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1.2 Dieu enfermé en mots

1.2.1 Dieu impuissant, fauteur de calme

À la différence des plaintes sur l’absence de Dieu, les locutions contenant le mot « Dieu » sont fréquentes chez Beckett :

A. – […]. (Inquiet.) Ça ne serait pas la première fois ? D. – Mon Dieu, non, monsieur, quelle idée ! […].

D (lisant). – « […] à ce moment-là le petit cœur [de Fox] battait encore je le jure, ah mon Dieu mon Dieu. (Elle frappe avec son crayon sur le

bureau.) Mon Dieu ». […]

A. – […] Notez-le, mademoiselle, et à Dieu-vat. […]

A. – […] … mais il me semble que… là… peut-être… nous tenons enfin quelque chose.

D. – Dieu vous entende, monsieur.116

La citation présente quelques locutions dont le mot « Dieu » est le constituant essentiel et qui assument un rôle important dans Pochade radiophonique pour exprimer l’absurdité insoluble de l’existence humaine. Dans la mesure où la fréquence de ces locutions fait apercevoir l’intention de l’écrivain, on peut penser que Dieu apparaît comme un personnage, invisible mais présent, qui participe, au niveau affectif, à l’existence malheureuse des autres et la souligne plutôt à travers son silence (ou son absence).

Les expressions, « Mon Dieu », « à Dieu-vat » et « Dieu vous entende », sont figées par la tradition. Chez Beckett, ces formules conventionnelles sont très souvent utilisées : « Que Dieu ait son âme » (Pa, p. 13), « Dieu vous le rendra » (F, p. 99), « Dieu me mesurait le vent » (F, p. 101), « Dieu te préserve » (Co, p. 21), « Dieu me pardonne » (Mo, p. 79), « Dieu le saurait » (Mo, p. 138), « Dieu sait » (Mo, p. 230), « sans autre témoin que Dieu » (Mo, p. 199), « à la grâce de Dieu » (Mc, p. 124), « Dieu seul lui donnerait raison » (Mc, p. 202), « Dieu soit loué » (Tcq, p. 73), « Dieu

sait pourquoi » (Dj, p. 85), et ainsi de suite.

L’Animateur (A) amnésique fait subir un interrogatoire à Fox (F) en ordonnant à Dick de le torturer. La jeune dactylo (D) enregistre presque tout ce qui se passe et lit de temps en temps son enregistrement à l’animateur. Dans cette situation, la première locution interjective « Mon Dieu » exprime la réaction affective de D à une question de A, ce qui est très absurde de son côté, puisque le texte suggère que l’interrogatoire se répète sans cesse et que cette récurrence les tourmente : « A. – Ne pleurez pas, mademoiselle. […] Demain, qui sait, nous serons libres »117. L’autre

locution interjective « Mon Dieu » que D a enregistrée et qu’elle énonce de façon expressive à la place de F, qui est la victime – elle-même pouvant être prise pour une victime, du fait que D doit suivre les ordres de A –, révèle le sentiment de désespoir et l’invocation de F qui veut faire reconnaître son innocence. Ceux qui désirent l’aide de Dieu dans leur situation absurde118, l’appellent par des exclamations, puisque « le

Verbe, la promesse de la parole appartiennent à la fonction du père, au Nom-du- père »119: « Alors quiconque invoquera le nom de l’Éternel sera sauvé » (Joël, 2:32).

Les autres locutions, « à Dieu-vat » ou « Dieu vous entende », semblent affirmer plus directement la puissance du nom de Dieu.

Il est certainement vain d’essayer de retrouver la gloire de Dieu dans ces expressions périmées. Cependant, à partir de la situation misérable dans laquelle il plonge son personnage, Beckett lui fait imaginer la présence de Dieu et attendre son salut, et exprimer son attente en employant souvent des expressions stéréotypées invoquant Dieu, qui sont déjà dépourvues de sens. Ce faisant, il souligne d’autant mieux l’absence de Dieu, la solitude ou la souffrance existentielles infinies de la créature. On peut dire alors que les locutions correspondantes relèvent du dispositif

117PR, p. 85.

118 En examinant la genèse du concept de Dieu à l’aide de la théorie de Hume, Yann Schmitt

explique que la source des religions est faite de « passions d’espoir et de crainte face à l’incertitude », liées aux formes de plaisir et de douleur (Yann Schmitt, Qu’est-ce qu’un Dieu ? coll. Chemins philosophiques, Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 2013, p. 11). C’est « l’association de la crainte, de l’espérance et de l’ignorance » (ibid., p. 12) dont Beckett profite aussi pour insérer des locutions relatives à Dieu dans son texte.

