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Le pluralisme des valeurs

II. Une philosophie pénale pluraliste

2. Le pluralisme des valeurs

Le pluralisme moral de Hart a deux aspects. Le premier aspect est ce que nous appellerons le « pluralisme des valeurs ». Hart estime qu’il existe une pluralité irréductible de valeurs qui ne peuvent pas toujours être poursuivies en même temps : elles peuvent entrer en conflit et, dans ce cas, un choix, un sacrifice ou un compromis est nécessaire. Le deuxième aspect est ce que nous appellerons le « pluralisme des formes de raison morale ». Hart considère qu’il existe plusieurs types de raison morale, irréductibles les uns aux autres : par exemple, « parce que j’ai l’obligation de le faire », « parce que c’est mon devoir de le faire », « parce que c’est juste de le faire », « parce que c’est une bonne chose de le faire », etc., ne sont pas des raisons morales du même type, elles proviennent de différents « segments de la morale156 » (segments

155 PR, p. 4, nos italiques.

156 H.L.A. Hart, « Are There Any Natural Rights ? », The Philosophical Review, vol. 64, n° 2, 1955, p. 179, note 7.

of morality). À nouveau, il est possible que ces différentes formes de raison morale, provenant

de différents segments de la morale, entrent en conflit et créent des dilemmes moraux.

Le contraire du pluralisme des valeurs est le « monisme des valeurs », c’est-à-dire l’idée selon laquelle il n’existe qu’une seule valeur (par exemple l’utilité générale) à laquelle toutes les autres valeurs sont réductibles. Le contraire du pluralisme des formes de raisons morales peut être l’idée selon laquelle toutes les raisons pour une action autres que ses effets bons ou mauvais sont des pseudo-raisons (ce que Hart nomme la « doctrine restrictive de Bentham en matière de raison d’agir », Bentham’s restrictive doctrine of reason157) ; cela peut également

être l’idée selon laquelle chaque action que, moralement parlant, on doit ou on devrait faire est un devoir moral158.

Bien qu’il y ait, comme nous allons le montrer, de nombreuses preuves dans les écrits de Hart de son pluralisme moral, il ne s’agit pas d’une thèse qu’il a explicitement défendue de façon approfondie, comme le positivisme juridique. Il s’agit plutôt d’un leitmotiv, d’un présupposé implicite qui, selon nous, permet de comprendre correctement sa philosophie pénale. Ce que Hart dit sur la pensée de Bentham s’applique aussi à la sienne : « certaines caractéristiques fondamentales de la pensée de Bentham […] se trouvent sous la surface dans de nombreuses parties différentes de ses œuvres. Ils doivent être ramenés à la surface et examinés avec soin159. »

Commençons par présenter le pluralisme des valeurs de Hart. Pour cela, nous partirons du pluralisme des valeurs de Berlin, pour au moins trois raisons : Berlin est le théoricien le plus connu du pluralisme des valeurs160 ; le pluralisme de Berlin est très proche de celui de Hart ;

enfin, Berlin était l’ami le plus proche de Hart (par conséquent, les influences mutuelles sont plus que probables).

157 H.L.A. Hart, « Bentham », art. cit., p. 42.

158 « one factor obscuring the nature of a right is the philosophical use of “duty” and “obligation” for all cases where there are moral reasons for saying an action ought to be done or not done. » (H.L.A. Hart, « Are There Any Natural Rights ? », art.   cit., p. 179, note 7.) Voir également H.L.A. Hart, « Legal and Moral Obligation », in A.I. Melden (éd.), Essays in Moral Philosophy, Seattle : University of Washington Press, 1958, p. 82-83.

159 H.L.A. Hart, « Bentham », art. cit., p. 36.

160 « It is Berlin, however, who is the most influential pluralist in contemporary political thought, certainly in the Anglo-American literature. » (G. Crowder, « Pluralism, Relativism, and Liberalism », in J.L. Cherniss (éd.), The Cambridge Companion to Isaiah Berlin, Cambrige : Cambridge University Press, 2018, p. 230.)

a) Le pluralisme des valeurs de Berlin

Dans la dernière section de sa célèbre conférence de 1958, « Two Concepts of Liberty », Berlin oppose le monisme au pluralisme. Qu’est-ce que le monisme ? Il s’agit de « la foi dans un principe unique161 » ou de la conviction selon laquelle « toutes les valeurs positives

auxquelles les hommes sont attachés sont finalement compatibles et peut-être interdépendantes162 ». Ainsi, le monisme semble désigner pour Berlin deux croyances à la

fois : la croyance en une valeur unique ou la croyance en une parfaite compatibilité des valeurs. La première croyance nie la pluralité ; la deuxième ne nie pas la pluralité, mais la conflictualité.

