurs reprises que les valeurs et les formes de raison morale pouvaient entrer en conflit. Nous avons donné quelques exemples, mais nous n’avons quasiment pas abordé la question de savoir comment résoudre ces conflits, si tant est qu’on puisse les résoudre.

Dans cette sous-partie, nous procéderons comme dans les sous-parties précédentes : nous partirons des éléments de réponse donnés par Berlin et Nagel avant d’examiner ceux donnés par Hart.

a) Le retour à Aristote et à la notion de phronesis

Comme le demande Berlin : « si nous admettons que des valeurs majeures peuvent s’opposer, que certaines d’entre elles ne peuvent coexister, […] alors, comme le demandèrent autrefois Tchernychevski et Lénine : “Que faire ?” Comment allons-nous choisir entre les possibles ? Quoi et combien devons-nous sacrifier à quoi287 ? » Selon lui, il n’y a pas de réponse évidente

à cette question. On peut éventuellement donner quelques conseils qui paraîtront extrêmement

286 CL, trad. fr., p. 29.

plats ou ternes288. Premièrement, nous devons prendre en considération tous les facteurs

pertinents. Deuxièmement, nous devons être particulièrement prudents avant de sacrifier une valeur importante au profit d’une autre, car ce sacrifice n’est peut-être pas nécessaire et ses conséquences peuvent être pires que ce qu’on imagine. Troisièmement, nous devons chercher des compromis, nous livrer à un système de concessions mutuelles. Quatrièmement, nous devons établir des priorités, qui ne sont ni définitives, ni absolues. Selon Berlin, les conflits ne peuvent pas être résolus in abstracto, mais seulement in concreto et in situ : « les règles, les valeurs, les principes doivent céder les uns aux autres, à divers degrés, dans des situations particulières. […] La situation concrète est presque tout289. »

La position de Nagel est proche. Il nous met en garde contre deux écueils : l’hyperrationalisation et le défaitisme romantique290. Le premier écueil (hyperrationalisation)

serait d’établir un système de priorités entre les différents types de valeur. Il écrit :

On pourrait essayer de les ordonner. Par exemple : ne violez jamais des droits généraux et contractez uniquement des obligations spécifiques qui ne peuvent conduire à la violation des droits de quiconque ; maximisez l’utilité à l’intérieur du domaine des actions permises par les contraintes des droits et des obligations ; là où l’utilité serait aussi bien promue par différentes politiques, déterminez votre choix en référence aux valeurs perfectionnistes ; et finalement là où cette procédure conduit à l’indécision, décidez sur la base de vos engagements personnels ou même de vos simples préférences291.

Pour Nagel, cet ordonnancement est absurde : non pas parce que les types de valeurs ne sont pas dans le bon ordre, mais parce qu’ils sont ordonnés de manière rigide. Cela n’a pas de sens, selon lui, d’affirmer que les obligations ne peuvent jamais avoir plus de poids que les droits, que l’utilité, aussi grande soit-elle, ne peut jamais prévaloir sur les obligations292.

Le deuxième écueil (défaitisme romantique) serait de considérer que nos décisions, en cas de conflit entre types de valeur, sont nécessairement arbitraires ou irrationnelles. Pour Nagel, on peut dire (et, de fait, il arrive souvent qu’on dise) qu’une décision était la bonne, que nous

288 I. Berlin, « La recherche de l’idéal », art. cit., p. 31. 289 I. Berlin, « La recherche de l’idéal », art. cit., p. 31. 290 T. Nagel, Mortal Questions, op. cit., p. 137.

