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L’anti-réductionnisme de Hart

II. Une philosophie pénale pluraliste

5. L’anti-réductionnisme de Hart

Avant de conclure cette introduction et d’annoncer le plan de notre étude, nous aimerions montrer que notre affirmation selon laquelle Hart est un pluraliste moral, en plus d’être largement corroborée par les textes, est parfaitement cohérente avec le reste de son œuvre. Nous donnerons ici trois exemples.

Premier exemple, sa conception de la règle de droit. Une des cibles de Hart dans Le concept

de droit  est le monisme309, c’est-à-dire la thèse selon laquelle toutes les règles de droit (y

compris celles qui confèrent des pouvoirs) sont réductibles « à une forme unique, considérée comme la quintessence du droit310 ». Austin est moniste, dans la mesure où il considère que

toutes les lois sont des ordres généraux appuyés de menaces. Kelsen est également moniste, car selon lui toutes les normes juridiques ont une forme hypothétique : elles spécifient à quelles conditions un acte de contrainte doit être exécuté par les autorités. Hart s’oppose à l’un comme à l’autre (et il n’est pas nécessaire ici de détailler ses objections). Il soutient qu’il existe au moins deux types de règle de droit (dans les systèmes juridiques dont nous sommes familiers) : celles conférant des pouvoirs et celles imposant des obligations. Il affirme qu’il faut se libérer du préjugé selon lequel toutes les règles de droit « doivent être réductibles à un

306 EJP, p. 70. 307 EJP, p. 87.

308 CL, trad. fr., p. 148.

309 L. Green, « Jurisprudence for Foxes », art. cit., p. 152. 310 CL, trad. fr., p. 57.

type unique311 », de cette « envie irrépressible d’uniformité312 » (itch for uniformity) ou encore

de « cette tendance “réductionniste” à la simplification qui est si souvent un piège dans d’autres branches de la philosophie313 ». Dans le domaine théorique, comme dans le domaine

pratique, le prix du monisme est trop élevé :

La critique spécifique (que nous développons ici) des deux formes que prend la théorie, réside dans le fait qu’elles acquièrent à un prix trop élevé l’unité appréciable du modèle auquel elles réduisent toutes les règles de droit : ce prix est celui de la déformation des différentes fonctions sociales que remplissent ces différents types de règles de droit314.

Deuxième exemple, sa position en matière de criminalisation et de décriminalisation. On attribue souvent à Mill la thèse d’après laquelle on ne peut restreindre la liberté d’un adulte responsable qu’à  une seule et unique  condition : il faut qu’il porte préjudice ou risque de porter préjudice à autrui315. Selon Mill, le fait qu’une conduite soit immorale au regard de la

morale sociale dominante, ou alors offensante, ou alors contraire au bien-être de l’agent, n’est pas en soi une raison valable de la réprimer. Hart, dans son débat avec Lord Devlin, ne cesse d’affirmer que sa position  n’est  pas  celle qu’on attribue souvent à Mill. Pourquoi ? Selon Hart, le fait qu’une conduite soit préjudiciable pour autrui est certes une raison valable de la réprimer, mais une conduite peut également être réprimée pour d’autres raisons tout aussi

valables. Hart ne s’oppose pas, par exemple, au paternalisme physique, au fait d’imposer aux

motards le port du casque pour les protéger physiquement contre eux-mêmes. Il rejette l’approche moniste selon laquelle il ne doit y avoir qu’un seul motif légitime de restriction de la liberté :

Il y a des raisons d’interférer avec la liberté humaine qui sont plus variées que ne le suggère le seul critère de la « nuisance faite aux autres » : se montrer cruel envers les animaux ou organiser à son profit la prostitution d’autrui, voilà qui ne tombe pas aisément sous la

311 CL, trad. fr., p. 51.

312 CL, trad. fr. modifiée, p. 51. Comparer avec Wittgenstein : « nous sommes assoiffés de généralité. Cette soif de généralité est la résultante de nombreuses tendances liées à des confusions philosophiques particulières. » (L. Wittgenstein, Le Cahier bleu et le Cahier brun, trad. M. Goldberg, J. Sackur, Paris : Gallimard, 1996, p. 56-57.)