Le pluralisme est tout simplement l’inverse du monisme. Il s’agit, selon Berlin, de la conviction selon laquelle les valeurs, les fins, les biens et les idéaux ne sont pas toujours compatibles et peuvent se heurter163 ; selon laquelle nous sommes contraints de faire des choix

pénibles et douloureux entre des exigences également absolues. Être pluraliste, c’est d’une part affirmer la pluralité des valeurs et d’autre part affirmer leur possible, voire leur nécessaire incompatibilité. Pour Berlin, l’obligation de choisir entre des valeurs concurrentes est une composante intrinsèque et indépassable de l’existence humaine164. On retrouve ici un thème

cher à Sartre165. Il est difficile de ne pas penser à l’existentialisme lorsqu’on lit le passage

suivant :

Mais un certain nombre de valeurs humaines ne peuvent être conciliées parce qu’elles sont en conflit ; c’est pourquoi il doit y avoir des choix. Très souvent ces choix sont pénibles. Si vous choisissez A, vous êtes désolé de perdre B. Ainsi, nous ne pouvons éviter de faire des choix entre des valeurs humaines essentielles qui sont des fins en elles-mêmes. Les choix sont souvent pénibles, mais ils sont inévitables dans n’importe quel monde que nous puissions concevoir, les valeurs incompatibles restant incompatibles dans leur globalité. Tout ce que

161 I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », in Éloge   de   la   liberté, trad. J. Carnaud, J. Lahana, Paris : Presses Pocket, 1990, p. 217.

162 I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », art. cit., p. 213.

163 On notera que Berlin ne distingue pas rigoureusement les valeurs, les fins, les biens et les idéaux. Comme l’écrit Gray : « It is not obvious what “values” designates – goods, options, virtues, whole conceptions of the good or entire cultural traditions or forms of life, or merely wants and preferences. » (J. Gray, Isaiah Berlin :

An Interpretation of His Thought, Princeton : Princeton University Press, 2013, p. 85.)

164 I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », art. cit., p. 215.

165 Rapprochement qu’on trouve également chez A. Butin, Isaiah Berlin, libéral et pluraliste, Paris : Michel Houdiard, 2014, p. 179.

nous puissions faire c’est de faire en sorte que ces choix ne soient pas trop déchirants166.

Selon Berlin, Machiavel est un des précurseurs du pluralisme, puisqu’il a été un des premiers à avoir mis en évidence le fait que les valeurs de la morale païenne de la virtù (affirmation de soi, courage républicain, poursuite du pouvoir, patriotisme civique, etc.) sont incompatibles avec les valeurs chrétiennes (détachement des biens de ce monde, humilité, abnégation, etc.). On ne peut pas poursuivre ces valeurs en même temps, on ne peut pas en même temps être un bon chrétien et un héros romain167.

Pourquoi Berlin attaque-t-il le monisme et défend-il le pluralisme ? Première raison, le monisme est une conviction dangereuse, responsable de nombreux drames de l’histoire. Si on pense qu’il n’existe qu’une seule valeur, par exemple le bonheur collectif, alors nous ne devons pas craindre d’éliminer tout ce qui fait obstacle à son avènement. De même, si on pense connaître la solution ultime permettant d’harmoniser, de faire coexister toutes les valeurs sans devoir en sacrifier aucune, pourquoi ne pas l’imposer par la force ? Comme l’écrit Berlin : « C’est, j’en suis convaincu, ce genre de certitude dogmatique qui explique la conviction profonde, sereine, inébranlable des plus impitoyables persécuteurs et tyrans de l’histoire selon laquelle leurs buts justifient leurs actes168. »

Deuxième raison, le monisme s’oppose à l’expérience169. L’observation empirique ordinaire

montre que les valeurs entrent souvent en conflit : la vérité avec le bonheur ; la justice avec la pitié et la compassion ; la liberté avec l’égalité ou l’ordre public ; la fidélité privée avec la fidélité publique, etc. Elle montre également que les valeurs contiennent en leur sein des éléments conflictuels : la liberté contient des libertés concurrentes comme le droit à l’information et le droit à la protection de la vie privée ; l’égalité contient des égalités concurrentes comme l’égalité des chances et l’égalité des résultats170.

