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1.2 Dieu enfermé en mots

1.2.2 Dieu épuisé

Dans Malone meurt, Macmann est décrit comme épuisé :

Mais tout se passait comme si vraiment il n’était pas maître de ses mouvements [Macmann] et ne savait ce qu’il faisait, pendant qu’il le faisait, ni ce qu’il avait fait, une fois qu’il l’avait fait.136

Gilles Deleuze présente la condition pour arriver à l’état d’épuisement, et Macmann y satisfait comme le montre la citation. Tout d’abord, cette condition est le renoncement à « tout ordre de préférence et à toute organisation de but, à toute signification »137. Dans la citation, « tout se passait comme si vraiment il n’était pas

maître de ses mouvements » fait savoir que Macmann renonce à tout ce que nous venons d’énumérer, à propos de ses mouvements. Il « s’active, mais à rien. On était fatigué de quelque chose, mais épuisé, de rien »138. Il s’enferme alors dans l’enfer des

ignorances.

En décrivant ainsi Macmann, le narrateur rappelle, au moyen de l’expression toute faite que nous venons d’examiner, le nom de Dieu et fait de Dieu un autre épuisé :

135Catherine Rouayrenc, op. cit., p. 124. 136MM, p. 117.

137Gilles Deleuze, L’Épuisé, in Quad, Paris : Éditions de Minuit, 1992, p. 59. 138Ibid., p. 59.

Car il le fallait s’il voulait continuer à aller et venir, et à vrai dire il n’y tenait pas outre mesure, il le fallait, pour des raisons obscures et connues qui sait de Dieu seul, quoique à vrai dire Dieu ne semble pas avoir besoin de raisons pour faire ce qu’il fait et pour omettre ce qu’il omet, au même degré que ses créatures.139

Le narrateur, à travers les indices comme « il n’y tenait pas outre mesure » et « des raisons obscures et connues qui sait de Dieu seul », suggère que Macmann est épuisé. Ce faisant, il tourne aussi son regard vers Dieu. C’est l’expression « qui sait de Dieu seul » qui offre diverses possibilités d’interprétation, et qui incite le narrateur à tenir compte de l’aspect réel de Dieu. Au premier regard, cette expression semble résulter de la fusion de deux expressions : « qui sait » et « connu de Dieu seul ». La locution adverbiale « qui sait » s’emploie pour exprimer l’incertitude quant à la proposition placée devant ou derrière, de sorte qu’elle inclut toutes les interprétations possibles de la proposition « qui sait de Dieu seul ». Tout d’abord, cette proposition évoque l’expression figée « Dieu seul le sait » ; ensuite, la proposition suivante « Dieu ne semble pas avoir besoin de raisons » permet de l’interpréter littéralement. En tous cas, chacune des deux interprétations révèle l’épuisement de Macmann. Dans la mesure où l’expression figée « Dieu seul le sait » signifie « personne ne le sait », et où l’unique possesseur des raisons est Dieu, Macmann est « peu maître de ses mouvements »140.

L’écriture complexe et minutieuse de Beckett oppose encore cet unique possesseur des raisons à Dieu qui « ne semble pas avoir besoin de raisons », en montrant un autre contraste entre les locutions adverbiales « qui sait » et « à vrai dire », qui reflète la perspective du narrateur relative à Dieu. Si le possesseur peut être pris pour Dieu, qui est « l’ensemble de toute possibilité »141 dont la réalisation

procède par exclusion, conformément à ses raisons, bien que celles-ci soient obscures, le non-possesseur peut être pris pour le Dieu épuisé, qui combine

139MM, p. 118. 140MM, p. 118.

« l’ensemble des variables »142, puisqu’il n’a pas de raisons qui puissent poser la

mesure de l’exclusion. Il est évident que cette opposition est destinée à mettre en relief le Dieu épuisé comme inassermentable, comme c’est souligné dans Watt.

La perspective du narrateur, dans laquelle « Dieu ne semble pas avoir besoin de raisons pour faire ce qu’il fait et pour omettre ce qu’il omet », semble, au premier regard, révéler Dieu en tant que « cause première » : « Dieu est unique, et la cause première de tout ce qui existe. La cause première n’est autre chose que l’existence absolue, sans aucun caractère distinctif »143. Joseph de Finance, philosophe néo-

thomiste, explique le rapport entre la raison et Dieu : « il [Dieu] est lui-même la raison pour laquelle il n’a pas besoin de raison »144. De là, il est sans doute possible de

dire que Dieu est lui-même la cause première, pour laquelle il n’a pas besoin de raisons. Dans ce contexte, la cause première n’est autre que Dieu, possesseur des raisons : « Au-dessus des causes finies, il y a la cause première. En un sens, la cause première ne fait rien. Mais en un autre sens, elle fait tout ; car elle fait les causes, elle les conserve, et elle les conserve avec leurs lois »145.

