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Répétition des résurrections pour finir encore

2. L’homme-Christ beckettien, recrucifié pour finir encore

2.2 Les itinéraires de l’homme-Christ beckettien vers le pire inempirable

2.2.2 Répétition des résurrections pour finir encore

a) Mais que je vienne à mourir, en mettant les choses au mieux, sans avoir pu me croire en vie, je suis payé pour savoir que ce n’est pas cela qu’ils souhaitent pour moi. Car cela m’est arrivé maintes fois déjà, sans qu’ils m’aient seulement accordé un congé de détente, parmi les lombrics, avant de me ressusciter. […] Que je décline à tombeau ouvert en tant qu’être sensible et pensant, c’est de toute façon une excellente chose.

436I, p. 103. 437I, p. 36.

b) Ce sera le même silence que toujours, traversé de murmures malheureux, de halètements, de plaintes incompréhensibles, à confondre avec des rires, de petits silences, comme d’en enterré trop tôt. Ça durera ce que ça durera. Puis je recommencerai, je ressusciterai. Voilà ce que j’aurai gagné à me donner tant de peine. À moins que cette fois-ci ce ne soit le vrai silence enfin.438

L’extrait a) montre la résurrection dans la dimension du corps, tandis que l’extrait b), le fait dans la dimension de la langue. Nous avons vu que l’Incarnation signifie que « le Verbe s’est fait chair ». L’homme-Christ beckettien qui la parodie, ressuscite donc dans ces deux dimensions. Dans la mesure où le « je » est en mots, et fait de mots, les deux dimensions se superposent et indiquent ensemble la résurrection du « je ».

Selon Le Dictionnaire du christianisme, le mot « résurrection », avec une minuscule, signifie le « retour d’un mort à la vie », quand le mot « Résurrection », avec une majuscule, est le nom de la « victoire du Christ sur la mort, [du] retour du Christ à la vie le dimanche qui a suivi sa crucifixion »439. Dans l’extrait a), la

résurrection du « je » semble se rapprocher de la Résurrection du Christ, puisqu’il est possible de comparer la peine que suggère « je suis payé pour savoir », avec la souffrance de la crucifixion, qui est le prix que le Christ a payé pour la Rédemption. L’extrait b) fait aussi savoir que « tant de peine » est une condition indispensable pour arriver à la résurrection. Le point commun de la douleur permet ainsi de considérer la résurrection beckettienne comme une parodie de la Résurrection du Christ.

Si la Résurrection affirme la Rédemption, comme le dit Saint Paul, apôtre de Jésus – « Et si Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine, vous êtes encore dans vos péchés » (1Corinthiens, 5:17) –, la résurrection du « je » ne révèle que le peu d’espoir d’être racheté et le désir d’être sauvé. Eugene Webb explique la résurrection qui s’effectue dans les romans beckettiens, comme « la défaite finale »: « There is only the meaningless crucifixion of Molloy, with resurrection not a triumph but the

438I, p. 112 et p. 219.

ultimate defeat »440. D’ailleurs, dans la mesure où la résurrection se répète, comme le

montrent « maintes fois déjà » et « recommencer » dans les extraits cités plus haut, la possibilité du salut diminue d’autant plus, et il est difficile de tracer la limite entre la mort et la vie. Pour ainsi dire, la résurrection récurrente provoque la confusion entre la mort et la vie, alors que la Résurrection du Christ distingue clairement la première de la dernière. Dans ce contexte, « le vrai silence enfin » dans « À moins que cette fois-ci ce ne soit le vrai silence enfin », indique alors à la fois la fin de la répétition des résurrections et l’espoir vain de réaliser une résurrection non récurrente.

Dans L’Innommable, la raison pour laquelle le « je » parle, est le silence : « C’est de moi maintenant que je dois parler, fût-ce avec leur langage, ce sera un commencement, un pas vers le silence, vers la fin de la folie, celle d’avoir à parler et de ne le pouvoir »441. Il parle donc pour ne plus parler, c’est-à-dire pour en finir avec

la vie, identifiée à la folie, dans laquelle le « je » doit souffrir. De même, dans Textes

pour rien, c’est la mort qui cause la naissance : « on a peur de naître, non, on le

voudrait bien, pour se mettre à mourir »442. Tout cela montre bien le désir d’en finir

