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Chapitre II – Vers une « empathie esthétique »

II. 2.3 – Le concept intuitif de « cinéplastique »

II.2.3.1 – Concept général

Élie Faure conceptualise de manière intuitive le cinéma comme une « cinéplastique » et le considère supérieur en comparaison des autres arts-plastiques (dessin, peinture, sculpture, etc.). Il précise son idée novatrice de « cinéplastique » comme suit :

[A]ussi loin que nous remontions, et chez tous les peuples de la terre, et de tout temps, [le cinéma comme cinéplastique est] un spectacle collectif qui p[eut] réunir toutes les classes, tous les âges, et généralement les sexes, dans une communion unanime exaltant la puissance rythmique qui définit, en chacun d’eux, l’ordre moral136

II.2.3.2 – De la « cinéplastique » à l’Image-mouvement

Il existe un lien évident entre les intuitions qu’Élie Faure a développées et certains concepts de la théorie du cinéma de Gilles Deleuze qui en sont inspirés. Nous préciserons ce lien en adaptant ici la démonstration qu’en a fait Réda Bensamaïa dans son article « Cinéplastique(s) : Gilles Deleuze lecteur d’Élie Faure »137, et qui nous a renforcé dans notre « croyance » que

le cinéma anthropologique de Trinh Minh-ha peut d’autant plus être qualifié de « cinéplastique » postmoderne.

Si Gilles Deleuze reste modéré face à cette idée d’un cinéma universel, il n’oublie pas la « leçon » d’Élie Faure. Gilles Deleuze maintient l’idée d’une « croyance »138 dont serait en

quelque sorte « porteur » le cinéma : un « art » qui est destiné, dans une société démocratique, à devenir comme le dit Élie Faure, « l’art de la foule, le centre de communion puissant où des

136 Ibid., p 19.

137 Bensmaïa, Réda. « Cinéplastique(s) : Gilles Deleuze lecteur d’Elie Faure », dans Pierre Taminiaux et Claude Murcia (dir.), Cinéma / Art(s)-plastique(s), L’Harmattan, Paris, 2004, p 13-29.

138 Réda Bensmaïa ajoute : « Ce sont d’ailleurs ces thèses relatives au cinéma comme “agencement collectif d’énonciation”, qui interpellent Deleuze lorsqu’il se réfère aux textes d’Élie Faure. Et c’est en effet, dans le chapitre intitulé “Le cinéma et la pensée” de Cinéma II : L’Image-Temps où Deleuze aborde pour la Nième le problème de la “croyance” au cinéma que l’une des références explicites au travail d’Elie Faure apparaît ». (cf. Deleuze, Gilles, Cinéma 2 : L’Images-Temps, Les éditions de Minuit, Paris, 1985, p 222.)

formes symphoniques nouvelles naîtront dans le tumulte des passions utilisées en vue de fins esthétiques capable d’élever le cœur139 ».

De plus Gilles Deleuze adhère à l’idée d’un cinéma participant à une transfiguration du monde qui contrebalance « le fait moderne (…) [selon lequel] nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l’amour, la mort, comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié140 » : la solution prendrait la forme d’un cinéma comme

« intercesseur141 » qui « filme, non pas le monde, mais la croyance à ce monde, notre seul

lien142 ».

La conversation entre Gilles Deleuze et Élie Faure continue et les deux philosophes se rapprochent de nouveau autour de leur réflexion sur le cinéma comme « machine à effets » plastiques. Réda Bensmaïa analyse ce nouveau point de convergence dans le même texte :

Ce qui a intéressé Deleuze dans les « thèses » de Faure sur le cinéma, c’est que nous appelons sa « prescience » de ce que le cinéma allait devenir, mais aussi de certaines de ses potentialités ou comme il dira son « secret » ; les intuitions géniales qu’il avait eues de l’aptitude du cinéma à renouveler radicalement les rapports des images cinématographiques entre elles, mais aussi les rapports que ces images entretiennent avec les autres composantes de l’image filmique : la parole bien sûr, mais aussi les sons, les bruits, l’écriture, les contrastes de couleurs et de tons et bien évidemment la musique143

Ces « correspondances » audacieuses entre les différentes composantes de l’image filmique ont mené Faure à déterminer les « concepts propres » du cinéma, par exemple son « automatisme intellectuel » et d’une manière plus générale ce qu’il appelle la portée « mystique » du cinéma :

Soyez tranquille, nous avons le temps, le cinéma commence à peine. La foi nouvelle trouvera en lui son cadre esthétique, comme le catholicisme a trouvé le sien dans les froides basiliques de Rome, que sa passion a peuplées, animées, soulevées des gerbes de flammes. La foi vient d’un accord obscur entre le développement

139 Faure, Élie. « 1920, De la Cinéplastique », dans Cinéma, collection Écrits sur l’art, Éditions Manucius, Houilles, 2010, p 22.

