• Aucun résultat trouvé

Le pluralisme des formes de raison morale

II. Une philosophie pénale pluraliste

3. Le pluralisme des formes de raison morale

Le pluralisme des valeurs n’est pas le seul aspect du pluralisme moral de Hart : non seulement les valeurs sont irréductiblement plurielles, mais en outre les « formes de raison morale235 »

(forms of moral reason) sont irréductiblement plurielles.

Dans cette sous-partie, nous ne partirons pas de Berlin, mais d’un article de Nagel, « La fragmentation de la valeur ». Ensuite, nous examinerons à la lumière de cet article le pluralisme des formes de raison morale de Hart. Enfin, nous montrerons l’importance du pluralisme des formes de raison morale pour la question de la justification de la peine.

a) Nagel et la fragmentation de la valeur

Selon Nagel, il existe cinq types de valeur, formellement distincts, qui peuvent entrer en conflit. Ces cinq types de valeur sont236 :

1° Les obligations spécifiques envers des personnes ou des institutions : les obligations envers nos parents, nos amis, notre université, etc. Elles sont dues à ces personnes ou à ces institutions et elles découlent soit d’un engagement volontaire, soit d’une relation spécifique avec ces personnes ou ces institutions.

2° Les droits généraux que tout le monde a d’accomplir certaines choses ou de ne pas être traité d’une certaine manière. Ces droits ne dépendent d’aucune obligation spécifique. Nous les avons simplement parce que nous sommes des êtres humains, et non parce que nous avons

233 EJP, p. 347-348. 234 EJP, p. 348.

235 H.L.A. Hart, « Are There Any Natural Rights ? », art. cit., p. 186.

une relation spécifique avec certaines personnes ou certaines institutions.

3° L’utilité générale : « La considérer consiste à prendre en compte les effets de ce que l’on fait dans l’intérêt de tout le monde – que les composantes de cet intérêt soient liées ou non à des obligations particulières ou à des droits généraux. L’utilité comprend tous les aspects du bien et du tort que l’on fait à tous les gens (ou à tous les êtres doués d’une sensibilité), et pas simplement à ceux avec lesquels l’agent a une relation particulière, ou envers lesquels il a pris un certain engagement237. »

4° Les fins ou les valeurs perfectionnistes (perfectionist   ends   or   values) : la découverte scientifique, la création artistique, l’exploration spatiale, etc., ont toutes une valeur intrinsèque. Beaucoup considèrent qu’il est fondamental de faire de grandes avancées mathématiques, même si peu sont capables de les comprendre, même si leur utilité pratique est quasiment nulle, même si cela implique de gros sacrifices.

5° Les engagements envers nos propres projets : la poursuite d’un projet (comme l’écriture d’un livre), une fois initiée, peut acquérir une importance majeure et devenir une valeur en soi en concurrence avec d’autres valeurs. Elle peut nous conduire à sacrifier certaines choses auxquelles on tient par ailleurs.

Pour Nagel, aucun de ces cinq types de valeur n’est prépondérant : « il est absurde de soutenir que des obligations ne peuvent jamais avoir plus de poids que des droits, ou que l’utilité, aussi grande soit-elle, ne peut jamais avoir plus de poids que des obligations238. » Il distingue les

raisons personnelles, impersonnelles, centrées sur l’agent et centrées sur le résultat. Les engagements envers nos propres projets et les obligations spécifiques sont des raisons personnelles, centrées sur l’agent. Les droits sont des raisons un peu moins personnelles que les obligations, mais centrées sur l’agent : ils ne dérivent pas d’une relation spécifique avec certaines personnes, mais ils donnent surtout aux individus des raisons de ne pas traiter d’autres individus d’une certaine manière ; ils ne se préoccupent pas de ce qui serait tout compte fait mieux pour tout le monde. Enfin, l’utilité générale et les valeurs perfectionnistes sont des raisons impersonnelles, centrées sur le résultat : ce qui compte, c’est l’état du monde

237 T. Nagel, Mortal Questions, op. cit., p. 129. Pour la traduction citée ici : T. Nagel, Questions mortelles, trad. P. Engel, C. Engel-Tiercelin, Paris : P.U.F., 1983, p. 153.

avant et après mon action239.

