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Une réponse à des problèmes multiples

Dans le document Td corrigé Introduction - HAL-SHS pdf (Page 40-43)

I. D E LA RÉAFFIRMATION DU DROIT À LA NÉCESSITÉ DU CONTRÔLE

2. Une réponse à des problèmes multiples

Dans leur analyse désormais classique des processus de décision dans les organisations, March et Olsen ont montré toute la complexité du chaînage entre les « problèmes » et les

« solutions »1. Dans le cas qui nous intéresse, la mise en place d’une politique de contrôle s’apparente moins à la « solution » apportée à un problème préexistant et unique qu’à une réponse apportée autant à des transformations intervenues dans le système de relations au sein duquel la CNAF prend place qu’à une série de problèmes objectifs. Les pages qui précèdent ont permis de s’en convaincre : ce n’est pas un développement du nombre de fraudes qui a conduit à considérer le développement du contrôle comme une nécessité. Son ampleur effective était du reste impossible à établir en l’absence d’une politique globale de contrôle. Et, en forçant le trait, on pourrait dire que la politique de contrôle est autant destinée à démontrer la fiabilité du système, et donc le faible nombre de fraudes, qu’à réduire effectivement ce nombre. Les logiques qui président à l’élaboration d’une politique de contrôle, les systèmes de justifications élaborés à son propos et les usages dont elle fait l’objet sont donc multiples et imbriqués les uns aux autres. On voudrait ici tenter de les démêler, tout en sachant qu’ils sont évidemment liés en pratique.

Le contrôle des allocataires renvoie bien évidemment à des préoccupations financières. Même si des espoirs ont sans doute été nourris en la matière, cela ne veut toutefois pas dire que la politique de contrôle procède du souci de réaliser des économies. Si les sommes indûment versées, pour cause d’erreurs, de retard dans les déclarations de changement de situation des allocataires ou de fausses déclarations sont loin d’être négligeables en volume2, elles ne forment en effet qu’une proportion relativement limitée de l’ensemble des prestations versées (de l’ordre de 3 %). Surtout, même si le rapport Courson-Léonard mettait en avant la

« rentabilité » des contrôles, leur « bénéfice » financier n’a rien d’évident. D’abord, le contrôle a un coût. Ensuite, les contrôles aboutissent à des rappels au bénéfice des allocataires dans des proportions à peu près équivalentes aux sommes qui sont identifiées comme indûment perçues. Enfin, l’identification des indus est bien loin d’équivaloir à leur recouvrement par l’organisme distributeur3. D’un strict point de vue financier, il est donc probable que les contrôles coûtent plus qu’ils ne rapportent. C’est ce qu’indiquent bien les propos d’un cadre de direction d’une CAF :

« La politique de contrôle est-elle payante ? Oui, en termes de justice et de crédibilité ; non en termes de gestion. Car la politique de contrôle est en fait très coûteuse : elle implique une charge de travail supplémentaire, et donc des agents en plus, alors même que l’on perd des allocataires qui rapportent [sic] aux caisses en termes de budget4. Dès lors quel intérêt y a-t-il à faire une politique de contrôle en dehors de la satisfaction du devoir accompli ? » (entretien, 13 avril 2000).

Que la réalisation d’économies ne soit pas une logique déterminante de la politique de contrôle ne conduit évidemment pas à négliger les rentrées financières résultant des contrôles. Si, aujourd’hui, les bilans font apparaître un montant de rappels à peu près équivalent à celui des indus, il n’en n’a pas toujours été ainsi, et le lancement de la politique de contrôle a pu arguer 1 Cohen Michael D., March James G. et Olsen Johan P., «Le modèle du “carbage can” dans les anarchies organisées», in March J.-G., Décision et organisation, Paris, Editions d’organisation, 1991, p. 163-204.

2 En 1995, 7,3 milliards de francs d’indus ont été « créés » et la masse des indus à recouvrer (comprenant les sommes des années précédentes non recouvrées) atteignait 11,3 milliards. Il faut noter qu’on ne saurait identifier au produit de la fraude ces indus qui proviennent largement d’erreurs et retards, en partie imputables aux services gestionnaires.

