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6 ANALYSE

6.2 Le réseau comme organisation du travail : la division verticale du travail

La division verticale du travail, d'après Dumoulin et al. (2003), est d'ordinaire peu prononcée dans les réseaux. C'est également ce que nous avons constaté au travers des témoignages recueillis lors des entrevues. En fait, aucun centre décisionnel unique n'a été identifié clairement même si, il faut le reconnaître, certains nœuds sont apparus comme étant plus influents que les autres. Ils ne décidaient cependant pas à eux seuls du fonctionnement général ou des orientations du réseau et ne déterminaient pas qui devait collaborer avec qui.

L'absence d'acteurs prédéterminés qui s'occupent de la supervision nous amène évidemment à nous questionner sur les mécanismes mis en place dans le réseau qui pourraient imiter cette fonction. Nous retenons ici la proposition de Crague et al. (2012) qui précisent qu'elle est assumée par ses divers nœuds. Plus exactement, nous croyons qu'un mécanisme comme la sélectivité des relations joue un rôle de surveillance important. Elle se construit sur un lien de confiance réciproque qui a pour effet de diminuer les comportements opportunistes et de poser des balises lors des interactions (Jones et al., 1997). D'ailleurs, plusieurs exemples ont été relevés au travers des entrevues où la sélectivité des relations a contribué à mettre à l'écart ceux qui adoptent des philosophies ou des comportements mal vus. Un des directeurs de l'organisation 10 a ainsi affirmé vouloir éviter de faire affaire avec des entreprises qui recherchent du cheap labour. Ces employeurs ne sont pas considérés comme des partenaires de choix et sont mis à l'écart pour cette raison. Nous pouvons également citer en exemple le cas de l'organisation 11 qui a interrompu en partie ses relations avec la SDS en raison des retours d'information prodigués par ses participants. En prenant cette décision, c'est un appel à se réajuster, à s'adapter qui est lancé à la SDS. De façon plus symbolique, c'est aussi un signal qui lui est envoyé :

88 « ceci est inacceptable, je ne suis pas d'accord ».

Au-delà de la seule question de la qualité des relations et de la proximité dans les valeurs, nous nous questionnons sur l'impact de ces occurrences sur la capacité des personnes à se déplacer d'un établissement à un autre. Ce questionnement semble d'autant plus valide dans le cas des femmes en situation d'itinérance en processus de (ré)intégration socioprofessionnelle puisque plusieurs représentantes des maisons d'hébergement pour femmes se sont dites hésitantes à l'idée d'aiguiller leurs participantes vers les organismes offrant des plateaux de travail mixtes considérés comme mal adaptés à leurs besoins.

Si aucun acteur particulier n'a été identifié comme endossant le rôle de supervision, on ne peut nier que les bailleurs de fonds, privés ou publics, exercent une certaine pression sur les OBNL qui dépendent de leur financement (Hallée et al., 2014). Des participants à cette recherche nous ont d'ailleurs soulignés que, pour obtenir le montant d'argent désiré, ils ont dû spécialiser l'offre de service de leur organisation ou en adapter les objectifs pour qu'ils correspondent à ceux des bailleurs de fonds. Bien que cela n'engendre pas de transformations de fond en lien avec la mission, ces « ajustements », comme le dénote l'organisation 3, peuvent amener des insatisfactions, par exemple, de la part des intervenants qui jugent que l'offre de service initiale était (plus) appropriée pour répondre aux besoins des populations ciblées.

Pour contrecarrer les effets pervers en lien avec le financement, les OBNL ont développé des stratégies visant à préserver leur autonomie décisionnelle. Parmi celles-ci, on retrouve la diversification des bailleurs de fonds afin d'éviter de développer une dépendance face à un unique pourvoyeur. D'après une représentante de l'organisation 7, un OBNL confronté à cette situation serait à la merci des intérêts de ce pourvoyeur, sous son « contrôle ». L'offre de service ne viserait donc plus à répondre aux besoins des usagers, mais aux préférences d'un acteur externe. Nos résultats montrent cependant que les bailleurs de fonds souhaitent eux-mêmes participer à des projets qui ont plusieurs contributeurs, la survie d'une ressource – ou d'un service – ne reposant pas sur leurs seules

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épaules. Certes, la stratégie de diversification n'élimine pas complètement l'influence des bailleurs de fonds sur les OBNL – sinon, nous n'en aurions pas observé les effets lors des entrevues –, mais elle paraît en diminuer l'amplitude.

Et encore, certaines ressources rencontrées ont grandement souffert à la suite de coupes budgétaires. En témoigne le fait que l'organisation 11 a vu sa capacité à répondre à ses objectifs sur le plan de l'intégration professionnelle considérablement diminuée. En effet, les décisions prises par Emploi-Québec ont nui à l'accessibilité des plateaux de travail de cet OBNL, en plus d'en diminuer la durée. L'une des conséquences de ces décisions a été d'augmenter le contraste entre les besoins des personnes en situation d'itinérance – avoir du temps pour construire un lien de confiance envers ses intervenants ainsi que pour se stabiliser dans les diverses sphères de sa vie (logement, santé physique/mentale, judiciaire) – et l'offre de service. Ultimement, la quantité de stress en lien avec les contraintes de temps imposées par le programme, et ce relativement à l'ampleur du travail sur soi à effectuer, a été perçue par l'organisation 11 comme un obstacle nuisant aux efforts d'intégration de ses participants.

Compte tenu de cette pression des bailleurs de fonds sur les OBNL, nous nous questionnons sur leur place dans le réseau à l'étude. Nous ne croyons pas qu'ils en constituent à proprement parler des nœuds puisqu'ils ne pourvoient pas de services directement aux usagers. Nous estimons plutôt qu'ils se situent à l'extérieur du réseau (voir Figure 3), mais que, par leur ascendant sur les OBNL, ils impactent la capacité de certains d'entre eux à prendre en charge correctement les individus. C'est donc surtout en raison d'une relation de pouvoir déséquilibrée qui avantage les bailleurs de fonds que l'on perçoit leur influence.