140 Deleuze, Gilles. Cinéma 2 : L’Images-Temps, Les éditions de Minuit, Paris, 1985, p. 223.

141 Ibid., p. 196. (le « documentaire » de Pierre Perrault Pour la suite du monde (1963) est fameux pour réactiver le souvenir d’un passé révolu (donc fictif) des personnes qu’il filme, leur permettant de le réexpérimenter) 142 Ibid. p. 223.

143 Bensmaïa, Réda. « Cinéplastique(s) : Gilles Deleuze lecteur d’Elie Faure », dans Pierre Taminiaux et Claude Murcia (dir.), Cinéma / Art(s)-plastique(s), L’Harmattan, Paris, 2004, p 16.

intrinsèque de l’art lui-même et la mystique qu’il est appelé à servir (…). Ce n’est pas du dehors, et par le « sujet » en soi que nous demandons au cinéma de faire notre éducation, c’est de sa nature même que nous attendons ce bienfait. Le cinéma est avant tout un révélateur inépuisable de passages nouveaux, d’arabesques nouvelles, d’harmonies nouvelles entre les tons et les valeurs, les lumières et les ombres, les formes et les mouvements, la volonté et ses gestes, l’esprit et ses incarnations144

Cet optimisme ontologique (nous ne sommes pas ici dans le phénoménologique) d’Élie Faure, liant esthétique et cinéma, nous autorise à appréhender autrement les anthropologies expérimentales de Trinh Minh-ha : les capacités esthétiques, propres à la nature plastique de son cinéma, iraient même jusqu’à développer une propriété « pédagogique » accessible au spectateur lors de la réception.

II.2.3.3 – La double expérience du cinéma

C’est à partir du concept de médiation filmique expérimentale vue comme une expérience augmentée par la dimension plastique du cinéma, et cette rencontre entre la « cinéplastique » et la théorie deleuzienne du cinéma que se retrouvent liées éthique et esthétique au sein du flux audiovisuel et de la forme postmoderne. Dans le cas de Trinh Minh-ha, cette expérience du cinéma suit un mouvement logique porté par son geste empathique qui traverse chacune de ses anthropologies expérimentales.

Pour comprendre ce cinéma comme une expérience empathique, il nous faut revenir à la définition originale de l’expérience et à sa double acceptation. La première expérience, c’est d’abord, le fait d’éprouver un phénomène, un état ou une situation, considéré comme un élargissement ou un enrichissement de la connaissance : on parlerait dans notre cas d’une expérience anthropologique. La deuxième expérience, superposée à la première, se trouve modulée chez Trinh Minh-ha par une stratégie empathique : son cinéma a toujours pour intention de filmer puis de transmettre un phénomène socioculturel (première expérience), auquel s’ajoute en sous-courant la suggestion d’une idée ou d’une hypothèse transversale

144 Faure, Élie. « 1934, Introduction à la mystique du cinéma », dans Cinéma, collection Écrits sur l’art, Éditions Manucius, Houilles, 2010, p 74-75.

(politique, théorique, féministe, économique, éthique, critique, etc.) à travers l’intervalle réflexif d’ouverture.

D’un point de vue de la réception, la médiation expérimentale de Trinh Minh-ha offre une double expérience au spectateur en exploitant la « plasticité » du médium cinéma. Cette double expérience doit d’abord être perçue dans sa dimension existentielle en rapport à la réalité filmée la plus brute et la plus concrète, mais aussi dans sa capacité à engendrer, via un montage par « associations », de nouvelles expressions esthétiques et formelles du savoir. L’émancipation « pédagogique » du film lors de sa réception par le spectateur reste relative au geste d’ouverture empathique de la réalisatrice.