291 T. Nagel, Mortal Questions, op. cit., p. 131. Pour la traduction (modifiée) : T. Nagel, Questions mortelles,

op. cit., p. 154-155.

avons fait le bon choix, que nous avons bien fait, même s’il est difficile d’expliquer pourquoi. Selon lui, ce qui nous permet de résoudre (en général, mais pas toujours) les conflits entre types de valeurs et de prendre une décision défendable, c’est la phronesis aristotélicienne, la sagesse pratique, le jugement293  (au sens où on dit d’une personne qu’elle a du jugement),

c’est-à-dire cette « faculté intellectuelle qui porte à bien juger, à porter des appréciations sages, des jugements sains, pleins de discernement et de bon sens294 ».

b) Hart et les vertus judiciaires

Lacey reproche à Hart de ne pas nous expliquer comment trouver un compromis en cas de conflit de valeurs, de ne pas nous dire quand une injustice peut être compensée par un gain en sécurité ou en liberté295. On trouve un reproche similaire chez Bagaric : Hart affirme que dans

des « cas extrêmes », certains principes de justice peuvent être enfreints, mais il ne nous dit pas quand on atteint de telles extrémités296.

En vérité, si on cherche bien, on trouve quelques éléments de réponse à ce problème. Pour Hart, on ne peut pas régler les conflits de valeur à l’avance ; on ne peut pas, avant d’être confronté à un cas particulier, dire a priori quelle valeur doit être sacrifiée, quel compromis doit être fait297 ; on ne peut pas faire l’économie du « saut » dans le vide, c’est-à-dire du

moment où on devra faire un choix entre plusieurs possibilités sans être guidé par un principe supérieur :

Je me suis focalisé dans ce papier, certes introductif, sur le « saut » (leap) qu’implique nécessairement le fait d’user de discrétion, une fois qu’on a fait tout ce qu’on pouvait pour que les conditions de son exercice soient optimales. C’est important, car les expressions souvent employées pour décrire la discrétion, telles que « l’intuition » ou « la reconnaissance d’un objectif directeur implicite », peuvent donner l’illusion que nous n’atteignons jamais le point où nous devons concilier des valeurs conflictuelles ou alors choisir entre elles sans avoir de principe ultime pour nous guider. Selon moi, l’idée selon laquelle nous n’atteignons jamais le

293 T. Nagel, Mortal Questions, op. cit., p. 134-135. 294 Définition du Trésor de la langue française.

295 N. Lacey, A Life of H.L.A. Hart : The Nightmare and the Noble Dream, op. cit., p. 282-283.

296 M. Bagaric, Punishment and Sentencing : A Rational Approach, Londres, Sydney : Cavendish Publishing Limited, 2001, p. 49.

297 « we are unable to consider before particular cases arise precisely what sacrifice or compromise of interests or values we wish to make in order to reduce the risk of harm. » (H.L.A. Hart, « Discretion », art. cit., p. 663.)

point du « saut » est tout aussi fausse que l’idée selon laquelle la discrétion n’est qu’un choix arbitraire. Il me semble clair que, puisqu’il existe un moment où nous ne pouvons plus être guidés par des principes et où nous pouvons au mieux demander la confirmation de notre jugement par des personnes qui se sont soumises à une discipline similaire avant de décider, la discrétion est une sphère dans laquelle les arguments en faveur d’une décision ou d’une autre peuvent être rationnels sans être concluants. […] Ce qui mériterait d’être étudié dans ce domaine, selon moi, ce sont les standards auxquels nous faisons appel lorsque, considérant des décisions discrétionnaires qui ont été prises, nous disons quelque chose comme : « C’était un bon compromis entre différentes valeurs. » Faisons-nous ici appel au jugement d’une pluralité de spectateurs impartiaux ou y a-t-il des principes plus précis à l’œuvre298 ?

Pour Hart, on ne peut pas non plus démontrer  que la décision prise est la bonne : « étant donné qu’une pluralité de principes de ce genre est toujours possible, on ne peut démontrer qu’une décision soit la seule correcte299 […]. » En effet, on l’a vu précédemment, les individus

n’accordent pas nécessairement le même poids aux mêmes valeurs. Hart prend l’exemple d’une personne qui organise un dîner et se demande si elle doit privilégier le confort des invités ou la beauté de la table. Il écrit :

Il n’y a pas […] de solution qui soit clairement la bonne ou la mauvaise ( a clear right or wrong). En ce qui concerne la situation de l’hôtesse, nous devrions dire que des personnes honnêtes et sensées peuvent avoir des opinions différentes et, bien qu’il y ait des arguments qui pèsent en faveur de l’une ou l’autre voie, ceux-ci ne sont pas concluants, même s’ils ont du poids300.

