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Chapitre III – Analyse filmique

III. 2.3 – La répétition

III.2.3.1 – Le commentaire : performativité et sensible

La nature plurivocale de la voix est à prendre à la fois comme solution à l’échec du langage scientifique et comme source de réitérations performatives : plusieurs phrases prononcées sont répétées au long du film pour les empêcher de se lier à une image en particulier et pour indirectement affecter le spectateur. On peut expliquer la performativité des répétitions de la voix par le fait que Trinh Minh-ha ne reprend jamais un même discours dans son entièreté, mais préfère le fragmenter.

On peut aller jusqu’à avancer le concept de « fausses » répétitions puisque Trinh Minh-ha ne va jamais, lors de la répétition d’une phrase, la reprendre dans son intégralité, mais la réduit en un fragment nouveau (en modifiant une partie ou en supprimant des mots de la phrase) pour créer un effet suspensif et réflexif. Par exemple dans le commentaire lié au rôle de la femme africaine :

Première fois [03min30s] : « In numerous tales / Woman is depicted as the one who possessed the fire / Only she knew how to make fire / She kept it in diverse places / At the end of the stick she used to dig the ground with, for example / In her nails or in her fingers »

Deuxième fois [07min31s] : « She kept it in diverse places / At the end of the stick she used to dig the ground with, for example »

Troisième fois [08min37s] : « Woman is depicted as the one who possessed the fire / Only she knew how to make fire »

Dans Reassemblage, la voix n’a pas pour unique fonction d’informer ou de critiquer anthropologiquement. Pour Trinh Minh-ha, le commentaire appartient totalement à l’expérience sonore du film. À ce sujet il est préférable de ne pas se restreindre à une unique voix, dit Trinh Minh-ha. Pour elle, la plurivocalité enrichit à la fois la sonorité et l’étendue critique du film : « Having one voice (...) flattens the acoustical experience; it also blunts the critical edge of the film153 ».

Cette utilisation de la voix entraîne un déplacement d’un cinéma dont la qualité mise en avant est habituellement optique vers un cinéma insistant également sur sa qualité acoustique. Par cette stratégie esthétique qui joue avec la matérialité sonore (intonation, rythme), la réalisatrice informe anthropologiquement le spectateur sur l’Autre par résonnance empathique, en faisant appel à la musicalité de sa langue vernaculaire (cf. III.2.5, III.3.7 et III.3.8).

III.2.3.2 – Répétition et motif

La musique

Nous retrouvons la stratégie de répétition chère à Trinh Minh-ha au niveau de la musique, qui se retrouve tout au long du film au premier plan, à égalité avec le commentaire : la réalisatrice ne superpose jamais ces deux instances sonores. La musique peut sembler se répéter selon un motif uniforme, mais, dépendamment du moment du film et du lieu géographique montré à l’image, celle-ci contient des particularités relatives au peuple géographiquement associé. Ainsi, cette musique devient véritablement un aspect formel du montage qui évolue en fonction du déplacement géographique du spectateur.

Ce motif formel musical est d’ailleurs en accord ou en désaccord anthropologique puisque subtilement, sans en avertir le spectateur, il arrive que la réalisatrice décide d’aller à l’encontre de la règle que nous venons d’expliquer au paragraphe précédent : la musique n’est pas relative

au peuple géographiquement associé à l’image. Par cette « fausse répétition », Trinh Minh-ha met en garde le spectateur contre toute analyse trop rapide ou perception trop confiante. Du point de vue de la réception, il reste que c’est la tension discursive entre la musique et l’image qui offre au spectateur d’appréhender chaque peuple visité et de percevoir puis comprendre avec son oreille et son œil l’information anthropologique amenée par cette fausse répétition formelle. Ce cas de figure nous permet en outre de caractériser un moment de réception polysensorielle. Si l’on pense le film dans sa totalité, les motifs musicaux représentent des rimes formelles qui créent un lien « empathique esthétique » avec le spectateur.

Les pauses et le silence

L’utilisation stratégique du silence par Trinh Minh-ha, le transforme également en motif formel : une pause sensible qui fait respirer le flux audiovisuel. Il faut souligner que si le « son » est mis en valeur par Trinh Minh-ha, son négatif, le « silence » acquiert dans le film une place d’égale importance. D’ailleurs le film commence par un imposant silence de quinze secondes de générique avant que la musique n’entre en scène (cf. III.2.2). En accord avec la « théorie des espaces sonores154 » de Michel Chion, on aime à voir dans les silences « trop longs » de

Reassemblage, l’espace sonore réservé au spectateur (comme l’est d’ailleurs, par analogie,

l’écran noir si on se limite au flux visuel) qui lui permet de réajuster sa position lors de la réception. Dans le même temps, ces silences jouent leur rôle plus habituel de pause réflexive. Sur l’ensemble du film, les silences, par leur durée inusuelle, représentent une scansion poétique et formelle du flux audiovisuelle qui crée un lien « empathique esthétique » appréciable pas le spectateur.

154 Chion, Michel. Un art sonore, le cinéma. Histoire, esthétique, poétique. Coll. « essais ». Paris : Cahiers du cinéma. 2003. (Michel Chion considère l’existence d’espaces sonores qui se définissent par la récurrence d’un motif sonore aisément identifiable)