complètement avec l’existence absurde, d’être sauvé de la douleur éternelle, ou de trouver des limites, que ce soit la fin ou le commencement. Dans Fragment de

théâtre I, le personnage B, qui est dans un fauteuil roulant, exprime le dégoût de

l’existence, en disant au personnage A, qui est aveugle : « Revenir ! Qui voudrait revenir ici ? »443. Ainsi, la résurrection ne peut pas désigner la victoire, comme

l’indique Eugene Webb, mais plutôt la défaite finale, dans la mesure où elle enferme l’homme-Christ dans un lieu de l’existence, nommé « ici », où le mouvement de retour à la vie rend incertaine la limite entre la mort et la vie : « Oui, j’aurais une mère, j’aurais une tombe, je ne serais pas sorti d’ici, on ne sort pas d’ici, c’est ici ma tombe, ici ma mère, ce soir c’est ici, je suis mort et vais naissant, sans avoir fini, sans

440Eugene Webb, Samuel Beckett: A study of His Novels, University of Washington Press, 2014,

p. 135.

441I, p. 75. 442TR, p. 146. 443FT I, p. 25.

pouvoir commencer, c’est ma vie »444.

La répétition des résurrections, que « le temps d’une nouvelle mort, d’un nouveau réveil »445révèle, renforce cet état isolé, sans issue, et éteint « l’envie d’être

néant »446. Le cercle vicieux qui détruit la limite entre la mort et la vie, n’implique pas

seulement la douleur éternelle, ou l’existence infinie, mais aussi l’empêchement de la venue du jour du jugement. Dans la Bible, la Résurrection annonce l’accomplissement de la Rédemption et la fin des temps, à savoir la venue du jour du Seigneur où les élus seront ressuscités, et surtout où tout le monde sera jugé par Dieu : « La volonté de mon Père, c'est que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle ; et je le ressusciterai au dernier jour » (Jean, 6:40) ; « Celui qui me rejette et qui ne reçoit pas mes paroles a son juge ; la parole que j’ai annoncée, c’est elle qui le jugera au dernier jour » (Jean, 12:48). Dans « Pour en finir avec le jugement », Gilles Deleuze avance que « le jugement de dieu est précisément le pouvoir d’organiser à l’infini »447. Si on accepte cette idée, la répétition des

résurrections qui fait échapper au jugement dernier, peut être prise pour ce qui forme un système anarchique ou non organique. En effet, dans la mesure où la limite entre la vie et la mort devient obscure à travers cette répétition, l’ordre chronologique, celui du temps de la vie de l’organisme, devient chaotique : « Tant vrai que les deux si deux jadis à présent se confondent »448. Les mots « jadis » et « à présent » juxtaposés sans

virgule, expriment la confusion du passé et du présent, le brouillage de l’ordre chronologique.

Dans l’extrait b), la répétition des résurrections est mise en relief au point que le mot « ressusciter » est utilisé comme synonyme du mot « recommencer ». En outre, un seul mot, « encore », représente les résurrections innombrables chez Beckett :

Pour finir encore crâne seul dans le noir lieu clos front posé sur une

444TR, p. 178. 445TR, p. 197. 446CAP, p. 61.

447Gilles Deleuze, Critique et clinique, p. 163. 448MVMD, p. 50.

planche pour commencer.449

Les deux mots, « recommencer » et « encore », donnent l’impression que cette répétition est un processus mécanique qui affirme seulement l’identique et ne produit aucune différence. Avant de parler de cette impression qui ne tarde pas à se révéler douteuse, nous voudrions faire une remarque sur la citation. Cet incipit poétique et agrammatical de Pour finir encore, nouvelle écrite en 1975, est circulaire dans la mesure où « Pour finir » et « pour commencer » se trouvent respectivement au début et à la fin, c’est-à-dire où la fin est commencement, et inversement, si bien que « finir » et « commencer » se superposent. Par ailleurs, cet incipit est aussi linéaire dans la mesure où la proposition s’oriente en même temps en des sens opposés, vers la fin et vers le commencement. En outre, l’adverbe « encore » y souligne le mouvement éternel qui annihile la limite entre la fin et le commencement (ou la mort et la vie). Pour ainsi dire, cette seule proposition semble résumer toute la vie du personnage qui éprouve la répétition des résurrections, ainsi que l’esthétique de Beckett qui produit le « rapport aporétique »450 et qui rend insaisissable ou poreuse

la limite entre deux choses opposées, par exemple mort et vie, fin et commencement, silence et parole, et ainsi de suite.