Pour Nagel, la « fragmentation de la valeur » est due au fait que l’être humain est capable d’adopter plusieurs perspectives irréductibles : il peut envisager le monde d’un point de vue individuel, d’un point de vue relationnel, d’un point de vue impersonnel, etc. Comme Nagel l’écrit :

Nous apprécions la force des raisons impersonnelles quand nous nous détachons de notre situation personnelle et de nos relations particulières aux autres. Des considérations utilitaires apparaissent de cette manière quand notre détachement prend la forme de l’adoption d’un point de vue général qui englobe la vision que chacun a du monde dans lequel il se trouve. Bien sûr les résultats ne seront pas toujours clairs. Mais une telle vision d’ensemble est évidemment très différente de celle qui apparaît dans le souci qu’une personne peut avoir de ses obligations particulières envers sa famille, ses amis, ou ses collègues. Dans ce cas-là, elle pense beaucoup à sa propre situation particulière dans le monde. Les deux motifs proviennent de deux points de vue différents, qui sont tous deux importants, mais fondamentalement irréductibles à une base commune240.

Selon nous, on trouve chez Hart un point de vue assez proche, bien qu’il soit seulement esquissé.

b) Hart et la pluralité des formes de raison morale

Pour Hart, la morale comprend différents « segments241 » (différentes « branches242 »,

différentes « dimensions243 », différents « secteurs244 ») qui fournissent chacun différentes

formes de raison morale. Ainsi, les termes « devoir », « obligation », « right », « bon » proviennent de (et renvoient à) différents segments de la morale : ils ne concernent pas les

239 T. Nagel, Mortal Questions, op. cit., p. 132-133.

240 T. Nagel, Mortal Questions, op. cit., p. 133. Pour la traduction : T. Nagel, Questions mortelles, op. cit., p. 157.

241 H.L.A. Hart, « Are There Any Natural Rights ? », art. cit., p. 179, note 7. Cette expression revient souvent, comme ici : « Justice constitutes one segment of morality primarily concerned not with individual conduct but with the ways in which classes of individuals are treated. » (CL, p. 167, nos italiques.) Ou ici : « Yet this is no better ground for the identification of what are disparate, though of course related, segments of morality […]. » (H.L.A. Hart, « Legal and Moral Obligation », art. cit., p. 83, nos italiques.) Ou ici : « no account of justice as a distinct segment of morality could be given. » (EJP, p. 187-188, nos italiques.)

242 H.L.A. Hart, « Are There Any Natural Rights ? », art. cit., p. 177. 243 H.L.A. Hart, « Are There Any Natural Rights ? », art. cit., p. 186. 244 H.L.A. Hart, « Are There Any Natural Rights ? », art. cit., p. 178.

mêmes types de conduite et nous permettent de faire des critiques ou des évaluations morales qui ne sont pas du même type245. Comme Hart l’écrit dans une petite entrée rédigée pour un

dictionnaire des sciences sociales :

Dans de nombreuses discussions philosophiques, le mot « devoir » est utilisé dans un sens large […] pour désigner toute action qu’une personne a une raison morale de faire ou de ne pas faire. Certains s’opposent à cet usage au motif que la « morale » comprend de nombreux types différents de raison d’agir, et une conduite qui est moralement désirable simplement en vertu de ses conséquences, ou qui est moralement admirable car surérogatoire, ou l’héroïsme, devraient être distingués des devoirs qui représentent un minimum  moral prescrit par des règles bien établies essentielles à la vie sociale246.

L’usage très large que font les philosophes du mot « obligation » ou « devoir », selon Hart, nous empêche de voir la « variété et la complexité247 » de la morale. Nous devons résister à la

tentation (à laquelle les philosophes succombent trop souvent) d’assimiler tous les types de jugement moral à un seul type248. Pour Hart, il est essentiel d’avoir une vue claire de chaque

secteur de la morale, des différents types de moral ground  nous permettant de dire « You

ought… » ou « You ought not… »249. Il y en a au moins six.

