• Aucun résultat trouvé

Une institutionnalisation problématique

Dans le document Td corrigé Introduction - HAL-SHS pdf (Page 43-47)

I. D E LA RÉAFFIRMATION DU DROIT À LA NÉCESSITÉ DU CONTRÔLE

3. Une institutionnalisation problématique

La politique de contrôle n’apparaît pas ex nihilo en 1995-96 : des pratiques de contrôle existent en effet de longue date3. Le processus qui s’engage au milieu des années 1990 n’en marque ainsi pas moins un changement. Ces pratiques, relativement peu cadrées, dont les principes n’étaient pas établis et dont les effets demeuraient très approximativement mesurés au plan national, font alors l’objet d’un travail de mise en forme qui renvoie indissociablement à une

« rationalisation » des pratiques institutionnelles et à l’affichage de la rigueur vis-à-vis de l’extérieur. Cette mise en forme est pour une large part le fait d’un groupe de projet qui a réuni des cadres de la CNAF et surtout des directeurs de caisses, de 1998 à 20004. C’est en son sein qu’ont été arrêtés les principaux éléments constitutifs des textes codifiant le contrôle (Charte leur réponse politique.

1 Sur la focalisation sur les chiffres comme effet de politisation, cf. à propos du chômage Mathiot Pierre, « Une technocratie du chômage ? Les acteurs de la politique de l’emploi et la technicisation de l’action publique (1981-1993) », in Dubois Vincent, Dulong Delphine, dir., La question technocratique, Strasbourg, PUS, 1999.

2 Entretien Daniel Buchet.

3 « La mise en œuvre d’une politique de contrôle en 1996, et bien avant en matière de RMI a eu comme objectif, non pas de mettre en place des contrôles qui existaient déjà, mais de les ordonner, d’évaluer leur impact et d’estimer les résultats afin d’agir à titre préventif et d’éviter la naissance des indus. » Amrouni Isabelle, Buchet Daniel, « Les indus sur prestations… », art. cit., p.84.

institutionnelle du contrôle de septembre 1998, définition de la fraude, encadrement juridique du travail des contrôleurs notamment).

Mais ce processus de « rationalisation » n’est pas allé de soi. Il a en effet été soumis à toute une série de difficultés en compliquant la réalisation. C’est que la codification du contrôle en laquelle consiste pour une large part cette rationalisation est elle-même porteuse de contraintes. La rationalisation du contrôle prend les codificateurs dans un engrenage qui les oblige à revenir sur toute une série d’éléments imprévus (compétences, pratiques, normes, catégories, critères) qui avaient pu jusqu’alors demeurer tacitement et approximativement définis. Dans un processus qui rappelle le « cercle vicieux bureaucratique » décrit par Michel Crozier, ceux qui s’engagent dans l’édiction de règles destinées à encadrer les pratiques de contrôle soulèvent des questions qui conduisent à multiplier les règles et à étendre sans cesse le domaine à réglementer1. On ne peut toutefois en rester là. D’abord, ce processus ne saurait être compris en le rapportant aux seuls jeux internes à l’institution : il procède aussi du système de relations plus large dans lequel la politique de contrôle prend place. Ensuite, l’inflation ne concerne pas seulement les règles qui régissent l’organisation du contrôle et le travail de ceux qui l’exercent. Elle affecte aussi, certes dans une moindre mesure, les règles qui touchent aux conditions d’attribution des prestations. Le contrôle de l’adéquation entre une situation et les critères d’attributions de prestations présuppose que ces critères soient établis de manière suffisamment claire pour permettre d’y confronter la situation telle qu’elle est établie dans les pratiques d’enquête. Or, cette condition n’est pas toujours remplie. Le contrôle conduit donc non seulement à identifier des manquements aux règles, mais aussi les lacunes de ces dernières. Le développement du contrôle conduit donc non seulement à plus de rigueur dans l’application des règles, mais aussi, pour partie, à un retour sur la définition des règles quand elles sont demeurées imprécises. Le rigorisme à destination des allocataires se retourne ainsi contre les institutions qui le revendiquent : l’organisation du contrôle les confronte au manque de rigueur de la définition des règles qu’elles appliquent et les oblige à les préciser.

Le critère de « la vie maritale », utilisé pour plusieurs prestations (allocation logement, allocation de parent isolé, RMI), en est tout particulièrement exemplaire2. Ce critère est régulièrement utilisé, pour permettre a contrario la qualification des situations dites d’ « isolement », cette dernière notion n’ayant pas de définition juridique. Il n’est pas pour autant précisément établi, l’octroi de prestations qui y sont soumises étant assuré sur la seule base des déclarations du demandeur. Cependant, les contrôles sont l’occasion de statuer sur ce critère, des prestations pouvant être diminuées ou suspendues si la « vie maritale » est établie. Du point de vue de la rationalité juridique, d’un point de vue déontologique, mais aussi et surtout en raison de la situation difficile qui peut s’ensuivre en cas de contestation de la part des contrôlés devant une juridiction (comme le tribunal des affaires sociales), il est difficilement tenable pour les caisses d’allocations familiales de ne donner une définition qu’a posteriori (après l’octroi de la prestation, au moment du contrôle), ou encore d’avoir une définition souple et imprécise au moment de l’octroi de la prestation et une autre définition — cette fois plus étroite et rigide — au moment du contrôle. Au final, c’est ainsi le renforcement du contrôle et le travail de codification qui l’accompagne qui conduit à établir la nécessité d’une codification plus précise des critères sur lesquels repose le versement des prestations et à engager une telle codification.

