• Aucun résultat trouvé

Dieu, c’est la voix incompréhensible et inexplicable

1.1 Dieu, « grand taciturne »

1.1.2 Dieu, c’est la voix incompréhensible et inexplicable

Dieu est amour ? Jean Onimus dit que « Dieu n’est peut-être ni aveugle ni sourd. Il est même peut-être là tout proche, attentif à me sauver », et il ajoute que « le tragique est moins dans le sentiment d’absence que dans une expérience d’incommunicabilité »83. Chez Beckett, nous pouvons trouver des personnages dont

le nom évoque celui de Dieu84 et dont les attributs correspondent à ceux d’un Dieu

tyrannique, évoquant celui de l’Ancien Testament : par exemple, Youdi, Godot, le maître, et ainsi de suite. Des critiques interprètent souvent le nom de Godot comme une déformation de God, et le nom de Youdi comme un dérivé Yahvé. Il est évident qu’il peut y avoir d’autres interprétations à ce propos, étant donné que le nom Youdi ressemble à l’hébreu Yehūdī qui est la racine étymologique du mot « juif », et que Godot peut-être rapporché de « godillot » et aussi de « godet ». Cependant, dans ce chapitre, nous observons simplement les associations des noms des personnages avec celui de Dieu, que la culture occidentale définit d’une part comme Dieu de Miséricorde, source d’aide ou d’amour, et d’autre part comme Dieu de Vérité, qui représente la loi universelle et toute la connaissance, surtout pour la tendance rationaliste – notre but étant d’examiner comment Beckett renverse cette double définition et souligne la misérable existence solitaire de l’humain. Le mot Yahvé, venu de l’hébreu ancien הוהי, YHWH, tétragramme hébraïque qui peut se lire

YaHWeH, n’est jamais prononcé par les Juifs, qui le remplacent par Adonaï

signifiant « Seigneur ». Dans la Bible grecque, ce nom est traduit par Kyrios signifiant « Seigneur » ou « Maître ». Dans L’Innommable, le nom de maître peut alors exprimer le nom de Dieu.

En tous cas, les personnages agissant comme un Dieu tyran mettent en général

83Jean Onimus, op. cit., p. 94.

84 « Nom difficile à porter, nom de l’Auteur par excellence, et qui apparaît sur un mode dévoyé

dans Godot, ce surnom de Dieu. De même, l’innommable peut faire penser à l’imprononçable nom de Dieu, le tétragrammaton ; Dieu parlerait dans cette œuvre, dans la mesure où nous y écoutons une voix se voulant éternelle. De même, John Fletcher a pu découvrir une version du tétragrammaton dans Molloy, ayant interprété le nom du patron de Moran, « un nommé Youdi », comme une déformation d’Iahvé », Alan Astro, « Le nom de Beckett », in Critique : Samuel

le protagoniste principal dans une situation absurde et misérable, en prenant des décrets incompréhensibles et inexplicables, et en prétendant se soucier de lui : « Le maître. Quelques allusions par-ci par-là, comme à un satrape, pour me faire plaindre. […]. Mon maître donc, à le supposer unique à mon image, me veut du bien, le pauvre, veut mon bien, […] mon bon maître, mon puissant maître, […] lui qui a l’habitude de commander, et d’être obéi »85. Si chacun de ces personnages peut ainsi être pris pour

Dieu, il faut alors reconsidérer la réponse négative que le narrateur a donnée dans

Compagnie à la question « Dieu est amour. Oui ou non ? Non ». Dieu peut être

présent, dans la mesure où le protagoniste reçoit son message, même s’il lui est transmis par un intermédiaire, par exemple, Gaber, le garçon, les autres, et ainsi de suite.

Un dimanche d’été, Moran reçoit par Gaber, messager de Youdi, l’ordre de s’occuper de Molloy. Comme le remarque Jean Onimus, « les victimes de Dieu ne se révoltent pas, elles se laissent plutôt aller à une servilité haineuse qui s’achève, dans les meilleurs cas, par la domestication et l’abrutissement »86. Moran obéit à cet ordre,

qui le poussera à tomber dans le malheur et la confusion, et finalement à quitter avec son fils la maison où il pouvait jouir de moments de bonheur et de calme. En outre, Moran se soumet aux instructions de Youdi que Gaber lui transmet de nouveau un soir, bien qu’il soit malade, ne puisse se déplacer sans l’aide d’autrui, et que son fils l’ait abandonné. Cette soumission absolue est aussi observée dans le rapport entre une voix et Moran : « Comme vous voyez, c’est une voix assez ambiguë et qui n’est pas toujours facile à suivre, dans ses raisonnements et décrets. Mais je la suis néanmoins, plus ou moins, je la suis en ce sens, que je la comprends, et en ce sens, que je lui obéis »87.