Troisième raison, le monisme est logiquement incohérent. Pour Berlin, « l’accomplissement de certains de nos idéaux peut, par définition, rendre impossible la réalisation d’autres

166 I. Berlin, En toutes libertés : Entretiens avec Ramin Jahanbegloo, trad. G. Lorimy, Paris : Le Félin Poche, 2006, p. 173.

167 I. Berlin, En toutes libertés : Entretiens avec Ramin Jahanbegloo, op. cit., p. 66. 168 I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », art. cit., p. 215.

169 I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », art. cit., p. 214. Berlin se revendiquait de l’empirisme. 170 J. Gray, Isaiah Berlin : An Interpretation of His Thought, op. cit., p. 79.

idéaux171 ». Par exemple, on ne peut pas en même temps être un planificateur méticuleux et

quelqu’un de spontané : ces deux choses, aussi désirables soient-elles, sont par définition incompatibles172.

Quatrième et dernière raison, l’importance que nous attachons à la liberté de choix serait incompréhensible ou inexplicable si nous n’avions pas à choisir entre des valeurs inconciliables : « [si les hommes] avaient l’assurance que, dans un État parfait susceptible d’être réalisé sur terre, les fins qu’ils poursuivent n’entreraient jamais en conflit, la nécessité et les affres du choix disparaîtraient et, avec elle, l’importance cruciale de la liberté de choisir173. »

Pour Berlin, les valeurs sont conditionnelles. Qu’est-ce à dire ? Kekes oppose les valeurs conditionnelles aux valeurs prépondérantes (overriding). Une valeur est prépondérante si, lorsqu’elle entre en conflit avec une autre valeur, elle l’emporte toujours ; et si on ne peut la sacrifier que pour mieux la servir174. Kekes donne l’exemple de la vie : elle est une valeur

prépondérante si elle l’emporte toujours en cas de conflit avec, mettons, la liberté ou la justice ; et si on ne peut prendre une vie que lorsque cela permet de sauver d’autres vies. On pourrait également donner l’exemple de la liberté : pour Rawls, la liberté (ou le principe de liberté) est une valeur prépondérante puisqu’elle prime l’égalité (ou l’égalité des chances), et cette dernière prime la fraternité (ou le principe de différence). Il parle d’ordre lexical. En outre, la liberté ne peut être restreinte qu’au nom de la liberté elle-même.

Une valeur conditionnelle est, à l’inverse, une valeur qui peut être vaincue par une autre valeur. Kekes donne à nouveau l’exemple de la vie : elle est une valeur conditionnelle si, en cas de conflit avec la liberté (sacrifier une vie pour mettre un terme à la tyrannie) ou avec la justice (risquer une vie pour combattre l’injustice), elle peut ne pas l’emporter175.

Même si pour Berlin et Kekes, aucune valeur n’est prépondérante, cela ne veut pas dire que

171 I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », art. cit., p. 214.

172 I. Berlin, En toutes libertés : Entretiens avec Ramin Jahanbegloo, op. cit., p. 172. 173 I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », art. cit., p. 215.

174 J. Kekes, The Morality of Pluralism, Princeton : Princeton University Press, 1993, p. 19. Comme le précise Kekes, une valeur prépondérante n’est pas nécessairement une valeur absolue. En effet, une valeur absolue ne peut en aucun cas être violée, tandis qu’une valeur prépondérante peut être sacrifiée si cela permet de mieux la servir. Si la vie est une valeur absolue, alors on ne peut pas la prendre, même en cas de légitime défense. 175 J. Kekes, The Morality of Pluralism, op. cit., p. 20.

certaines valeurs ne sont pas, en temps normal, plus importantes que d’autres : « Il faut établir des priorités, qui ne seront jamais définitives ni absolues176. »

Les valeurs sont-elles, pour Berlin, commensurables ? Il affirme que « les fins humaines sont multiples, pas toujours commensurables et en perpétuelle rivalité les unes avec les autres177 ».