Outre cet engrenage de la juridicisation, la rationalisation du contrôle oblige à trancher les questions difficiles et politiquement sensibles que soulève la politique de contrôle (respect de la vie privée, surveillance par les fichiers informatiques, stigmatisation des pauvres, etc.). Elle 4 On a pu assister à trois réunions de ce groupe, les 21 septembre 1999, 14 octobre 1999 et 10 juin 2000.

1 Crozier Michel, Le phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, 1963, spécialement p. 229-239. Voir aussi Crozier Michel, Friedberg Erhard, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977.

2 Cf. à ce propos Sayn Isabelle, Enfant à charge et parent isolé ou les difficultés de mise en œuvre des critères de fait, Lyon, Groupe de recherche sur la socialisation, rapport pour la CNAF, 1996 ; « Le critère de charge d’enfant, quels usages ? », Recherches et prévisions, 47, 1997, p. 51-64.

° 48

expose ainsi les agents qui s’y engagent dans des dilemmes difficiles à résoudre, qui sont à la fois le produit des tensions intérieures qui ne manquent pas d’animer des agents socialisés dans une institution d’assistance aux démunis et celui des exigences contradictoires auxquelles ils doivent répondre : n’être ni « naïf » (il y a bien des fraudes et des abus qu’il faut réduire) ni « obnubilé par la fraude », n’être et montrer que l’on n’est ni « laxiste » ni « rigide », avoir une approche à la fois « gestionnaire » et « sociale ». Elle révèle enfin des pratiques institutionnelles auparavant non publicisées et susceptibles d’appréciations négatives.

L’objectivation de la politique de contrôle oscille ainsi entre renforcement et limitation, entre investissement dans la codification et évitement, entre affichage de la rigueur et euphémisation. On en a un bon indice dans les stratégies de présentation du contrôle au public et aux partenaires institutionnels. L’insistance avec laquelle il est rappelé que les contrôles ne servent pas qu’à recouvrer des indus mais débouchent aussi à un rappel en faveur des allocataires contrôlés permet de dénier l’identification du contrôle à la répression des fraudes, au profit de son glissement vers une politique dite de « conseil », le contrôle étant alors redéfini comme un moyen d’information sur les droits et prestations.

Cette logique est bien visible dans la Charte institutionnelle du contrôle de septembre 1998 rédigée en priorité à l’intention des allocataires et les documents qui l’accompagnent (un argumentaire destiné aux agents des CAF, un dossier d’information pour les « partenaires ») le montrent bien1. Le passage à l’écrit objective l’existence d’une « politique ». Il permet de démontrer aux allocataires et aux « partenaires » la prise en charge du « problème ». Il permet également d’autres usages : démontrer la capacité de l’institution à mettre au grand jour des pratiques qui restaient jusque-là cantonnées aux « coulisses »2 ; donner des garanties contre l’arbitraire en édictant des normes et en les rendant publiques. Mais d’un autre côté, la charte avec ses douze brefs articles ainsi que l’argumentaire qui l’accompagne restent des documents généraux dont la dimension contraignante n’est pas claire. Plus que des règles précises, ils fixent des grands principes. Sous des dehors de précision et de codification, ils évitent ce que la règle de droit peut avoir de rigueur contraignante, en mobilisant le registre déontologique auquel les contrôleurs doivent adhérer. Autrement dit, la morale institutionnelle fait office de rigueur juridique. Cette souplesse est bien faite pour conjurer « une perception négative du contrôle, de la part des partenaires ou des allocataires » : la charte offre des garanties morales et sa forme même permet l’« adoucissement » d’une politique qui pourrait être perçue et dénoncée comme répressive.

On le voit bien en ce qui concerne le traitement des lettres de dénonciations (On le verra plus loin à propos de l’encadrement des pratiques du contrôle à domicile). Celles-ci fournissent une base au déclenchement des contrôles, mais leur prise en compte n’est pas pour autant reconnue comme légitime. Tout se passe alors comme si l’usage de ces lettres de dénonciation était à la fois tacitement admis et indicible, voire nécessairement condamné en public. Avant la réalisation de la charte du contrôle, la question n’avait pas fait l’objet d’un traitement institutionnel. La responsable de la formation des contrôleurs, qui a été associée à sa rédaction, relate à ce propos :

« C’est une chose qui m’a éclairée sur les positions un peu contradictoires de l’institution. Moi, j’avais été, comment dirais-je, assez scandalisée, par idéologie personnelle, de voir l’utilisation des lettres anonymes, des dénonciations, etc. Les contrôleurs disaient, “moi, dans ma caisse, on les utilise”, “ah ben chez moi, il n’en est pas question”. Donc, ils m’interpellaient en demandant : “mais qu’est-ce que dit la CNAF ?”. Ils ont un rapport fort à loi : ou c’est possible, ou c’est pas possible ; ou l’on n’a droit, ou l’on n’a pas droit. Eux c’est comme ça. Et face à eux, moi je n’étais porteur d’aucune position de la CNAF, qui n’avait jamais dit ni oui ni non. Donc monsieur Issindou, le chef de branche à l’époque, me dit : “je ne peux pas prendre de position”. Je lui ai dit : “mais monsieur, nous nous sommes interpellés, c’est 1 Charte et documents présentés dans la circulaire CNAF nº 303-98 du 2 décembre 1998.