Premier segment, les droits moraux250. Dire « Je n’ai pas le droit de… » est un premier type de

raison morale. Selon Hart, les droits moraux sont une branche de la morale dont la fonction est de déterminer dans quelles circonstances la liberté d’un individu peut être restreinte par celle d’un autre251. Il distingue les droits spéciaux et les droits généraux (nous verrons dans le

chapitre 2 qu’il emploie, au tournant des années 1970-80, une autre terminologie et oppose les « droits moraux positifs » aux « droits naturels »). Les droits spéciaux ont pour source une transaction ou une relation spécifique entre individus. Par exemple, j’ai le droit spécial (que

245 H.L.A. Hart, « Are There Any Natural Rights ? », art. cit., p. 179, note 7.

246 H.L.A. Hart, « Duty », in J. Gould, W.L. Kolb (éd.), A Dictionary of the Social Sciences, New York : Free Press, 1964, p. 214, nos italiques.

247 « the extension of these terms to the whole field of morality blinds us to its variety and complexity. » (H.L.A. Hart, « Legal and Moral Obligation »,  art.   cit., p. 83.) Nous revenons sur l’importance de la complexité chez Hart et, plus généralement, au sein de la philosophie du langage ordinaire, à la fin de cette introduction.

248 H.L.A. Hart, « Legal and Moral Obligation », art. cit., p. 100. 249 H.L.A. Hart, « Are There Any Natural Rights ? », art. cit., p. 189.

250 « there is much still to be done to identify the peculiar features of the dimension of morality constituted by the conception of basic moral rights and the way in which that dimension of morality relates to other values pursued through government. » (EJP, p. 221-222.)

les autres n’ont pas) d’utiliser la voiture de Paul parce qu’il y a consenti. Les droits généraux sont différents des droits spéciaux pour trois raisons : ils n’ont pas pour source une transaction ou une relation spécifique entre individus ; ils appartiennent à tous les individus capables de choix ; ils imposent des obligations à tout le monde, pas seulement à des personnes spécifiques comme dans le cas du consentement, par exemple252.

Dans sa recension de Anarchy, State, and Utopia, Hart insiste bien sur le fait que les droits ne sont pas le seul segment de la morale. Un des défauts de la théorie de Nozick est qu’elle repose justement une forme de monisme moral : le paysage moral offert par Nozick ne contient que des droits ; la faute morale n’a qu’une seule forme, à savoir violer les droits d’autrui ; tant que les droits d’autrui ne sont pas violés, les besoins des individus, leur misère ou les inégalités importent peu d’un point de vue moral253. Mais, comme le demande Hart :

« Pourquoi un critique de la société devrait-il ainsi supposer qu’il n’y a qu’une seule forme de faute morale, à savoir la violation des droits individuels ? Pourquoi devrait-il détourner son regard des conséquences en termes de bonheur ou de misère humaine produites par le fonctionnement d’un système de tels droits254 ? »

Deuxième segment, les obligations. Dire « J’ai l’obligation de… » est un autre type de raison morale. De même que Hart distingue les droits spéciaux et les droits généraux, il distingue les obligations spéciales et les obligations générales255. Les obligations spéciales ont au moins

deux caractéristiques. Premièrement, elles résultent d’actions volontaires (par exemple, une promesse). Deuxièmement, elles sont dues à des personnes bien définies (par exemple, la personne à qui j’ai fait une promesse, qui a le droit d’en exiger l’exécution)256.

Les obligations générales sont des obligations que tout adulte normal est censé avoir d’un bout à l’autre de sa vie, par exemple, s’abstenir de toute forme de violence, ne pas être cruel, aider autrui, etc.257 Elles correspondent à ce que Rawls qualifie de « devoirs naturels » : elles

s’appliquent à nous indépendamment de nos actes volontaires, elles n’ont pas de relation nécessaire avec des pratiques sociales (comme la promesse, par exemple)258. Parmi ces

252 H.L.A. Hart, « Are There Any Natural Rights ? », art. cit., p. 183-188. 253 EJP, p. 203.

254 EJP, p. 205. 255 CL, trad. fr., p. 189.

256 H.L.A. Hart, « Are There Any Natural Rights ? », art. cit., p. 179, note 7. 257 CL, trad. fr., p. 189.

obligations générales, on pourrait distinguer les obligations générales strictes et les obligations générales larges. Les premières sont impératives, mais en ce qui concerne les deuxièmes, « on ne considère pas leur réalisation comme allant de soi, […] mais comme un fait digne d’éloge259 ».