313 H.L.A. Hart, « Analytical Jurisprudence in Mid-Twentieth Century : A Reply to Professor Bodenheimer »,

University of Pennsylvania Law Review, vol. 105, n° 7, 1957, p. 959.

314 CL, trad. fr., p. 57.

315 La position de Mill, à vrai dire, est plus complexe : Mill admet également dans De la liberté  qu’on peut contraindre un adulte à accomplir certaines actions telles que payer ses impôts, prêter assistance à une personne en danger, témoigner au tribunal, etc. Sur ce point, voir D.O. Brink, Mill’s Progressive Principles, Oxford : Oxford University Press, 2013, p. 180-187.

description « nuire à autrui », comme Mill l’avait lui-même bien vu. À l’inverse même lorsque l’on nuit à autrui au sens le plus littéral, il est possible que d’autres principes viennent limiter le champ des activités nuisibles à autrui susceptibles d’être réprimées par le droit. Il y a donc de multiples critères, et non un seul, qui déterminent à partir de quand on peut restreindre la liberté humaine316.

Troisième exemple, son analyse du concept de cause. Le point de départ de Causation in the

Law est qu’il n’existe pas un seul et unique concept de cause, mais une famille de concepts

causaux317. Ils identifient au moins trois types de relation de causalité : 1° interférer avec le

cours normal des choses (par exemple, la forêt prend feu parce que j’y ai jeté un mégot – la cause est le jet du mégot)318 ; 2° induire quelqu’un à faire quelque chose (par exemple, Jean

me donne son portefeuille parce que je l’ai menacé – la cause est la menace)319 ; 3° donner à

quelqu’un la possibilité (opportunity) de faire quelque chose (par exemple, on me cambriole parce que j’ai laissé négligemment la porte de ma maison ouverte – la cause est la négligence)320.

Partout on retrouve ce que Raz a appelé la « posture anti-réductionniste321 » (anti-reductivist

stance) de Hart. Partout on retrouve ce primat de la « complexité » sur la « simplicité »,

typique de la philosophie du langage ordinaire322. La philosophie pénale de Hart, ainsi que la

méthode analytique de distinction des problèmes et le pluralisme moral sur lesquels elle repose, découlent de cette volonté de ne rien simplifier, de rendre justice à la complexité des choses323.

316 H.L.A. Hart, « Immoralité et trahison », trad. M. Carpentier, Droit et Philosophie, vol. 6, 2014, p. 160. 317 CIL, p. 25-26.

318 CIL, p. 27. 319 CIL, p. 48. 320 CIL, p. 55.

321 J. Raz, « H.L.A. Hart (1907-1992) », Utilitas, vol. 5, n° 2, 1993, p. 147.

322 « No other variety of linguistic philosophy was as radical as Wittgenstein on the subject of proof. But there was that strain which they all shared with him of recovering the complexity of ordinary experience. The idea of clarity, here, is connecting with substituting complexity for obscurity. Philosophy is allowed to be complex because life is complex. And one of the great accusations against previous philosophers is that although they’ve been dark, difficult and solemn, what they’ve actually done is vastly to over-simplify. » (B. Williams, B. Magee, « The Spell of Linguistic Philosophy : Dialogue with Bernard Williams », in B. Magee, Talking

Philosophy : Dialogues with Fifteen Leading Philosophers, Oxford : Oxford University Press, 1978, p. 118.)

J’ai ici une dette envers G. Bligh, Les bases philosophiques du positivisme juridique de H.L.A. Hart, Paris : Institut Universitaire Varenne, 2017, p. 551-629.

323 Dans ses « Prolégomènes », il écrit qu’il cherche à développer notre « sens de la complexité de la peine » (PR, p. 3), que la peine est une « institution complexe » (PR, p. 4) présentant des caractéristiques interdépendantes qui doivent être justifiées séparément. Dans le même sens, il affirme dans Law, Liberty and

Morality que « in the theory of punishment, what is in the end morally tolerable is apt to be more complex

than our theories initially suggest » (LLM, p. 38). Voir aussi le début de « Intention and Punishment » dans lequel Hart écrit qu’il faut « éviter les dangers d’une simplification excessive » (PR, p. 114). Pour une