2 Goffman Erving, La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973.

quand même quelque chose d’important pour les contrôleurs, c’est des pratiques qui ne sont pas neutres”. Il m’a dit de me débrouiller. Je lui ai dit que j’allais prendre position, et dire qu’on trouve scandaleux qu’on utilise les dénonciations, qu’on n’a pas droit. C’est dans le cadre de la formation, c’est pas politique, ça ne fait de mal à personne. Bon. Mais moi, ça m’a tracassée. »1

Si la question est, cette fois, bien traitée, les préconisations de la charte du contrôle à ce propos n’en portent pas moins les traces de cet embarras. Elles stipulent que « les dénonciations anonymes ne sont pas exploitables », et indiquent qu’« il paraît souhaitable de ne pas donner suite aux dénonciations de tiers », mêmes si elles sont signées, « sans proscrire explicitement la prise en compte des signalement des tiers ». Une position officielle plus précise à ce propos n’a été arrêtée que plusieurs années après.

C’est en effet la circulaire CNAF nº 2001-109 du 2 mai 2001 qui précise la qualification des signalements (dénonciation, dénonciation calomnieuse, mensongère, abusive, délation), limite la prise en compte aux seules dénonciations de faits graves et délits et prévoie la demande d’une attestation circonstanciée, signée et accompagnée de justificatifs à l’auteur du signalement. Les principes sont formulés de la manière suivante. « Les signalements émanant de particuliers ne sont pas considérés comme pouvant générer un contrôle, qu’ils soient anonymes ou non. Mais à côté de signalements de faits sans gravité, inspirés par la jalousie, la vengeance, etc., coexistent les dénonciations de faits graves, de délits, portant sur l’attribution des prestations légales. De tels délits, portés à la connaissance d’une caisse d’allocations familiales ne peuvent être ignorés et doivent être signalés au Procureur de la République. Il s’agit non seulement d’une obligation légale, mais encore d’une question de crédibilité de l’Institution : si l’Institution risque très certainement de perdre son image en donnant suite à toutes dénonciations ou délations, elle risque non moins sûrement de perdre sa crédibilité en ne donnant pas suite aux délits qui lui sont signalés. » (Souligné dans le texte).

Comme l’explique ce responsable de la CNAF, la question des lettres de dénonciation, à l’instar du contrôle de manière plus générale, fait l’objet d’un « débat intérieur » et de tensions contradictoires. Les lettres de dénonciation, c’est d’un côté « la France des années 40 », des pratiques animées par des motivations souvent inavouables dont l’institution n’a pas à se faire le relais. D’un autre côté, les informations qu’elles contiennent peuvent permettre de mettre le doigt sur des abus. Ne pas en tenir compte, en tout cas les laisser sans réponse, c’est remettre en cause la crédibilité de l’institution face à leurs auteurs (les CAF « fermeraient les yeux » devant des cas de fraude avérés). C’est également se heurter à l’incompréhension et aux critiques de ceux qui veillent au maintien d’un contrôle rigoureux, comme les corps d’inspection.

« Ça pose un problème de crédit par rapport au service public. Parce que quand vous voyez un truc et que vous fermez les yeux, complètement, et que l’affaire est sue de beaucoup de gens, le manque de respect qu’on a pour le service public est considérable, et tout devient possible. C’est ça le débat intérieur qu’on peut avoir. […] Ça a fait débat, avec des arguments excellents des deux côtés. L’argument massue qu’on a retenu, c’est l’argument “qui sommes nous pour exploiter des lettres anonymes ?”. Ça nous rappelle des spectres bruns, la France des années 40, et si on veut parler de déontologie, il faut que nous mêmes nous soyons transparents. Mais en même temps, quand un ami, un directeur de journal nous écrit que son ex-employé qui se dit chômeur non indemnisé nous fraude et travaille au noir, qu’est-ce qu’on fait ? C’est un problème de crédit du service public. Ça peut faire très très mal. […]

Le débat sur les lettres anonymes est tranché de la manière la plus hypocrite qui soit, puisqu’on dit en creux qu’on ne les exploite pas, mais on ne le dit pas 1 Claude Moskalenko, entretien.

° 48

ouvertement. Si n’importe quel corps de contrôle, l’IGAS ou autre, vous demande ce que vous faites des lettres anonymes et que vous dites que vous les mettez au panier, ils font des yeux comme des boules de loto ! Pour eux c’est impensable ! »1

Dans le document Td corrigé Introduction - HAL-SHS pdf (Page 43-47)