• Aucun résultat trouvé

Chapitre III – Analyse filmique

III. 2.9 – Du cercle de regards au mouvement hélicoïdal

III.2.9.1 – Figure du cercle et multiplicité du regard

La stratégie de la « multiplicité » théorisée par Trinh Minh-ha se met parfaitement en action dans son cinéma. Par l’emploi de plusieurs plans moyens (ou parfois de gros plans) qui tournent autour d’un sujet, le spectateur a la possibilité de modifier son regard au gré de la multiplicité des choix de cadrage. Ce procédé offre une pluralité de points de vue au spectateur pour l’inviter à participer au « (…) circle in a circle of looks » à côté du filmé et du filmeur. Lors de la médiation filmique c’est également par le commentaire en voix off (réflexivité critique) superposé à ce procédé visuel que le film explique tout en la relançant l’errance exploratoire du « je » ethnographique, par cette matérialisation du geste empathique qu’impulse Trinh Minh-ha. Cette figure géométrique du cercle se retrouve dans l’évocation spatiale issue de l’organisation formelle par Trinh Minh-ha de la multiplicité de plans qui veut envisager tous les angles et cadrages possibles d’un sujet anthropologique. Cette impression de tourner autour du sujet filmé

fait en parallèle varier la distance (empathique) au sujet observé. La réalisatrice ne cherche pas à objectiver de manière définitive, mais à s’approcher selon des angles subjectifs et selon différents points de vue (cadrages) auxquels le spectateur peut librement accéder. Après un temps d’adaptation à la figure du cercle, le spectateur se laisse emporter dans le flux de ces cercles concentriques qui mettent les plans en mouvement autour d’un sujet. Cette vectorisation qui anime la forme du flux audiovisuel, et joue de sa dimension plastique, est typique du geste artistique de Trinh Minh-ha transformé en un rapport d’« empathie esthétique » avec le spectateur.

À différents moments du film, il y a ces jeux d’alternance de regards caméra qui interpellent directement le spectateur (rôle participatif) et de regards absorbés par leur activité qui transforment le rôle de ce même spectateur en celui de voyeur. Ce contraste stylistique perturbe et déstabilise le positionnement du spectateur, lequel doit sans arrêt se repositionner, se questionner face à l’Autre et trouver la distance qui lui convient face au filmé. Trinh Minh-ha veut donc transmettre l’expérience du terrain anthropologique, qui passe par la monstration de toutes les personnes que sa caméra a rencontrées (du regard) et qui l’ont parfois rencontrée en retour. D’où l’importance donnée aux regards pluriels et croisés, qui brisent la transparence de la représentation ethnographique.

Le spectateur peut aisément s’identifier comme le destinataire de ces regards caméra et entrer en « empathie esthétique » avec le corps invisible de Trinh Minh-ha qui opère le geste empathique. Ce corps invisible transmet au spectateur l’expérience du filmage avec cette caméra souvent à l’épaule et cette voix off qui parle en même temps. Par cet intervalle réflexif qui brise la transparence du dispositif et ouvre la forme, le spectateur est invité à adhérer au mouvement du film.

III.2.9.2 – Du mouvement panoramique à l’hélicoïde

Le panoramique, spécialement circulaire, impulse des élans à ce « cercle des regards », que nous venons de définir plus haut, et le transforme en mouvement circulaire. Les panoramiques verticaux ou horizontaux vectorisent aussi la forme du flux audiovisuel, mais selon d’autres directions. Ce mouvement circulaire devient même un mouvement hélicoïdal, quand on le visualise de manière abstraite en y ajoutant la dimension temporelle qui transporte le spectateur pendant la durée le film (ou d’une séquence).

Nous allons analyser deux séquences pour témoigner de ce phénomène qui façonne plastiquement le flux audiovisuel en mouvement, selon ses dimensions spatiale et temporelle. Une première séquence [1min41 à 1min48s] très courte composée de cinq plans et qui dure sept secondes nous permet d’expliciter l’utilisation du panoramique par Trinh Minh-ha.

La séquence commence par un premier panoramique circulaire [1min41s à 1min 44s], la caméra se déplace de la gauche vers la droite, dans un mouvement réflexif du regard mécanique de la caméra. Ce mouvement est irrégulier, saccadé, pour insister sur le travail exploratoire de la caméra et de la manipulation intuitive de l’opératrice. Nous avons finalement l’addition dans un même mouvement d’une mécanicité de l’œil caméra et de la subjectivité de son opératrice. Le spectateur tente de suivre ce mouvement panoramique qui invite le spectateur à déplacer son regard et tout son corps vers l’inconnu : c’est un appel vers le hors-champ. Trinh Minh-ha veut amener le spectateur à considérer ce qui échappe et échappera toujours au cadre de la caméra lors du filmage (le cinéma permet au spectateur de l’expérimenter à son tour). Ce mouvement est aussi une tentative d’échapper à la soumission du cadre pour la réalisatrice qui nous rappelle par la même qu’il se produit déjà un choix de montage au moment du filmage.

Et, comme habituellement chez Trinh Minh-ha, ce mouvement panoramique fonctionne en série avec une multiplicité de plans moyens fixes qui cadrent autant de points de vue sur l’objet filmé : [1min 44s à 1min45s] plan moyen fixe sur un premier groupe de villageois ; [1min 45s à 1min46s] deuxième plan moyen fixe sur un autre groupe de villageois ; [1min46s à 1min47s] troisième plan moyen fixe sur un groupe de villageois ; [1min47s à 1min48s] quatrième plan

moyen fixe sur un dernier groupe de villageois. Autant de plans moyens, cadrés selon différentes positions, offrent au spectateur un aperçu multiple sur les habitants qui interagissent dans l’espace du village. Cette série de plans moyens est entraînée par l’impulsion du mouvement circulaire panoramique qui précède.

La cinéaste veut montrer que pour représenter l’intégralité village, et n’oublier personne, il est nécessaire de joindre ces plans moyens ensemble. En captant tout le village, la cinéaste recrée une impression de spatialité sensible au spectateur qui prend place dans ce mouvement circulaire empathique et peut se positionner à côté de chacun des groupes de villageois pendant la réception.

Passons maintenant à l’étude d’un plan-séquence « panoramique » très court [5min14 à 5min27s] composée de cinq plans et dont la durée est de treize secondes.

La séquence débute avec un premier panoramique [5min14 à 5min17s] qui va du haut vers le bas et attrape dans son cadre des chèvres qui circulent dans le village. Puis le plan continue sans réelle transition [5min17s à 5min20s], mais avec un mouvement panoramique de la caméra qui emprunte une autre direction et se déplace maintenant de la gauche vers la droite. Enfin, dans une transition totalement fluide (les deux plans qui se succèdent ont des lignes graphiques similaires) et dans le mouvement, la séquence évolue en un nouveau panoramique circulaire [05min20s à 05min27s] allant encore de la gauche vers et la droite selon une vectorisation identique (vitesse et direction du mouvement).

La cinéaste relie spatialement par ce mouvement de caméra « continu », qui ramène à la figure du cercle et au mouvement circulaire empathique (défini ci-dessus), les éléments de l’environnement socioculturel du village. D’abord les êtres inanimés (la nature représentée par des branches et l’habitat) puis les animaux (les chèvres) et les êtres humains (une villageoise et son fils). La régularité du mouvement panoramique veut évoquer l’harmonie de l’écosystème l’égale importance entre la nature, les animaux, l’habitat et les êtres humains. L’empathie devenue esthétique transmet ainsi au spectateur un savoir anthropologique propre à la culture sénégalaise.