Qu’est-ce à dire ? On dit de deux grandeurs qu’elles sont commensurables lorsqu’elles peuvent être comparées par l’emploi d’une unité de mesure commune. Par exemple, 6 et 8 sont des nombres commensurables, puisqu’on peut les diviser par 2 : dans 6, il y a 3 fois 2, dans 8, il y 4 fois 2. Littré donne l’exemple de la toise et de la brasse : elles étaient commensurables, car la première valait 6 pieds, la deuxième 5 pieds : le pied était la commune mesure de l’une et de l’autre. Ainsi, lorsque Berlin affirme que les valeurs ne sont pas toujours commensurables, il semble vouloir dire qu’elles n’ont pas toujours de commune mesure. Peut-on, par exemple, comparer la vérité et la justice en termes de (quantité de) bien- être, de (quantité de) plaisir ? Berlin ne le pense pas et rejette l’utilitarisme : « Supposer que toutes les valeurs peuvent s’ordonner sur une seule échelle, de sorte qu’il ne s’agirait plus que de déterminer laquelle est la plus haute, me semble aller à l’encontre de ce que nous savons178

[…]. »

Le pluralisme des valeurs de Berlin est-il une forme de relativisme ? Berlin le nie explicitement. Selon lui, il existe ce que Kekes nomme des « valeurs primaires179 » :

Il existe des valeurs universelles. C’est un fait empirique concernant l’humanité, ce que Leibniz appelait

vérités de fait et non pas vérités de la raison. Il existe des valeurs qu’un grand nombre d’êtres humains

dans la très grande majorité des lieux et des situations, à quasiment toutes les époques, ont effectivement en commun180 […].

176 I. Berlin, « La recherche de l’idéal », in Le   bois   tordu   de   l’humanité :   Romantisme,   nationalisme   et

totalitarisme, trad. M. Thymbres, Paris : Albin Michel, 1992, p. 30.

177 I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », art. cit., p. 217, nos italiques.

178 I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », art. cit., p. 217. Pour Berlin, c’est quelque chose que Machiavel avait déjà compris : « Il ne condamne pas les vertus chrétiennes : il signale simplement que les deux morales sont incompatibles, et il ne reconnaît pas de critère supérieur qui nous permette de trancher entre elles. La combinaison de la virtù et des valeurs chrétiennes constitue pour lui impossibilité. Il vous laisse simplement devant le choix – lui sait où vont ses préférences. » (I. Berlin, « La recherche de l’idéal », art. cit., p. 22.) 179 J. Kekes, The Morality of Pluralism, op. cit., p. 18.

180 I. Berlin, En toutes libertés : Entretiens avec Ramin Jahanbegloo, op. cit., p. 58. Voir aussi : « il existe de larges zones de consensus parmi les gens de diverses sociétés durant de longues périodes de temps quant au bien et au mal, au vrai et au faux. […] Il y a, sinon des valeurs universelles, du moins un minimum sans

lequel les sociétés ne pourraient guère survivre. » (I. Berlin, « La recherche de l’idéal », art. cit., p. 31, nos

Berlin donne l’exemple du courage : dans toutes les sociétés, il est admiré. On pourrait également donner l’exemple de la véracité : dans toutes les sociétés, elle est valorisée, car elle est essentielle au bon fonctionnement de la vie sociale. Bien sûr, cela ne doit cela ne nous faire oublier qu’il existe aussi des valeurs relatives ou « secondaires ».

Récapitulons. Pour Berlin, les valeurs sont irréductiblement plurielles et conflictuelles. Certaines d’entre elles sont universelles, d’autres sont relatives. Dans un cas comme dans l’autre, elles sont toujours conditionnelles et souvent incommensurables. La condition humaine ne nous permet pas de tout avoir et nous condamne à choisir.