***

Notre thèse comporte cinq chapitres. Dans le chapitre 1, nous abordons la question de la définition de la peine. Nous partons de la définition proposée par Hart dans « Prolegomenon to the Principles of Punishment ». Après une rapide contextualisation, nous expliquons pourquoi, selon Hart, l’utilité des définitions est limitée, en particulier pour répondre aux objections adressées à l’utilitarisme. Dans un deuxième temps, nous retravaillons la définition de Hart afin de proposer une définition plus inclusive de la peine. Nous consacrons une longue section à l’objection de Feinberg selon laquelle la définition de Hart échoue à rendre compte du caractère expressif de la peine. Pour finir, nous faisons quelques distinctions conceptuelles qui seront utiles pour la suite du propos : peine/pratique de la peine, peine/système pénal, peine/droit pénal, peine/mesure, etc.

Dans le chapitre 2, nous nous attaquons à la question de la justification de la peine. Après avoir clarifié la signification de cette question, nous présentons une première justification, la justification benthamienne (acceptée par Hart). Nous expliquons pourquoi cette justification pose des conditions difficiles à remplir et à vérifier. Par la suite, nous examinons deux justifications écartées par Hart, la justification rétributiviste et la justification expressiviste. Pour terminer, nous analysons la justification fondée sur les droits, dont on trouve les principaux éléments dans « Are There Any Natural Rights ? » et Essays on Bentham. Ceci nous permet d’illustrer ce que nous avons appelé le pluralisme des formes de raison morale.

Dans les chapitres 3.1 et 3.2, nous tentons de résoudre la question de la distribution de la peine. Dans le chapitre 3.1, consacré à la responsabilité pénale, nous procédons en cinq temps. Dans l’introduction, nous clarifions la notion de responsabilité et nous présentons grossièrement la règle de responsabilité de Hart (selon laquelle seuls ceux qui ont accompli un acte illégal, possèdent certaines capacités physiques et mentales et ont eu une chance raisonnable d’obéir à la loi peuvent être punis). Dans la première partie, nous dévoilons l’origine de la règle de responsabilité de Hart, nous expliquons pourquoi elle doit beaucoup à la philosophie du langage ordinaire (en particulier à J.L. Austin et à Ryle). Dans la deuxième

interprétation de Hart dans le même sens, voir le chapitre V de Sens et non-sens de la peine : entre mythe et

mystification, op. cit., de M. van de Kerchove qui s’intitule précisément « Tentatives de conciliation. De la

partie, nous clarifions la signification de la règle de responsabilité de Hart, en particulier les notions de capacity  et de fair   opportunity. Dans la troisième partie, nous examinons la justification pluraliste de cette règle proposée par Hart : nous montrons pourquoi elle ne repose pas sur le principe d’utilité, mais sur au moins deux valeurs, la liberté et la justice. Dans la quatrième partie, nous étudions les rapports entre la règle de responsabilité de Hart et le déterminisme.

Dans le chapitre 3.2, consacré à la détermination de la peine en qualité et en quantité, nous suivons un parcours proche. Nous clarifions la signification des principes défendus par Hart concernant la quantité/qualité de la peine : le principe de proportionnalité ordinale, le principe d’humanité, le principe d’égalité de traitement et le principe d’individualisation de la peine. Nous insistons sur le fait que certains principes valent au niveau législatif, d’autres au niveau judiciaire. Dans un deuxième temps, nous examinons comment Hart justifie ces principes. À nouveau, sa justification témoigne de son pluralisme des valeurs et de son opposition au monisme utilitariste.

Dans le chapitre 4, le dernier chapitre, nous nous focalisons sur le débat Hart/Wootton. Nous expliquons que ce débat ne porte pas seulement sur la doctrine de la mens rea, mais plus généralement sur le bien-fondé du système pénal : pourquoi ne pas remplacer celui-ci par un

système préventif entièrement tourné vers l’avenir ? Nous présentons l’alternative de Wootton

ainsi que les arguments en sa faveur. Enfin, nous examinons les objections ambiguës de Hart et les concessions qu’il fait à Wootton.

En annexe, nous proposons une traduction française inédite de « Prolegomenon to the Principles of Punishment », suivie par la bibliographie de ce travail.

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