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La distinction des problèmes

II. Une philosophie pénale pluraliste

1. La distinction des problèmes

Au début de « Prolegomenon to the Principles of Punishment », Hart affirme que, lorsqu’on s’interroge sur la peine, « le début de la sagesse135 » consiste à distinguer quatre questions.

Ces questions sont :

1. La question de la définition de la peine. Qu’est-ce que la peine ?

2. La question du but général justifiant (General Justifying Aim) de la peine. Qu’est-ce qui justifie la pratique générale de la peine (What   justifies   the   general   practice   of

punishment) ?

3. La question de la distribution de la peine. Cette question se subdivise en deux questions :

3.1. La question de la responsabilité (Liability). Qui peut être puni (Who  may  be

punished) ?

3.2. La question du quantum (Amount) de la peine. Avec quelle sévérité peut-on punir (How severely may we punish) ?

Dans notre thèse, nous avons choisi de conserver cette quadripartition, même si nous lui apportons quelques petites modifications. Voici les questions que nous aborderons :

1. La question de la définition de la peine. Qu’est-ce que la peine ? 2. La question de la justification de la peine. Punir, est-ce justifié ?

3. La question de la distribution de la peine. Cette question se subdivise en deux questions :

3.1. La question de la responsabilité pénale. Qui peut être puni et à quelles conditions ?

3.2. La question de la détermination de la peine en qualité et en quantité. Quelle doit être la nature et le quantum de la peine ?

Cette distinction des problèmes appelle un certain nombre de remarques.

1° Hart utilise constamment cette méthode analytique de distinction des problèmes. On la

trouve au début du Concept de droit136, de Law, Liberty and Morality137 ou encore de son texte

posthume sur la discrétion138. Elle est également au cœur de son juspositivisme puisque, pour

Hart comme pour John Austin, le juspositivisme signifie tout simplement que la question « La règle de droit R existe-t-elle ? » est logiquement distincte de la question « La règle de droit R est-elle juste ou injuste ? »139.

Pour autant, peut-on dire que Hart est un « pluraliste intellectuel140 » comme le soutient

Green ? Pas vraiment. Premièrement, cette expression suggère que Hart défend une forme de pluralisme méthodologique. Or, Hart défend une  méthode (la méthode analytique) qu’il considère comme étant la bonne : il critique vigoureusement les autres approches, notamment l’approche sociologique141. Deuxièmement, cette expression laisse entendre que Hart puise

dans différentes traditions et prend appui sur un corpus varié. Or, et c’est sans doute un des défauts de sa philosophie pénale, ses sources sont essentiellement anglo-saxonnes : il discute peu le droit continental, il discute peu les pénalistes continentaux.

2° Nous parlons de méthode analytique de distinction des problèmes, car cette méthode

136 Le premier chapitre du Concept   de droit  s’appelle « Questions persistantes » au  pluriel  (cf. L. Green, « Introduction », in CL, p. lv). Hart explique que la question « Qu’est-ce que le droit ? » comprend en réalité trois questions distinctes : 1° En quoi le droit diffère-t-il d’ordres appuyés de menaces et en quoi leur est-il apparenté ? 2° En quoi une obligation juridique diffère-t-elle d’une obligation morale et en quoi lui est-elle apparentée ? 3° Quelle est la nature des règles et dans quelle mesure le droit est-il une affaire de règles ? (Cf.

CL, trad. fr., p. 24-31.)

137 Voici les premières lignes de Law, Liberty and Morality : « These lectures are concerned with one question about the relations between law and morals. I say, advisedly, “one question”, because in the heat of the controversy often generated when law and morals are mentioned in conjunction, it is often overlooked that there is not just one question concerning their relations but many different questions needing quite separate consideration. » (LLM, p. 1.) Hart distingue immédiatement après quatre questions : 1° Le développement du droit a-t-il été influencé par la morale ? 2° Pour définir la notion de système juridique, faut-il faire référence à la morale ? 3° Une règle de droit valide peut-elle être critiquée moralement ? 4° Faut-il réprimer une conduite simplement parce qu’elle est immorale du point de vue de la morale sociale dominante ?