3 Le taux de recouvrement des indus reste en effet relativement limité (environ 65 %). Il faut ajouter à cette limite le fait que le calcul de ce taux inclut dans les «recouvrements» non seulement les remboursements effectifs des sommes indûment perçues mais aussi les remises de dettes, les annulations et les «admissions en non valeur» (suspension des procédures de recouvrement en raison de l’insolvabilité du débiteur, de sa disparition, de son décès sans héritiers ou d’une situation de règlement judiciaire commercial). Seulement 59 % des sommes à recouvrer seraient ainsi effectivement récupérées (Amrouni Isabelle, Buchet Daniel, « Les indus sur prestations. Des causes diverses et une difficile régulation », Recherches et prévisions, 49, septembre 1997, p. 77-92).

4 Le budget de fonctionnement alloué aux caisses croît avec le nombre d’allocataires.

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de sa rentabilité :

On lit ainsi dans une circulaire générale, préparatoire à la circulaire marquant le lancement effectif de la politique nationale de contrôle : « Comme il s’avère que le contrôle génère plus d’indus que de rappels, ceci signifie que nous assurerons une “rentabilité financière” non négligeable à l’opération. Ce point qui est tout simplement réaliste explique bien sûr le choix de la technique de ciblage. Nous perfectionnerons nos choix bien évidemment à l’aune des résultats obtenus. »1

« Les contrôles ont leur efficacité en termes financiers. La liaison avec le fisc, quand même, rapporte en net 300 millions à l’institution », note aujourd’hui Philippe Steck. Cette préoccupation est loin d’être absente d’opérations importantes de la politique de contrôle, comme la définition des « cibles » au sein des plans annuels. Si elle ne s’opère pas selon cette seule logique, des considérations d’efficacité conduisent de fait à sélectionner celles qui sont susceptibles d’être « rentables ». Au-delà du seul souci de rentabilité, la politique de contrôle peut être liée à des considérations d’ordre comptable. Depuis au moins le milieu des années 1980, de nombreuses réflexions et initiatives ont été conduites pour réduire le montant des indus2. La vérification des déclarations des allocataires s’est ainsi trouvée rapprochée des efforts d’organisation pour limiter les erreurs dans le traitement des dossiers. Les évaluations établissent que les indus sont avant tout imputables aux allocataires. En 1991, un rapport rédigé par un fondé de pouvoir de l’agence comptable de la CNAF indique que « les déclarations tardives et-ou l’absence de déclaration et-ou les déclarations incomplètes des allocataires représentent la première cause de responsabilité des indus »3. Il lie ainsi un problème de gestion (limiter les indus) à des solutions en termes de contrôle des déclarations des allocataires, évoquant entre autres la création d’ « un centre unique des formalités civiles et sociales » qui regrouperait les informations nécessaires à un grand nombre d’administrations et de services4. Dix ans plus tard, un rapport du CREDOC établit de manière très détaillée la

« responsabilité des indus » et considère que dans les trois-quarts des cas « la responsabilité relève de l’allocataire, ou éventuellement d’un tiers »5.

« Plus précisément :

– un tiers des indus sont causés par une déclaration tardive de l’allocataire, – un cinquième par un défaut de déclaration de sa part,

– un dixième par une déclaration erronée.

– On a ajouté ici les 8% d’indus dont la responsabilité est à incomber à un tiers qui n’a pas transmis à temps une information. » (ibid.)

La relation entre la réduction des indus et la politique de contrôle et de lutte contre la fraude n’a cependant rien d’évident. D’abord, et contrairement à la tentation d’assimilation rapide à laquelle ont parfois cédé les rapports des corps d’inspection ou le rapport parlementaire de 1995, « indu » n’équivaut pas à « fraude ». Si l’on en croit les chiffres du CREDOC, 30 % des indus seraient imputables à un défaut de déclaration ou à une déclaration « erronée », parmi lesquels il reste à établir la part des dissimulations et fausses déclarations intentionnelles.