En principe, Moran doit recevoir le message de Youdi, à travers son messager, Gaber. C’est la seule procédure officielle. En l’occurrence, Youdi peut être comparé à Dieu, Gaber, à l’ange Gabriel qui est le messager de Dieu dans la Bible88. Cependant,

85I, p. 50-51.

86Jean Onimus, op.cit., p. 106. 87Mo, p. 181.

dans la mesure où Moran, qui voyage sur ordre de Youdi pour chercher Molloy, devient de plus en plus comme ce dernier, c’est-à-dire se transforme en un vieil homme invalide, et assez aliéné pour dire « je ne supporterai plus d’être un homme, je n’essaierai plus »89, la distinction entre Youdi, qui « était loin »90 de Moran, et la

voix, « anonyme et pressée, haletante, irrépressible »91 qu’il entend en son for

intérieur, commence à s’écrouler : « Et la voix que j’écoute, je n’ai pas eu besoin de Gaber pour me la transmettre. Car elle est en moi et elle m’exhorte à être jusqu’au bout ce fidèle serviteur que j’ai toujours été »92. Ainsi, Youdi, Dieu et la voix se

confondent.

Dans L’Innommable, un attribut très essentiel de Dieu est révélé : « ils disent tous en même temps la même chose précisément, mais avec un ensemble si parfait qu’on dirait une seule voix, une seule bouche, si l’on ne savait que Dieu seul peut être partout, à la fois »93. C’est l’ubiquité. Philippe Châtelain explique que « Pour le Juif

éclairé, Dieu était bien celui qui remplit de son invisible présence les cieux et la terre »94, en faisant référence au livre Jérémie : « Ne remplis-je pas, moi, les cieux et

la terre ? dit l’Éternel » (Jérémie, 23:24). Ce qui est intéressant, c’est que Beckett donne le même attribut à la voix qui parle :

comment c’était je cite avant Pim avec Pim après Pim comment c’est trois parties je le dis comme je l’entends

voix d’abord dehors quaqua de toutes parts puis en moi quand ça cesse de haleter raconte-moi encore finis de me raconter invocation95

might evoke the Hebrew God Yahweh. Moran prides himself on his knowledge of the Old Testament, and Youdi’s messenger to Moran is named Gaber, reminiscent of the angel Gabriel », Alan Astro, Understanding Samuel Beckett, University of South Carolina Press, 1990, p. 61.

89Mo, p. 240. 90Mo, p. 162.

91Maurice Nadeau, « De la parole au silence », in Les critiques de notre temps et Beckett, Paris :

Éditions Garnier Frères, 1971, p. 153.

92Mo, p. 181. 93I, p. 142.

94Philippe Châtelain, Étude sur l’idée de Dieu dans l’Ancien Testament, Faculté de théologie de

Genève, 1866, p. 46.

Selon la citation, la voix est ubiquiste comme Dieu. En outre, elle semble montrer de l’amour, un autre attribut du Dieu présent, étant donné qu’elle s’installe en « moi », en passant du dehors au dedans, ainsi que le message de Youdi, énoncé par Gaber à l’extérieur de Moran, en arrive à être entendu par lui de l’intérieur. Pour que la voix soit liée à Dieu, il ne faut pas manquer de considérer son pouvoir et la passivité de l’audience : « Ainsi, c’est dans la passivité d’une audience que l’existant reçoit ce qui le fait vivre : il est traversé par un pouvoir, auquel il se prête, ce pouvoir est une voix, cette voix l’anime ».96

La pièce de théâtre Trio du fantôme montre bien ce rapport entre le pouvoir de la voix et la passivité de l’audience. Celle-ci ne voit que ce que la voix présente, et le silencieux personnage S fait ce qu’elle dit : « 15. V. – Ouvrir. 16. De la main droite,

S pousse la fenêtre dans le sens des aiguilles d’une montre, l’ouvrant à demi, regarde au dehors, dos à la caméra, 5 secondes »97. De même, dans l’extrait cité ci-

dessus, la voix révèle son pouvoir en dictant au « je » ce qu’elle dit. En général, chez Beckett, le rapport entre celui qui crée, domine et torture sa créature, et celui qui souffre cette douleur, se laisse comparer au rapport entre un Dieu bourreau et une créature victime : « L’essentiel est de gigoter jusqu’au bout au bout de son catgut, tant qu’il y aura des eaux, des rives et déchaîné au ciel un Dieu sportif, pour taquiner la créature, par salopards interposés »98. Dans le même contexte, la voix qui crée,

« imaginaires songes choses souvenirs impossibles vies »99, domine, « je le dis

comme je l’entends », et torture, « finis de me raconter invocation », n’est alors pas autre chose que le Dieu bourreau. James Knowlson remarque l’aspect surnaturel de la V. (voix) : « la voix féminine est si atone qu’elle en devient surnaturelle »100. Cette

remarque ne permet pas seulement d’apercevoir que la voix correspond à Dieu au niveau surnaturel, mais aussi d’évoquer « la voix ténue » de Dieu : « Après le tremblement de terre, un feu : le SEIGNEUR n'était pas dans le feu. Enfin, après le feu, un calme, une voix ténue » (1 Rois, 19:12). Ainsi, chez Beckett, la voix qui

96Ludovic Janvier, op. cit., p. 181. 97TF, p. 28.