138 Le texte commence ainsi : « In this field questions arise which are certainly difficult ; but as I listened last time to members of the group, I felt that the main difficulty perhaps lay in determining precisely what questions we are trying to answer. I have the conviction that if we could only say clearly what the questions are, the answers to them might not appear so elusive. » (H.L.A. Hart, « Discretion », Harvard Law Review, vol. 127, n° 2, 2013, p. 652.) Hart distingue ensuite cinq questions : 1° Qu’est-ce que la discrétion ? 2° A quelles conditions et pourquoi acceptons-nous la discrétion dans nos systèmes juridiques ? 3° Devons-nous accepter la discrétion et, si oui, pourquoi ? 4° Quelles valeurs l’usage de la discrétion menace-t-il, quelles valeurs promeut-il ? 5° Comment maximiser les effets bénéfiques de la discrétion et minimiser ses inconvénients ?

139 « The existence of law is one thing ; its merit or demerit is another. Whether it be or be not is one enquiry ; whether it be or be not conformable to an assumed standard, is a different enquiry. » (J. Austin, The Province

of Jurisprudence Determined, Cambridge : Cambridge University Press, 1995, p. 157.)

140 L. Green, « Introduction », in CL, p. liv.

141 Perelman est sans doute une meilleure illustration que Hart de la combinaison entre pluralisme des valeurs et pluralisme des méthodes. Cf. C. Perelman, « La philosophie du pluralisme et la nouvelle rhétorique », Revue

reflète l’influence de la philosophie analytique sur Hart et son attachement à celle-ci. En effet, Hart est convaincu que bon nombre de difficultés philosophiques sont dues uniquement au fait qu’on ne distingue pas suffisamment plusieurs problèmes logiquement distincts. Ainsi, le point de départ de toute réflexion philosophique doit être de distinguer clairement, voire de nommer ces différents problèmes : ce n’est qu’un début, mais c’est un bon début. Comme il le rappelle dans la postface de Punishment and Responsibility : « Une des principales sources de problèmes est évidente : il est toujours nécessaire de garder à l’esprit – et fatalement facile d’oublier – le nombre de questions différentes sur la peine que les théories de la peine cherchent ambitieusement à résoudre142. »

3° La division de la question de la distribution de la peine en deux questions, celle de la responsabilité et celle du quantum de la peine, n’est pas un hasard. Elle fait écho, comme Hart le suggère lui-même, à la division procédurale du procès pénal en Angleterre en deux phases143 : la phase conviction durant laquelle l’accusé est déclaré coupable ou non coupable ;

et la phase sentencing durant laquelle le coupable est condamné à telle ou telle peine (amende, prison avec sursis, prison ferme, etc.).

En revanche, contrairement à l’opinion reçue, la distinction entre la question de la justification et celle de la distribution ne recoupe pas la distinction (qu’on ne doit pas à Rawls mais plutôt à l’aristotélicien Ross144) entre le niveau du législateur et celui du juge, entre le niveau du

général et celui du particulier. Même si Hart fait ce rapprochement en 1958145, il explique dix

ans plus tard dans une note qu’il prête à confusion146. La question de savoir comment, en

général, distribuer la peine, est tout aussi générale que la question de savoir si, en général, punir est justifié. Le législateur est autant concerné par l’une que par l’autre. (Et c’est quelque chose qu’il faut bien garder à l’esprit quand on étudie la théorie benthamienne de la responsabilité.)

142 PR, p. 231. Voir aussi : « in our inherited ways of talking or thinking about punishment there is some persistent drive towards an over-simplification of multiple issues which require separate consideration. » (PR, p. 3.)

143 PR, p. 114-115. On parle de « système de la césure ». Cette séparation n’existe pas en France, car à l’audience le tribunal possède un dossier aussi bien sur les faits que sur la personne : il y a fusion en une seule décision du problème de la culpabilité et de celui de la peine (cf. J. Pradel, Droit pénal comparé, Paris : Dalloz, 1995, n° 428, p. 528).

