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Les règles gouvernant la compétence du juge : le défi de la nature transnationale du litige

Section 2- L’action engagée contre l’entreprise : des évolutions à encourager

2) La réponse nouvelle du droit français

Les choses « devraient » changer car nous sommes encore ici dans une analyse prospective. La loi est entrée en vigueur mais aucun juge n’a pu encore se prononcer sur sa portée en droit de la responsabilité civile. Surtout, la question ne se posera que lorsque de futurs dommages dus à un manquement au devoir de vigilance se réaliseront. Il convient alors de mettre en évidence la portée de ce texte à partir de ses potentialités275.

C’est en passant par la création d’une obligation comportementale à l’encontre de certaines entreprises, le devoir de vigilance, et d’une obligation d’en répondre en cas de manquement que le droit français a opéré une évolution vers la possible responsabilité des sociétés mères et donneuses d’ordres en cas de dommages causés par leurs filiales et partenaires commerciaux y compris à l’étranger.

Plus précisément, la loi sur le devoir de vigilance impose à certaines sociétés, dès lors que ces dernières emploient un certain nombre de salariés (plus de 5 000 salariés en France ou 10 000 salariés en France et à l’étranger) et ont leur siège social en France, l’obligation d’établir et mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance tendant à prévenir les atteintes à l’environnement causées directement ou indirectement par leur activité. Selon l’article L. 225-102-4-1, al. 3 du Code de commerce, ce plan « comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle au sens du II de l’article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation ». Autrement dit, il s’agit de veiller à ce que les activités sur lesquelles une grosse entreprise s’appuie pour exercer sa propre activité et ainsi faire des bénéfices ne soient pas sources de dommages pour les hommes et l’environnement.

À l’instar de toute autre obligation, y contrevenir peut entraîner la mise en jeu de la responsabilité civile de son débiteur, à savoir ici celle des sociétés mères ou donneuses

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d’ordres. Le nouveau régime prévoit directement cette hypothèse en affirmant : « Dans les conditions prévues aux articles 1240 et 1241 du code civil, le manquement aux obligations définies à l’article L. 225-102-4 du présent code engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice que l’exécution de ces obligations aurait permis d’éviter » (Art. L. 225-102-5 C. com.). Ainsi, à l’avenir, au regard de cette nouvelle disposition et d’un point de vue strictement substantiel, malgré ses conditions restrictives notamment quant à la preuve du lien de causalité, la responsabilité de la société mère devient envisageable276.

Reste à savoir ce qu’il en est dans une perspective de litige transnational. D’emblée, notons la nature extraterritoriale du devoir de vigilance : l’obligation pour les entreprises françaises d’établir et mettre en œuvre de manière effective le plan de vigilance ne concerne pas uniquement les risques causés par leurs activités sur le sol français. Bien au contraire, le but de la loi est de les inciter à prévenir les dommages causés par les activités de leurs filiales et partenaires commerciaux sur les sols étrangers. Comme le rappelle Étienne Pataut, « s’il s’agit de faire peser sur les groupes de sociétés, nationaux et internationaux, une nouvelle obligation, au-delà de la séparation en personnes morales distinctes », « l’objectif est d’autant plus louable que la volonté est ici clairement de ne pas non plus s’arrêter aux frontières de l’État puisque les groupes internationaux dont les filiales sont situées à l’étranger sont directement visés »277. Ainsi, a priori, les victimes étrangères auront tout intérêt à se tourner vers le juge français pour obtenir la condamnation de la société mère ou donneuse d’ordre, ainsi que les entreprises locales concernées, à réparer les dommages environnementaux. Comme le rappelle Olivera Boskovic278, encore faut-il que la loi française puisse être appliquée, ce qui demande de nouveau à se tourner vers le règlement Rome II, le nouveau dispositif n’ayant rien prévu en matière de conflit de lois. Or tout l’intérêt en matière environnementale est que les dommages environnementaux bénéficient de la dérogation prévue à l’article 7 du règlement de Rome II, à savoir la possibilité d’invoquer la loi du lieu du fait générateur. Si celui-ci réside dans le non-respect de l’obligation d’établir le plan de vigilance et de le mettre en œuvre de manière effective (responsabilité personnelle et non pas du fait d’autrui), il s’agit alors de la loi française. Nul besoin ici de s’interroger sur la manière

276 V. A. Danis-Fâtome et G. Viney, art. préc. V. aussi J. Lagoutte, « Le devoir de vigilance des sociétés mères et des sociétés donneuses d’ordre ou la rencontre de la RSE et de la responsabilité juridique », RCA, 2015, n° 11. 277 E. Pataut, « Le devoir de vigilance, aspects de droit international privé », Droit social, 2017, p. 833. 278 Chronique précitée.

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d’échapper aux règles générales prévues à l’article 4 et imposant l’application de la loi du lieu du dommage, tel les recours à l’ordre public, à la loi de police ou à la clause d’exception279.

Tout cela n’est pas anodin en cas de conflit transnational car, en élargissant les chances de succès d’une action engagée contre le débiteur le plus intéressant pour les victimes (la société mère ou la donneuse d’ordre), le dispositif permet incidemment d’élargir les chances de succès d’attraire devant le juge français en tant que codéfendeurs les filiales ou autres partenaires commerciaux situés sur le sol étranger. En effet, le défendeur d’ancrage devient un défendeur « sérieux » : le procès gagne en simplification et en chance de succès de voir condamner les deux protagonistes ou au moins la filiale. C’est alors un procès environnemental qui pourrait s’ouvrir devant le juge français : un procès apte à juger du comportement de l’ensemble des protagonistes pour éviter qu’un autre juge étranger refuse de sanctionner la filiale. De ce fait, bien que le devoir de vigilance relève du droit substantiel, ses implications processuelles dans le domaine environnemental sont importantes. Malgré tout, il ne faut pas en exagérer la portée qui invite à réfléchir à d’autres voies d’évolution possibles.

B/ Les évolutions possibles

La portée de ce devoir dans les conflits transnationaux est limitée (1) mais pourrait être nuancée par l’instrumentalisation de certains leviers (2).