b) Le pluralisme des valeurs de Hart

En avril 1957, un an avant la conférence de Berlin, Hart donna à Harvard une conférence elle aussi très célèbre, « Positivism and the Separation of Law and Morals ». Or, c’est dans cette conférence qu’il révèle le plus explicitement son pluralisme des valeurs. Le contexte est celui de la critique du jusnaturaliste allemand Radbruch. Dans « Injustice légale et droit supralégal », article écrit pendant la dénazification, Radbruch affirme que le droit doit promouvoir au moins trois valeurs : la justice, la sécurité du droit (Rechtssicherheit, c’est-à- dire à la fois la sécurité par le droit, la certitude du droit en vigueur et la sécurité contre des modifications181) et l’utilité. Pour Radbruch, il y a un « ordre hiérarchique182 » entre ces

valeurs : l’utilité se trouve tout en bas, la justice se trouve tout en haut, la sécurité du droit occupe une place intermédiaire. Que faire en cas de conflit ? La réponse se trouve dans ce qu’on appelle la formule de Radbruch (Radbruchsche Formel) qui contient elle-même trois formules :

– En règle générale, la sécurité du droit doit primer : la loi doit être appliquée et rester en vigueur même lorsque son contenu est injuste ou inapproprié.

– Lorsque l’injustice atteint un degré insupportable, la justice doit l’emporter sur la sécurité du droit.

– Lorsque la loi ne recherche pas la justice, désavoue sciemment l’égalité, elle est dénuée de toute nature juridique : « on ne peut définir le droit, et donc le droit

181 Cf. la note g du traducteur in G. Radbruch, « Injustice légale et droit supralégal », trad. M. Walz, Archives

de philosophie du droit, vol. 39, 1995, p. 315.

positif, autrement que par un ordre et règlement dont l’esprit est de servir la justice183. »

Hart s’attaque surtout à la troisième formule (qu’on qualifie parfois de « formule de la négation »). Durant la dénazification, de nombreux juges, bourreaux et dénonciateurs ont été condamnés (alors qu’ils n’avaient pas enfreint la loi en vigueur au moment des faits) au motif que les lois nazies, en raison de leur caractère profondément injuste, étaient invalides et non juridiques. Hart donne l’exemple d’une femme ayant dénoncé son mari aux autorités nazies pour s’en débarrasser. Son mari fut condamné à mort et, en 1949, elle fut elle-même condamnée pour privation illégale de liberté. Le commentaire de Hart mérite d’être cité dans son intégralité :

On serait nombreux à applaudir le but – punir une femme pour un acte outrageusement immoral –, mais, pour l’atteindre, il a fallu déclarer qu’une loi établie depuis 1934 n’avait pas force de loi ; mais je doute que c’était là ce qu’il y avait de plus sage à faire. Il y avait évidemment deux autres choix possibles. L’un était de laisser la femme impunie ; on peut être d’accord pour soutenir que cela aurait été une mauvaise solution. L’autre était d’affronter le fait que si la femme devait être punie, elle devait l’être conformément à une loi explicitement rétroactive, en ayant pleinement conscience de ce qui était sacrifié en la punissant de cette manière. Aussi odieuses les lois pénales et les peines rétroactives soient-elles, s’y référer ouvertement dans cette affaire aurait au moins eu le mérite d’être franc. Cela aurait montré qu’en punissant la femme, un choix devait être fait entre deux maux, celui de la laisser impunie et celui de sacrifier un principe moral très précieux reconnu par la plupart des systèmes juridiques. Si l’histoire de la morale nous a appris quelque chose, c’est que, face à un dilemme moral, la meilleure chose à faire est de ne pas l’occulter. Comme les cornes du taureau, les circonstances dans lesquelles la vie nous contraint à choisir le moindre mal doivent être saisies en ayant conscience qu’elles sont ce qu’elles sont. Le principe selon lequel, dans certains cas limités, ce qui est totalement immoral ne peut être du droit ou ne peut être légal, présente un défaut : il sert à dissimuler la véritable nature des problèmes auxquels nous sommes confrontés et il va dans le sens de l’optimisme romantique qui consiste à penser que toutes les valeurs auxquelles nous sommes attachés formeront un seul système sans qu’aucune n’ait à être sacrifiée ni compromise pour s’accommoder aux autres :

Toute discorde est une harmonie incomprise

Tout mal particulier est un bien universel184

C’est certainement faux et on ne peut pas aborder le problème en présentant le dilemme à résoudre comme un cas ordinaire185.

Ce texte est une véritable profession de foi pluraliste. Comme Berlin, Hart dénonce

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