119Sylvie Cuisin Boujac, Nietzsche et l’écriture de l’éternel retour : Une analyse à l’articulation de la philosophie et de la psychanalyse, coll. Sciences Humaines et Sociales, EPU, Paris : Éditions

d’écriture. Dans Watt, nous pouvons en voir une preuve définitive :

Je ne vois pas d’indécence, dit l’agent.

Nous arrivons trop tard, dit Monsieur Hackett, quel dommage. Vous me prenez pour un imbécile ? dit l’agent. […]

Sergent, s’écria-t-il, Dieu m’est témoin qu’il avait la main dessus [un monsieur qui baise la dame sur ? la bouche].

Dieu est un témoin inassermentable.

Si j’ai interrompu votre ronde, dit Monsieur Hackett, mille excuses.120

Cette scène est très drôle. Le point qui provoque le rire est avant tout le contraste entre « Dieu m’est témoin » et « Dieu est un témoin inassermentable », moment où une expression figée et connue devient étrangère. Ce rire qui profane Dieu, sous- entend que Dieu n’est plus « pour l’homme un guide, le partenaire d’un dialogue »121,

et qu’il n’est alors qu’un « fauteur de calme »122. Cette expression construite en

opposition à l’expression « fauteur de trouble (ou de désordre) », dénonce Dieu qui peut tromper un instant le trouble, faire diversion, mais ne peut le résoudre. Monsieur Hackett peut se calmer en disant « Dieu m’est témoin », mais ce témoin est inassermentable. Il ne peut le sauver de la situation trouble dans laquelle il se trouve. Enfin, la valeur sémantique du mot « Dieu », qui se cache dans la locution « Dieu m’est témoin », disparaît, et cette locution finit par signifier « personne n’a vu ou entendu quelque chose et ne peut le certifier », et par souligner le Dieu caché, grand taciturne. La locution « Dieu m’est témoin » est l’enjeu réel de cet épisode-là, et elle permet d’apercevoir l’esthétique de Beckett.

En effet, Beckett, qui fait dire au narrateur « Il n’y a que ce qui est dit. À part ce qui est dit il n’y a rien »123, n’hésite jamais à se servir de locutions, de clichés ou de

proverbes, à les ébranler et à les transformer : « Beckett aime particulièrement

120W, p. 8.

121Lucien Goldmann, op. cit., p. 47.

122« Des organes, un dehors, c’est facile à imaginer, d’autres, un Dieu, c’est forcé, on les imagine,

c’est facile, ça calme le principal, ça endort, un instant. Oui, Dieu, je n’y ai pas cru, fauteur de calme, un instant. Je ne ferai plus de pauses non plus », I, p. 36-37.

utiliser des clichés, des proverbes ou des dictons existants, qu’il transforme »124. De la

même manière, l’écrivain concentre encore l’attention sur le mot « Dieu » qui se trouve dans des expressions courantes ou rebattues où Dieu est présent comme absent, même si ce mot est visible et susceptible d’être prononcé : par exemple, la locution « Dieu sait » marque l’incertitude ou l’importance difficile à préciser de la chose dont on parle, et « Dieu m’est témoin », l’innocence difficile à prouver de celui qui a dit et fait quelque chose. La présence du mot « Dieu » que l’usage habituel ou conventionnel125 de ces expressions cache, est redévoilée et réexaminée à travers la

façon dont Beckett le met en relief, par exemple, dans le cas présent, comme la différence entre le Dieu « témoin suprême de vérité »126, et le Dieu inassermentable.

Cette différence contribue à ébranler l’expression figée, à détruire le préjugé des lecteurs, et à provoquer le rire.