Ensuite, si le contrôle des allocataires peut être envisagé comme un outil de « réduction des indus », son développement a paradoxalement aussi des effets directs en sens inverse : multiplier les vérifications c’est aussi multiplier les occasions de constater des décalages et donc de produire des indus.

Dans la période récente, le problème des indus est posé en termes de « réduction des 1 Circulaire 94-53, 16 février 1994, Politique de contrôle des droits (Le Directeur, Étienne Marie, lettre de présentation).

2 Amrouni Isabelle, Buchet Daniel, « Les indus sur prestations… », art. cit.

3 Zamora Antoine, Les indus, CNAF, 1991 (rapport interne), p. 16.

4 Ibid., p. 18.

5 Aldeghi Isa, Daniel Audrey, Simon Marie-Odile, Enquête quantitative sur les indus dans les CAF, CREDOC, coll.

« Dossiers d’études CNAF », novembre 2001, p. 39.

risques ». Aux risques internes, comme les erreurs des technicien ou le retard, s’ajoutent ainsi les « risques externes » qui tiennent aux déclarations des allocataires, et aux possibilités d’erreurs, omissions et dissimulations qu’elles contiennent. Le contrôle des allocataires est ainsi plus généralement intégré à la production d’ « indicateurs de qualité » de la gestion des caisses1. Ce contrôle dit « externe » est supposé être le pendant d’un « contrôle interne » qui a pour l’heure cependant nettement moins été développé. Enfin, si le développement de la politique de contrôle est lié à des logiques de gestion financière, c’est aussi parce qu’il est une ressource utile à l’argumentation gestionnaire : il permet de faire la démonstration d’une gestion rigoureuse.

Le développement d’une politique de contrôle renvoie, ensuite, à des logiques et une argumentation d’ordre juridique et, par l’entremise du droit, éthique. La maxime érigée en principe de la politique de contrôle en est l’expression : « tous les droits, rien que les droits ».

Le discours qui l’accompagne n’est pas sans rappeler les thèses des penseurs britanniques de la « troisième voie ». La notion d’égalité devant le service public (encore utilisée au milieu des années 1980) a peu à peu cédé à celle « d’équité du traitement des allocataires ». La

« justesse » et l’ « absolue rectitude » ont remplacé la justice. Il est rappelé qu’aux droits sont assortis des devoirs. C’est dans cette perspective que la politique de contrôle est conçue comme un moyen « pédagogique » qui permet, en plus de ses liens avec « l’information sur les droits », de limiter les « mauvaises pratiques » des allocataires. Elle s’apparente en ce sens à une politique de dissuasion des fausses déclarations, rappelant les risques encourus en cas de fraude. Des jugements sont publiés, des articles paraissent régulièrement dans les supports d’information des CAF qui rappellent aux allocataires les règles auxquelles ils doivent se soumettre (déclarer les changements de situation…) et les possibilités de sanctions en cas de manquements2. Le rappel ostentatoire des risques de sanction doit permettre ainsi de limiter l’exercice difficile de la coercition directe par des formes douces et diffuses de contrainte.

À ces logiques gestionnaires et juridico-éthiques s’ajoutent des logiques proprement politiques qui les intègrent et les dépassent. Les processus qui ont conduit à imposer la nécessité d’une politique de contrôle (critiques liées au « laxisme » des organismes, remise en cause de certaines prestations) produisent ici des effets sur les termes dans lesquels elle est appréhendée. La dimension politique de la politique de contrôle s’affirme ainsi à deux niveaux principaux (la défense de l’institution et celle des prestations menacées) et se joue dans deux arènes : celle, restreinte, des institutions publiques (ministères, corps de contrôle) et celle, beaucoup plus large et diffuse, du débat public (prises de position politiques, médias, « opinion publique »)3. La référence aux enquêtes d’opinion publique qui font craindre un affaiblissement des soutiens au système de protection sociale, une attitude de plus en plus critique à l’égard des minima sociaux et une « sensibilité » de plus en plus importante à la fraude est en effet très présente dans les attendus des différents actes de la politique de contrôle.