144 W.D. Ross, The Right and the Good, Oxford : Oxford University Press, 2002, p. 61-62. 145 PR, p. 39.

4° Au moins trois critiques ont été adressées à la quadripartition proposée par Hart. Première critique, elle serait incomplète. Hart omettrait certaines questions comme « Qui doit se charger de punir147 ? » ou encore « Quels types de comportement doivent être punis ? ». On

peut défendre Hart en disant que sa liste de questions ne prétend pas être exhaustive. Hart cherche simplement à distinguer les questions qui sont le plus souvent confondues dans les débats sur la peine et qui doivent être distinguées pour faire avancer la discussion148. En outre,

les deux questions susmentionnées sont, on le verra, comprises dans la question de la justification de la peine : justifier la peine, c’est justifier le monopole de la répression des infractions par l’autorité judiciaire ; justifier la peine, c’est justifier la répression de tel ou tel type de comportement.

Deuxième critique, elle serait obscure. Certains auteurs ont reproché à la notion de General

Justifying   Aim  d’être un néologisme abscons ou à la notion de Distribution  d’être

inadéquate149. Il est vrai que la notion de General Justifying Aim est problématique, comme

nous le montrerons au début du chapitre 2. Toutefois, il ne faut pas y attacher une importance excessive : elle n’est utilisée que dans un seul article et sert surtout à nommer la question « What justifies the general practice of punishment150 ? ». Par ailleurs, la notion de

Distribution n’est pas du tout inadéquate : au contraire, les questions de justice distributive

apparaissent « lorsqu’on se trouve amené à répartir des charges ou des profits151 » et la peine

est une de ces charges.

Troisième critique, elle serait artificielle. Comme l’explique Hart dans une note, certains auteurs lui ont reproché de séparer des questions qui ne peuvent être traitées séparément152.

Premièrement, Goldinger soutient que la réponse à la question de la justification détermine la réponse à la question de la distribution153. Deuxièmement, Dolinko soutient qu’il est

impossible de savoir si la peine est justifiée sans connaître sa distribution154.

L’objection de Goldinger est faible. Tout l’objectif de Hart est justement de montrer que, pour

147 J. Gardner, « Introduction », in PR, p. lii.

148 « I think that most of the puzzles about the principles of punishment which trouble ordinary men can be reduced to these questions. » (PR, p. 73.)

149 W.R.P. Kaufman, Honor and Revenge : A Theory of Punishment, Dordrecht : Springer, 2013, p. 83. 150 PR, p. 3.

151 CL, trad. fr., p. 159. 152 PR, p. 238.

153 M. Goldinger, « Punishment, Justice, and the Separation of Issues », The Monist, vol. 49, n° 3, 1965, p. 459. 154 D. Dolinko, « Some Thoughts About Retributivism », Ethics, vol. 101, n° 3, 1991, p. 541.

un pluraliste, il est possible de suivre Bentham sur la question de la justification de la peine sans le suivre sur la question de la distribution de la peine. En revanche, l’objection de Dolinko est forte. Comme nous le verrons, il est possible que la justification utilitariste de la peine, pour être recevable, présuppose qu’on punisse uniquement ceux qui ont eu une chance raisonnable d’obéir à la loi (condition distributive).

Toutefois, que veut réellement dire Hart lorsqu’il soutient que la justification de la peine et sa distribution sont deux choses distinctes ? Selon nous, il veut dire que la justification de la peine et de sa distribution sont deux choses distinctes. Certes, la peine est justifiée seulement si certaines conditions distributives sont satisfaites. Toutefois, la   justification   de   ces

conditions distributives elles-mêmes est indépendante de la justification de la peine. On peut

défendre la justification utilitariste de la peine et, en même temps, défendre une justification non utilitariste du principe de proportionnalité (par exemple). Le début de « Prolegomenon to the Principles of Punishment » doit être lu attentivement. Hart explique qu’on ne doit pas répondre à toutes les questions à l’aide d’un seul principe, que « nous sommes confrontés à une institution complexe présentant différentes caractéristiques interdépendantes qui doivent être expliquées séparément ; ou alors qui doivent être justifiées séparément si la moralité de l’institution est remise en cause155 ». On le voit, Hart ne nie pas l’interdépendance : ce qu’il

propose, c’est de séparer les justifications.

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