Troisième segment, les devoirs. Dire « C’est mon devoir de… » est encore un autre type de raison morale. Ce qui distingue les devoirs des obligations spéciales est qu’ils ne résultent pas d’actions volontaires antérieures ; ce qui distingue les devoirs des obligations générales est qu’ils s’attachent à des fonctions ou à des rôles relativement distincts et permanents, que tous les membres de la société n’ont pas260 : les parents ont le devoir de protéger leurs enfants, les

enfants ont le devoir d’aider leurs parents, un médecin a le devoir d’informer clairement son patient des risques auxquels il s’expose, etc. Évidemment, les devoirs peuvent varier d’une société à une autre, d’une époque à une autre : « dans une société donnée, le devoir d’une épouse peut très bien être de se jeter dans le bûcher aux funérailles de son mari261 […]. »

Quatrième segment, les conséquences ou l’utilité générale. Dire « Ce ne serait pas une bonne chose, tout compte fait, de… » est à nouveau un autre type de raison morale. On ne peut pas parler d’obligation dans ce cas-là :

il est pour le moins trompeur de dire que nous avons reconnu (ou admis) une obligation lorsque, dans des circonstances difficiles, non prévues par ce que l’on pourrait raisonnablement appeler une règle, nous réfléchissons aux conséquences d’autres lignes de conduite et décidons de ce qui est dans l’ensemble la meilleure chose à faire262.

Dans un manuscrit (cité par Hart263) intitulé « Fausses manières de raisonner en matière de

législation », Bentham soutient que la seule raison valable qu’on peut donner en faveur d’une loi est ses  effets positifs. Toutes les raisons d’un autre type sont de mauvaises raisons, de pseudo-raisons : antiquité de la loi n’est pas raison, autorité religieuse n’est pas raison, antipathie n’est pas raison, sympathie n’est pas raison, etc.264 Le propos est encore plus radical

259 CL, trad. fr., p. 200.

260 H.L.A. Hart, « Legal and Moral Obligation », art. cit., p. 103-104. 261 CL, trad. fr., p. 189.

262 H.L.A. Hart, « Legal and Moral Obligation », art. cit., p. 82. 263 H.L.A. Hart, « Bentham », art. cit., p. 38, note 1.

264 « Qu’est-ce que donner une bonne raison en fait de loi ? C’est alléguer des biens ou des maux que cette loi tend à produire : autant de biens, autant d’arguments en sa faveur : autant de maux, autant d’arguments contre elle. […] Qu’est-ce que donner une fausse raison ? C’est alléguer pour ou contre une loi tout autre chose que

dans l’Introduction aux principes de morale et de législation :

La seule bonne raison d’agir qui puisse exister est, au bout du compte, la considération de l’utilité […]. Il existe une foule d’autres principes, c’est-à-dire d’autres motifs qui expliquent pourquoi tel ou tel acte a été commis : il s’agit des raisons ou des causes qui expliquent qu’il ait été commis. Mais il n’y a que le principe d’utilité qui puisse donner la raison pour laquelle il aurait pu ou aurait dû être fait265.

Selon Hart, la doctrine restrictive de Bentham en matière de raison d’agir explique beaucoup de choses. Elle explique pourquoi il rejette les droits moraux : en effet, ceux-ci supposent de traiter comme une raison d’agir quelque chose qui, pour Bentham, ne peut en aucun cas être une raison d’agir266. Elle explique pourquoi la « conscience » ne fait pas partie de sa table des

ressorts de l’action267 : en effet, « la conscience implique nécessairement d’accepter les

méfaits passés comme une raison en soi d’avoir des remords et de les réparer268 ».

Pour Hart, la doctrine restrictive de Bentham nous force à abandonner de nombreux concepts, comme celui de gratitude. En effet, on ne peut parler de gratitude que lorsque le service rendu ou le bienfait reçu (qui appartiennent au passé) sont en eux-mêmes une raison d’exprimer notre reconnaissance ou de rendre la pareille269. La doctrine restrictive de Bentham nous

oblige également à abandonner le concept de droit moral. En effet :

la classe de raisons qui sont des supports logiquement appropriés pour l’attribution de droits moraux […] doit se référer aux propriétés actuelles ou aux actions passées des individus qui sont censés avoir des droits moraux comme étant en soi des raisons suffisantes pour les traiter d’une certaine manière indépendamment des conséquences bénéfiques pour la société270.