Cependant, Beckett qui aime parodier la pensée philosophique, conduit le narrateur à faire comprendre tout autrement la phrase « Dieu ne semble pas avoir besoin de raisons », à partir de la comparaison entre Dieu et ses créatures, en le mettant « au même degré que ses créatures ». Le narrateur compare Dieu à Macmann, en décrivant le mauvais résultat que ce dernier, boueux et épuisé, produit à son insu en s’efforçant sincèrement d’observer la façon de travailler de ses collègues plus expérimentés : « Et il [Macmann] était lui-même obligé de convenir que là où il avait balayé ça avait l’air encore plus sale à son départ qu’à son arrivée »146. L’extrait

montre une scène très comique où les éléments tragiques sont en latence. Avec Macmann, il n’y a aucune différence entre balayer et salir, de sorte qu’il s’active pour

142Ibid., p. 59.

143 Jean-Gottlieb Buhle, Histoire de la philosophie moderne : depuis la renaissance des lettres jusqu’à Kant (traduit de l’allemand par A. J. L. Jourdan), Paris : F. I. Fournier, 1816, p. 707-708. 144 Cité dans Denis Bosomi Limbaya, Dieu, fondement fondamental de la philosophie de J. de Finance : Étude métaphysico-philosophique de l’affirmation de l’existence de Dieu comme principe de l’existence et de la destinée humaines, Gregorian & Biblica, 2010, p. 96.

145 Émile Saisset, Le Scepticisme. Ænésidème, Pascal, Kant : Études pour servir à l’histoire critique du scepticisme ancien et moderne, Paris : Librairie académique, 1865, p. 347.

rien. C’est dire que son mouvement n’est pas contrôlé en vue de certains buts, projets et préférences, par des éléments qui contribuent à distinguer, à choisir et à exclure. Tout cela fait apercevoir que Macmann est un être épuisé qui compose l’ensemble des variables d’une situation et dont les résultats vont de pire en pire.

Dans la mesure où le narrateur considère Dieu comme celui qui n’est pas possesseur des raisons, autrement dit, qui renonce à toutes les raisons pour son mouvement, Dieu semble épuisé comme Macmann. Ses deux actes contraires, « faire » et « omettre », correspondent alors aux deux variables, « salir » et « balayer », du mouvement de Macmann. Dans L’Innommable, Dieu se rapproche encore de ses créatures, étant donné qu’il est considéré aussi innocent qu’elles : « qu’est-ce que je leur ai fait, qu’est-ce que j’ai fait à Dieu, qu’est-ce qu’ils ont fait à Dieu, qu’est-ce que Dieu nous a fait, il ne nous a rien fait, nous ne lui avons rien fait, nous ne pouvons rien lui faire, il ne peut rien nous faire, nous sommes innocents, il est innocent, ce n’est la faute de personne, qu’est-ce qui n’est la faute de personne, cet état de choses »147. Dans l’extrait, l’innommable parle de l’innocence de l’épuisé, à

propos de l’« état de choses » produit, mais non pas voulu, par ce dernier. S’efforçant de balayer des ordures jetées sur la voirie, mais la salissant plutôt, Macmann continue à ouvrir la possibilité de produire une situation spécifique susceptible « d’inspirer aux passants le plus de dégoût possible et de provoquer le maximum d’accidents, dont des mortels, par glissade »148. L’innommable considère pourtant ce

boueux comme innocent, puisqu’il n’a aucune intention de produire cet absurde résultat, même s’il semble le vouloir. L’épuisé « ne réalise plus, bien qu’on accomplisse » des possibles149. L’innommable inclut Dieu dans cette catégorie,

comme s’il plaidait pour lui, le Créateur de l’existence misérable des hommes. Cependant, nous pouvons trouver ici aussi de l’ironie blasphématoire, puisque Dieu ne se distingue plus de ses créatures, encore moins de celles qui sont épuisées, et qu’il n’est plus la loi générale et universelle, ni la source de toute la connaissance, ni le témoin suprême de la vérité. Dieu est dégradé comme tel. Cette ironie peut d’ailleurs

147I, p. 202-203. 148MM, p. 117.

refléter la rage ou le désespoir des épuisés qui ont eu pour un moment l’espoir du salut.

Beckett met en relief l’épuisement de Dieu, en faisant retomber le Dieu traditionnel et conventionnel dans des expressions périmées. C’est peut-être une façon de se moquer de la tendance de la culture occidentale à refuser et cacher la complexité incompréhensible et l’absurdité inexplicable de l’existence, en mettant en avant Dieu, garant de la Vérité. Ainsi, l’écrivain dispose à travers ce Dieu épuisé la confusion et l’ignorance qui sont les fondements de son esthétique.

2. L’homme-Christ beckettien,