Dans la citation, la réplique de l’agent semble comme une maxime. L’énonciateur est signalé pour chacun des autres énoncés, alors qu’il n’y a pas d’indication pour celui-ci, de sorte qu’il faut présumer le sujet qui l’énonce à travers le contexte et la syntaxe. Cette écriture de Beckett fait de l’énoncé sans incise comme une réflexion générale qui affirme l’absence de Dieu ou son impuissance. La réplique de l’agent ressuscite Dieu d’expressions inertes, et en même temps, le fait retomber dans l’absence, l’impuissance ou l’incrédibilité. C’est la raison pour laquelle Ludovic Janvier dit « Dieu c’est le nom du fauteur d’écoute, c’est le prénom commode et passager de la transcendance dans laquelle l’existant se sent pris. […]. Dieu est le témoin des témoins suscité par la rage du discours de s’écouter, la rage du parlant de se dire, la rage de la vie de se mettre au monde […]. Cette rage retombée, Dieu n’est plus qu’un souvenir »127. Et pour sa part, Michel Bernard considère ce Dieu

inassermentable comme trompeur : « Du même coup s’annule la théorie classique qui

124 « Beckett is particularly fond of using existing clichés, proverbs, or sayings, which he

transforms », Dina Sherzer, « Words About Words : Beckett and Language », in Beckett

translating / translating Beckett, University Park, Pennsylvania State University Press, 1987, p.

51. Nous traduisons cet extrait en français.

125 « En effet, l’habitude, dans sa dévotion pernicieuse, paralyse notre attention, et anesthésie

celles [de toutes les facultés] des fidèles servantes de la perception dont l’aide ne nous est pas absolument vitale », Pr, p. 30-31.

126Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, Gallimard, 1966, p. 255. 127Ludovic janvier, Beckett, Paris : Éditions du Seuil, 1969, p. 76.

postule que Dieu, garant de la Vérité, n’est pas trompeur »128. La promesse, « Alors

quiconque invoquera le nom de l’Éternel sera sauvé », devient ainsi inutile pour le personnage et le nom de Dieu se réduit encore en « mot inane ». L’efficacité du nom de Dieu est ainsi niée.

Le rire qui éclate dans cette situation, ne procède pas seulement d’« un effet

comique quand on affecte d’entendre une expression au propre, alors qu’elle était employée au figuré »129, mais aussi peut-être d’« un des désirs les plus intenses de

l’homme : celui de profaner le sacré »130. Ce désir se révèle plus intensivement à

travers des jurons comme « Bon Dieu » ou « nom de Dieu »131, définis par Catherine

Rouayrenc comme suit : « Dans la mesure où la religion interdit d’invoquer le nom de Dieu, qui ne saurait être nommé, il est évident que tout jurement, de ce fait condamnable et condamné, devient gros mot »132. Selon Émile Benveniste, la raison

pour laquelle on blasphème Dieu au moyen de son nom, est que « ce qu’on possède de Dieu est son nom. Par là seulement on peut l’atteindre, pour l’émouvoir ou pour le blesser : en prononçant son nom »133. La réplique que l’agent donne avec un ton

ironique, démasque Dieu comme fauteur de calme, tant que ce retournement inattendu remplit le désir refoulé et blasphématoire de la créature, en touchant sa rancune ou sa rage contre son Dieu, grand taciturne, ou nom inutile, qui l’abandonne dans l’existence misérable et dans l’enfer des ignorances.

D’ailleurs, ce que l’on doit remarquer dans ces expressions consacrées relatives à Dieu, est qu’elles se rapportent à l’affect et à l’intensité de cet affect de l’énonciateur, dans la mesure où elles relèvent du « domaine de l’expression émotionnelle » et se manifestent comme exclamations, ainsi que l’explique Émile Benveniste134. Elles ne contribuent pas au raisonnement, au jugement de la valeur, ou

à la communication, qui représentent Dieu le Verbe, en tant que ses attributs. Tout

128Michel Bernard, op.cit., p. 35.

129Henri Bergson, Le rire : essai sur la signification du comique, Paris : Presses Universitaires de

France, 1991, p. 88.

130Émile Benveniste, op. cit., p. 255. 131FT I, p. 32, et MM, p. 138.

132Catherine Rouayrenc, Les Gros Mots, Que sais-je ? Presses Universitaires de France, 1996, p.

8.

133Émile Benveniste, op. cit., p. 255. 134Émile Benveniste, op. cit., p. 256.

cela permet donc de conclure que Beckett exprime à travers les expressions, « constituti[ves] du psychisme humain »135, qui existent syntaxiquement comme des

fragments de l’inconscient dans les phrases, le désir paradoxal de l’homme (celui de rendre présent le Dieu caché et de le maudire) et la réalité de l’existence où Dieu reste toujours caché et où le nom de Dieu ne désigne plus la vérité, toute la connaissance, ou la loi générale et universelle, mais seulement l’intensité de l’affect dû à la réaction à diverses circonstances.