Par exemple, si je dis que Marie a (moralement) droit au même salaire que Jean, je ne peux pas justifier mon affirmation en disant que l’entreprise profiterait d’une augmentation de son

ses effets, soit en bien, soit en mal. » (J. Bentham, Traités de législation civile et pénale, op. cit., p. 40.) 265 J. Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation, op. cit., chapitre II, §19, p. 48-49. 266 H.L.A. Hart, « Bentham », art. cit., p. 38.

267 C’est un des reproches adressés par Mill à Bentham dans son Essai sur Bentham : « Rien n’est plus curieux que de constater l’absence dans ses écrits de toute reconnaissance de l’existence de la conscience […]. » (J.S. Mill, L’utilitarisme & Essai sur Bentham, trad. C. Audard, P. Thierry, 2e édition, Paris : P.U.F., 2009,

p. 201.)

268 H.L.A. Hart, « Bentham », art. cit., p. 39. 269 H.L.A. Hart, « Bentham », art. cit., p. 41. 270 H.L.A. Hart, « Bentham », art. cit., p. 38.

salaire (c’est peut-être vrai, mais ce n’est pas le sujet)271. Je peux en revanche la justifier en

disant qu’ils ont exactement les mêmes compétences, qu’ils font le même travail, qu’ils ont la même ancienneté, etc. Enfin, la doctrine restrictive de Bentham nous oblige à abandonner le concept d’obligation, puisque « dans les énoncés d’une obligation, même juridique, est analytiquement impliquée l’acceptation de l’idée selon laquelle l’acte passé ou l’inaction est une raison ou une justification en termes de règles juridiques pour l’infliction de “sanctions”272 ».

Selon Hart, le concept restrictif de raison défendu par Bentham n’est certainement pas notre concept de raison273. Ce qu’on peut éventuellement soutenir, c’est que l’utilité est une raison

primordiale (paramount reason) qui peut l’emporter, en cas de conflit, sur d’autres raisons274.

Cinquième segment, la justice. Dire « C’est injuste de… » est encore un autre type de raison morale. Dans Le concept de droit, Hart écrit :

Il y a assurément de très bonnes raisons pour donner à la justice une place de choix dans la critique des dispositions juridiques ; il est cependant important de voir que la justice constitue un segment restreint de la morale et que les règles de droit ainsi que leur mise en œuvre peuvent posséder ou ne pas posséder des excellences qui ne sont pas du même type. Une réflexion très sommaire portant sur quelques types courants de jugement moral suffit à montrer ce caractère particulier de la justice. On estimera la plupart du temps qu’un homme coupable de cruauté grave à l’égard de son enfant a fait d’un point de vue moral quelque chose de mal, de mauvais, ou même de pervers ou encore qu’il a enfreint son obligation morale ou son devoir à l’égard de son enfant. Mais il paraîtra par contre étrange de critiquer sa conduite en la qualifiant d’injuste. Ce n’est pas parce que le mot « injuste » a trop peu de pouvoir condamnatoire, mais parce que l’objet de la critique morale en termes de justice ou d’injustice est habituellement différent et plus spécifique que les autres types généraux de critique morale qui conviennent à ce cas particulier et sont formulés à l’aide de termes tels que « mal »,

271 On retrouve ici l’idée d’« erreur de catégorie » de Ryle, mais utilisée dans le domaine moral. 272 H.L.A. Hart, « Bentham », art. cit., p. 40.

273 H.L.A. Hart, « Bentham », art.  cit., p. 41. On pourrait ici faire un rapprochement entre Hart et Dancy (années 1990). Dans Moral   Reasons, Dancy s’attaque au conséquentialisme qu’il définit ainsi : « Consequentialism stands as a restriction on the sorts of reasons there can be, and typically it is said to allow only the agent-neutral. » (J. Dancy, Moral Reasons, Oxford : Blackwell, 1993, p. 166.) On retrouve ici ce que Hart appelle la doctrine restrictive de Bentham en matière de raison d’agir. Dancy soutient qu’il existe a

Documents relatifs