Il s’agit ainsi de conjurer les suspicions à l’égard du versement des prestations sociales autant que de limiter les fraudes dont elles font l’objet. La lutte contre la fraude est construite dans cette perspective comme un moyen de donner des garanties à ceux (responsables gouvernementaux, Cour des comptes…) qui en demandent et, plus généralement, de maintenir l’assentiment des contributeurs au système de protection sociale et, partant, de maintenir ce système lui-même4. Cette problématisation politique conduit à un mode particulier 1 Pour une analyse des pratiques et enjeux au principe de la production de ce type de chiffres (les « indicateurs de gestion »), on lira avec profit Boussard Valérie, « Les indicateurs de gestion comme construction sociale : l’exemple des CAF », Recherches et prévisions, 54, 1998, p. 51-61 ; « Quand les règles s’incarnent. L’exemple des indicateurs prégnants », Sociologie du travail, 43 (4), 2001, p. 533-542.

2 Voir par exemple « Les CAF et les contrôles », Bonheur, 1995, nº 4 ; « Quand la CAF vous contrôle. Pour une juste application de vos droits », Vies de familles, mai 1998, p. 20 ; « Payer tous les droits, rien que les droits », Vies de famille, septembre 2000, p. 26-27 (avec un résumé de la charte du contrôle).

3 On s’inspire ici du modèle d’analyse présenté dans Jobert Bruno (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994.

4 On peut ici penser, par analogie, à la répression des «violences urbaines» dans les quartiers «difficiles», dont l’un des objectifs est de donner une réponse gouvernementale aux demandes sécuritaires de ceux qui n’y vivent pas, afin notamment d’éviter que ces aspirations n’aillent chercher «hors système» — i.e. dans le vote pour le Front national —

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d’élaboration de la politique institutionnelle de contrôle. Il s’agit alors non seulement d’un effort de rationalisation et de systématisation des pratiques antérieures de contrôle, mais aussi et surtout d’un travail de mise en forme et de « visibilisation » destiné à faire la démonstration que l’on s’attèle à la résolution du problème.

L’un des objectifs du contrôle est de faire « une démonstration vis-à-vis de l’immense majorité de nos allocataires que les CAF recherchent de façon permanente l’équité du traitement » (Circulaire CNAF du 16 février 1994). Les résultats de la politique nationale de contrôle lancée au 1er janvier 1996

« seront relatifs ». « Ils n’en constitueront pas moins un premier bilan national que l’institution pourra afficher » (Circulaire du 6 septembre 1995).

Cette problématisation politique explique également l’importance particulière des « stratégies de communication publique ». La politique de contrôle passe par la désignation d’objectifs ambitieux et marquants, susceptibles d’être facilement « communicables », comme celui qui a consisté à passer de 15% à 25 % d’allocataires contrôlés au 1er janvier 2000 dans la convention d’objectifs et de gestion de 19971.

« 25 %, ça a été fixé comme ça, de manière intuitive. Pourquoi il a fallu afficher 25 % ? Évidemment parce qu’il y avait eu le rapport de Courson, et des demandes fortes de plus de contrôle. Il fallait fixer un chiffre, mais on avait aucune base, puisqu’il n’y avait pas encore de bilans réalisés de la politique de contrôle. Ça s’est décidé un jour, le directeur de la CNAF était au cabinet, à 10 h du soir, et on a décidé qu’on mettrait 25 %. 25 % c’est un chiffre assez rond, ça permet de dire « c’est un allocataire sur quatre », on peut penser que tous les quatre ans tout le monde est contrôlé, en fait c’est pas ça du tout, mais on voyait bien l’influence du contexte de l’époque. »2

Elle fait l’objet d’annonces, aux différents partenaires, à la presse et par l’intermédiaire des différents supports de « communication institutionnelle » dont disposent la CNAF et les caisses d’allocations familiales (revues, brochures, etc.). Cette communication institutionnelle informe les allocataires de la politique de la CNAF et des CAF en la matière, non seulement de façon « à réduire autant que possible les sources de tensions potentielles » et pour les raisons « préventives » que l’on a exposées plus haut, mais aussi pour assurer aux contributeurs un usage rigoureux du produit des prélèvements sociaux.

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