Dans l’extrait, l’absence de virgule accroît l’ambiguïté de la proposition « Pour finir encore crâne », en donnant deux possibilités de lecture : « Pour finir encore » ou « encore crâne ». Si « Pour finir encore » suggère le retour d’un mort à la vie, « encore crâne » désigne la réincarnation : « Sa naissance fut sa perte. […]. De funérailles en funérailles. Jusqu’à maintenant. […]. Né au plus noir de la nuit »451. Cet

extrait révèle bien des caractères de la réincarnation, des vies successives dans différents corps, donc des passages à travers la mort et de nouvelles naissances. En revanche, dans la résurrection, il n’y a pas de nouvelle naissance, mais seulement le retour d’un mort à la vie. Georges de Maubertuis explique que la « théorie de la

449PFE, p. 9.

450 « Le rapport aporétique qu’entretiennent “finir” et “mourir” chez Beckett », Gabriela García

Hubard, « ‘‘Sa naissance fut sa perte’’ et la perte son aporie : Heidegger/Beckett/Derrida », in

Beckett sans frontières : Samuel Beckett Today/Aujourd’hui 19, Éditions Rodopi, 2008, p. 455. 451S, p. 30.

réincarnation est liée à l’accomplissement de la destinée humaine. Cette destinée est de parvenir au monde spirituel à son niveau le plus élevé […]. Pour cela, une seule vie ne suffit pas »452. Nous pouvons alors considérer l’incipit de L’Innommable comme

un effet de la réincarnation, à savoir que les questions du narrateur proviennent de ses vies successives : « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? »453.

De même, on peut ainsi comprendre ce que dit Malone : « Mais soudain tout se remet à rager et à gronder, […] à se demander si l’on n’est pas mort à son insu ou né à nouveau quelque part »454. La multiplicité des naissances et des morts provoquent la

confusion et rend la question insoluble. Cependant, chez Beckett, la réincarnation ne s’effectue pas pour « parvenir au monde spirituel à son niveau le plus élevé », mais seulement pour tomber dans un état extrême, se réduire à l’« imminimisable minime minimum » et enfin, disparaître totalement : « Jusqu’à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore » ; « Un seul remède. Disparaître »455. Cependant cette envie

d’être néant ne se réalise jamais : « Dévore l’envie d’avoir disparu »456.

Pourquoi cette réincarnation est-elle désignée comme une résurrection chez Beckett ? Avant tout, « naissance et mort se mêlent, toutes limites confondues »457, si

bien que l’être qui se réincarne, ne se distingue guère de celui qui est ressuscité, en tant que « vieux fœtus »458ou « vieil enfant », qui suggère l’homme-Christ et qui finit

par se réduire en « corps » ou en « crâne » : « que quelque chose change, qui fasse naître plus avant, mourir plus avant, ou bien ressusciter »459. De plus, le clivage du

moi, ou la réapparition de quelques personnages dans diverses œuvres de Beckett, surtout à l’intérieur de sa trilogie, accomplit à la fois les deux transformations : la résurrection et la réincarnation.

Dans Malone meurt, Malone peut être pris pour un des divers moi du « je », ou pour un de ses corps en lesquels ce dernier se réincarne : « Je viens de passer deux

452 Georges de Maubertuis, L’évolution spirituelle de l’antiquité à nos jours, Paris : Éditions

Lanore, 2015, p. 38.

453I, p. 7. 454MM, p. 86. 455CAP, p. 7 et p. 55. 456CAP, p. 55.

457Evelyne Grossman, L’Esthétique de Beckett, p. 47.