Dans un passage consacré au raisonnement judiciaire, aux hard cases et aux choix que le juge doit faire lorsque la règle n’est pas explicite, Hart dit :

Cependant, quelle que soit la manière dont on l’envisage sur le plan moral, il semble difficile en droit de justifier l’affirmation selon laquelle un juge confronté à un ensemble de considérations contradictoires doit toujours partir du principe qu’il existe une seule et unique solution correcte du conflit et tenter de démontrer qu’il l’a découverte301.

298 H.L.A. Hart, « Discretion », art. cit., p. 665. 299 CL, trad. fr., p. 222.

300 H.L.A. Hart, « Discretion », art. cit., p. 659. 301 EJP, p. 108.

Il ne fait aucun doute que, selon Hart, ce qui vaut pour le droit vaut aussi pour la morale302.

Toutefois, même s’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise solution, on peut rendre notre décision acceptable ou compréhensible. Comment ? En déployant certaines « vertus judiciaires » (judicial virtues, le terme de vertu est important, car il fait à nouveau écho à Aristote), à savoir « l’impartialité et la neutralité dans l’examen des différentes solutions possibles, la prise en considération de l’intérêt de tous ceux qui seront concernés et le souci de déployer quelque principe général acceptable comme base raisonnable de décision303 ».

On peut dire la même chose différemment. Si la décision est contestée, elle peut être défendue de deux façons. Premièrement, on peut la justifier (justification) en expliquant de quelle

manière elle a été prise : toutes les données importantes ont été examinées minutieusement ;

chaque scénario a été envisagé ; les personnes expérimentées ont été consultées ; les cas similaires ont été pris en considération. Comme l’écrit Hart :

Défendre le choix de cette manière, c’est d’abord faire appel à la manière dont le choix a été fait et à la tentative honnête de […] trouver de façon impartiale un compromis […]. Cela signifie que, pour des choix de ce type, nous avons une idée assez précise des conditions optimales pour parvenir à une décision judicieuse, même si nous n’avons pas une idée précise de ce qu’est le bon ou le mauvais choix (the right or wrong choice)304.

Deuxièmement, on peut faire valoir les bons résultats de la décision (vindication by results) : tout le monde est finalement satisfait, ce n’était donc pas un mauvais choix.

On le voit, Hart cherche à éviter, comme à son habitude, deux extrémités : le choix arbitraire et la décision mécanique305. Il ne nous donne pas de « solution miracle » pour résoudre les

conflits de valeur, mais il nous dit plutôt dans quel état d’esprit il faut les aborder, quelles

vertus il faut déployer dans ce cas de figure. Notre modèle doit être le juge faisant preuve de

jugement au sens aristotélicien du terme : « Lorsqu’un juge doit trouver l’équilibre entre ces exigences, avec toute la latitude et les perplexités que cela implique, sa tâche semble être un

302 « philosophers may dispute the claim that as a matter of logical coherence anyone who attempts to answer a question of value […] must, in order to give sense to such questions, assume that there is a single objective right answer in all such cases. » (EJP, p. 140.)

303 CL, trad. fr., p. 222.

304 H.L.A. Hart, « Discretion », art. cit., p. 660. 305 CL, trad. fr., p. 222.

exemple aussi clair que possible de l’exercice du jugement moral306 […]. »

On pourrait regretter que Hart ne nous donne pas une réponse plus poussée. Toutefois, il est important pour lui que nous fassions face à nos responsabilités au lieu de les fuir, que nous ayons conscience de la nécessité de choisir et que l’autonomie de l’individu soit respectée : on peut « seulement imposer des limites à notre choix, mais pas imposer le choix lui-même307 ».

Dans Le concept de droit, Hart écrit que le vice du formalisme « consiste en une attitude à l’égard des règles formulées verbalement, qui cherche à la fois à déguiser et à minimiser la nécessité d’un tel choix, après que la règle générale a été édictée308 ». Selon nous, le même

reproche s’applique aux théories qui tentent ambitieusement de trancher les conflits avant leur apparition.

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