98I, p. 105. 99CC, p. 126.

murmure toujours101, représente potentiellement Dieu, qui demeure en « moi ». Dans

cette perspective, on parvient à penser que l’arrangement des mots qui composent la tirade de Lucky s’accorde bien avec la volonté de l’écrivain : « Dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua »102. Cet arrangement qui fait alterner la voix

avec les mots qui désignent Dieu, suggère que la voix équivaut au Dieu personnel. Dieu est-il alors amour ? Oui, d’une part, si l’amour est défini par la rencontre de deux êtres, puisque la voix est en « moi » ; mais non, d’autre part, dans la mesure où le « je » est indéfinissable et les mots que la voix fait entendre « illisibles »103.

Aussi, Dieu est-il encore un grand taciturne, bien qu’il soit présent en tant que Dieu personnel. Il demeure donc toujours incompréhensible et inexplicable.

Dans L’Innommable, au sujet de l’identité du « je » et de la source de la voix, le narrateur fait souvent preuve d’une grande confusion :

Mais je ne dis rien, je ne sais rien, ces voix ne sont pas de moi, ni ces pensées, mais des ennemis qui m’habitent. […]. Qui me font dire que je le suis peut-être [Worm], comme eux ils le sont. […]. Et est-ce toujours eux qui disent que, devenu Worm, contre toute attente, je serai enfin Mahood, Worm s’avérant Mahood, dès l’instant qu’on l’est ?104

Comme nous l’avons vu, le « moi » de celui qui se dit « je », est innombrable, tant le « je » devient innommable et indéfinissable. En l’occurrence, la rencontre entre le « moi » et la voix inconnue (« Elle n’est pas la mienne, je n’en ai pas, je n’ai pas de voix et je dois parler ») se perd dans un dédale : « c’est à propos de cela qu’il faut parler, avec cette voix qui n’est pas la mienne, mais qui ne peut être que la mienne, puisqu’il n’y a que moi »105. Ainsi, le fait que la voix est en « moi », ne signifie plus ni

la rencontre harmonieuse ni l’amour de Dieu.

J’ai parlé d’une voix qui me disait ceci et cela. Je commençais à m’accorder

101« je le dis comme je l’entends le murmure à la boue chaque mot toujours », CC, p. 21. 102EAG, p. 55.

103CC, p. 57 et p. 56. 104I, p. 123-124. 105I, p. 40.

avec elle à cette époque, à comprendre ce qu’elle voulait. Elle ne se servait pas des mots qu’on avait appris au petit Moran, que lui à son tour avait appris à son petit. De sorte que je ne savais pas d’abord ce qu’elle voulait. Mais j’ai fini par comprendre ce langage. Je l’ai compris, je le comprends, de travers peut-être.106

La citation fait savoir que le langage de la voix est incompréhensible et qu’il ne contribue pas à la communication avec autrui. Cependant, Moran prétend comprendre le langage de la voix, mais l’expression « de travers peut-être » prouve tout de suite son incompréhension et met en relief l’incommunicabilité de cette voix. Moran, lui-même, en a déjà parlé à travers sa description de Gaber, qui est très semblable au garçon, messager de Godot : « Gaber ne comprenait rien aux messages qu’il portait. Il y réfléchissait et en tirait des conclusions d’une fausseté stupéfiante. Oui, il ne suffisait pas qu’il n’y comprît rien, il fallait aussi qu’il crût tout y comprendre »107. Dans l’extrait, « de travers peut-être » se précise en « des

conclusions d’une fausseté stupéfiante », et l’insistance de Moran révèle une attitude habituelle du messager. Ce faisant, la véracité du message de Youdi que Gaber transmet à Moran est mise en doute, et la communication avec Youdi (ou la voix, ou Dieu) se révèle aussi d’autant plus douteuse. La mémoire défectueuse de Gaber, que Moran indique, renforce ce doute tragique.

Beckett exprime à travers « quaqua » cette voix qui provoque l’incompréhension et l’incommunicabilité. Selon Édith Fournier, ce « langage échoue car il est réduit à un son dépourvu de sens, “quaqua”, onomatopée qui évoque la diffusion, le diffus, le confus », et ce bruit incohérent, n’est autre qu’« une interrogation voilée qui toujours demeurera sans réponse »108 comme le Dieu caché.

Enfin, chez Beckett, Dieu n’est encore que cette voix inexplicable et incompréhensible.

106Mo, p. 240-241. 107Mo, p. 146-147.

108Édith Fournier, « Pour que le verbe crée le monde », in Les critiques de notre temps et Beckett,