458« je suis un vieux fœtus à présent, chenu et impotent », MM, p. 84. 459TR, p. 197.

journées inoubliables dont nous ne saurons jamais rien, […] sinon qu’elles m’ont permis de tout résoudre et de tout achever, je veux dire tout ce qui touche à Malone (c’est en effet ainsi que je m’appelle à présent) et à l’autre, car le reste n’est point de mon ressort »460. Dans l’extrait, le pronom de la première personne du pluriel

n’inclut pas seulement le narrateur « je », mais aussi Malone et l’autre. Dans la note explicative, le narrateur dévoile qu’il est bien Malone, de sorte que le « nous » recouvre un moi dédoublé. Par ailleurs, « à présent » permet de mettre en doute que Malone soit simplement le moi scindé du « je », qui dit :

Mais laissons là ces questions morbides et revenons à celle de mon décès, d’ici deux ou trois jours si j’ai bonne mémoire. A ce moment-là c’en sera fait des Murphy, Mercier, Molloy, Moran et autres Malone, à moins que ça ne continue dans l’outre-tombe.461

Cet extrait montre que le « je » est un être qui passe à travers la mort. Dans la mesure où il existe encore après sa mort, il peut être considéré d’une part comme un être ressuscité, et d’autre part comme un être se réincarnant sous le nom de Malone. Les noms, Murphy, Mercier, Molloy, Moran, désignent des personnages qui apparaissent dans divers romans, et qui se trouvent dans la confusion entre « je » et « il » : « Quelqu’un parle, quelqu’un entend, […] ce n’est pas lui, c’est moi, ou un autre, ou d’autres, […] je suis lui, au fond, pourquoi pas, pourquoi pas le dire, […] ce n’est pas moi, […] quelqu’un dit je, […] »462. La limite entre les pronoms « je » et « il » (ou

« ce »), remplaçant « quelqu’un » qui renferme ces noms énumérés, est très confuse. Cette confusion, qui rend l’identité indéfinissable et amène la désubjectivation, cause aussi celle entre résurrection et réincarnation. En tous cas, étant donné que ces noms partagent le sort du « je », ils prouvent ses réincarnations. Cependant, le nom de Malone est exceptionnel, puisque Malone meurt. S’il n’est pas le « je » et si l’ordre chronologique préside la succession des trois romans, Molloy, Malone meurt et

L’Innommable, qui composent la première trilogie, alors Malone qui réapparaît dans

460MM, p. 79. 461MM, p. 103. 462I, p. 235-236.

le dernier, peut prouver la résurrection : « Malone est là. De sa vivacité mortelle il ne reste que peu de traces. […]. C’est en le voyant, lui, que je me suis demandé si nous jetons une ombre. Impossible de le savoir »463. Dans l’extrait, le narrateur fait

apercevoir quelques traces de la mort de Malone pour suggérer sa résurrection. En fait, la réapparition d’un nom d’une œuvre à l’autre représente une sorte de résurrection, même si le personnage qui porte ce nom ne meurt pas, puisque le hiatus (ou le silence) entre les textes peut symboliser la mort. Bref, les noms qui représentent le « je » témoignent de sa réincarnation, tandis que leur réapparition dans d’autres œuvres constitue leur résurrection. Pourtant, dans la mesure où le « je » et le « il » se mêlent, les deux fonctions se confondent.

Ces retours à la vie ne garantissent pas l’identité des vies récurrentes, du fait que « tout le mal vu mal dit », peut-être dû aux facultés affaiblies ou à la folie de celui qui veut disparaître éternellement à travers la répétition des résurrections ou des réincarnations, montre « un principe de changement »464: « L’œil a changé. Et son

pisse-légende. L’absence les a changés. Pas assez. Plus qu’à repartir. Où changer encore. D’où trop tôt revenus. Changés pas assez. Étrangers pas assez. À tout le mal vu mal dit. […]. Changer encore. Revenir encore. Sauf empêchement. Ah. Ainsi de suite. Jusqu’à pouvoir en finir enfin »465. De là, nous pouvons rapprocher cette

récurrence de l’éternel retour, tel que Gilles Deleuze le présente : « Le génie de l’éternel retour n’est pas dans la mémoire, mais dans le gaspillage, dans l’oubli devenu actif »466. La répétition des résurrections (ou des réincarnations) s’oppose à la

représentation de la mémoire, même si elle affirme l’identité de la structure de confusion comme « l’inébranlable confusion des choses éternelles »467. Il est donc

raisonnable de comprendre cette répétition à travers l’éternel retour qui « se rapporte à un monde de différences impliquées les unes dans les autres, à un monde compliqué, sans identité, proprement chaotique »468.

463I, p. 10. 464I, p. 112. 465MVMD, p. 65.

466Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris : Presses universitaires de France, 1968, p. 77. 467Mo, p. 52.

3. Vers l’inconnaissance à travers des dispositifs