• Aucun résultat trouvé

Chapitre I – Le cinéma anthropologique de Trinh Minh-ha

I. 5.7 – Montage empathique et « correspondances »

Après avoir détaillé les six étapes pratiques du montage du Trinh Minh-ha qui modèlent son cinéma, il convient maintenant de revenir sur l’aspect formel de son montage. Pour qualifier ses films, notre théoricienne utilise sans retenu les préfixes99 de notre temps : « inter », « multi »,

« post » et « trans ». Ces derniers agréent toute la puissance des « correspondances100 »

travaillées par le geste artistique de la cinéaste.

Trinh Minh-ha définit elle-même l’action résultant du geste empathique qui rythme et temporalise le flux audiovisuel :

Dans les arts anciens d’Afrique et d’Asie, si la composition, l’intelligibilité et la ressemblance ne constituent pas vraiment un critère pour un véritable travail artistique, c’est surtout à cause du fait qu’au lieu de s’en tenir à la forme et au contenu, on donne l’emphase au souffle ou à l’esprit, au « souffle-esprit » qui anime101

Une telle animation de la forme semble remarquable chez Trinh Minh-ha et l’on veut voir dans son geste cinématographique empathique ce « souffle-esprit » qui donne vie à la forme filmique et préfixe de nouvelles correspondances. Autrement dit, le montage postmoderne de Trinh Minh-ha suit le geste empathique de création de la réalisatrice : c’est à dire une poïétique répondant à deux actions logiques qui se complètent : la déconstruction du filmage et de du sujet filmé, puis son « réassemblage » formel. On entend par déconstruction la sélection du visuel chargé de cette double empathie pratique de filmage (cf. : I.5.4.3) : un ensemble de plans filmés selon plusieurs stratégies techniques, comme la caméra exploratoire, la multiplication des cadrages (cadrage en plans moyens et en gros plans essentiellement, mais aussi quelques plans d’ensemble) et des mouvements de caméra éthiques qui privilégient le panoramique et le travelling. Ensuite vient la reconstruction ou le « réassemblage » qui consiste en un modelage formel audiovisuel, composé de transitions et d’effet esthétiques, qui s’appuie sur les

99 Minh-ha, Trinh. « Autoréflexivité et expérimentation », acte du colloque « L’artiste en ethnographe », Paris : Musée du Quai Branly, enregistré le 26 mai 2012. http://www.quaibranly.fr/fr/programmation/manifestations- scientifiques/manifestations-passees/colloques-et-symposium/saison-2012/lartiste-en-ethnographe.html.

100 Amiel, Vincent. Esthétique du montage, Coll. Nathan Cinéma, Éditions Nathan, Paris, 2003, p 73-83. 101 Bourdier, Jean-Paul ; Minh-ha, Trinh. Habiter un monde : Architectures de l’Afrique de l’Ouest. Coll. Anarchitecture, Éditions Alternatives, Paris, 2005, p 60.

spécificités plastiques du médium utilisé (film ou vidéo). Cette poïétique est responsable de « l’agencement interne de certaines séquences » et du positionnement de ces séquences au sein de la forme audiovisuelle. Ce « réassemblage » positionne les éléments audiovisuels au gré d’une polyrythmie plastique et esthétique (couleur, tonalité, intonation, pause, silence, transition, répétition, déphasage). Il tisse par ce biais des « liens affectifs ou physiques qui président » à la potentielle « empathie esthétique » de réception. Également ce « réassemblage » fait naître de nouvelles relations de sens, et fait transparaître des émotions ponctuelles (émotions de plaisir esthétique ou plastique, émotions de contenu).

Trinh Minh-ha nous fait expérimenter un montage postmoderne où la forme et l’esthétique importent autant que le contenu, ne serait-ce que par la prééminence de l’aspect sensible que nous venons d’évoquer, et pas seulement de la subjectivité assumée de l’artiste. Pareille au musicien ou au poète, la cinéaste-monteuse propose une forme aussi mouvante que déroutante, sans qu’aucune certitude de signification ou d’intelligibilité ne puisse venir en qualifier le résultat qui reste ouvert au spectateur. C’est par cette poétique qui anime la forme et fragmente le flux audiovisuel (coupe, pause, silence) que Trinh Minh-ha offre une évocation qui donne à re-sentir à la fois l’Autre dans son monde environnant, et la distance à cet Autre.

Cette animation de la forme se décline selon deux registres distincts : le rythme et les rimes. Le rythme permet une scansion du flux audiovisuel et invite au temps de la perception et du plaisir esthétique : le spectateur est stimulé avec tous ses sens (vue, ouïe et toucher). Chez Trinh Minh-ha le rythme est rapide : il y a une succession de plans qui « emballent » la conscience, et entraînent le corps du spectateur, lui font perdre ses repères et ses préjugés : le spectateur est plongé dans l’opacité de l’évocation poétique de l’Autre. Nous nous trouvons également étourdis par des travellings ou des panoramiques saccadés qui impressionnent circonvolutions et la mobilité exploratoire de la caméra à l’épaule ajoute un imprévisible balancement rythmique au mouvement du cinéma. Si les coupes et les mouvements de caméra peuvent insuffler un rythme, les échos entre les plans peuvent aller jusqu’à engendrer des rimes : des répétitions de loin en loin (similitudes graphiques ou thématiques, symétrie de mouvement, jeu de couleur, musique, etc.) amenant des sensations qui ouvrent à la réflexion du spectateur. Les rimes audiovisuelles sont de toute nature et s’expriment à travers de multiples expressions esthétiques et plastiques. Ainsi, ces répétitions formelles sont plus que leur scansion rythmique

ou leur pulsation, car elles s’avèrent potentiellement intelligibles. Si quel qu’effet esthétique, visuel ou sonore, en rappelle un autre ou en trouve un troisième en écho, il ne s’agit pas de simples ponctuations formelles, mais vraisemblablement d’informations (anthropologiques) qui sont ainsi communiquées au spectateur.

Le montage de Trinh Minh-ha permet d’envisager d’autres liens que ceux de l’association ou de la consécution et desserre les mécanismes intellectuels pour laisser le spectateur habiter la forme et s’adapter à cette poésie audiovisuelle. Pour citer Robert Bresson, nous pourrions ajouter que le montage postmoderne a pour fonction de « [p]lier le fond à la forme et le sens au rythme102 ». Finalement la réalisatrice offre au spectateur une tout autre dimension de la

représentation et l’on pressent ici l’émergence éventuelle d’un rapport d’« empathie esthétique » entre ce dernier et le film.

Chapitre II – Vers une « empathie esthétique »