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Chapitre II – Vers une « empathie esthétique »

II. 1.6 – L’« empathie esthétique »

II.1.6.1 – L’« impression kinesthésique »

Maria Leão, professeure et chercheuse à l’Université Moderne de Lisbonne, confirme dans sa thèse119 notre interprétation du terme empathie associé à Theodor Lipps, tout en redéfinissant

légèrement sa définition dans le contexte de la danse contemporaine que nous adaptons pour notre étude au cinéma.

L’empathie pour le spectateur fait lien entre l’intellect et le corps, et devient : « le fait de participer à l’activité interne [du film] dont on perçoit un certain mouvement expressif, et de le faire dans une totale harmonie avec lui120 ». Maria Leão rappelle également le « caractère direct,

implicite, non réflexif, de cette sorte d’imitation des comportements moteurs, qui débouche sur

116 Ibid., p 475. (on précise cependant qu’on peut être inscrit dans un processus intersubjectif sans qu’il n’y ait d’empathie)

117 Ibid. 118 Ibid.

119 Leão, Maria. Le pré-mouvement anticipatoire : la présence scénique et l’action organique du performer :

méthodes d’entraînement à travers la méthode Danis Bois, Thèse de doctorat (Pradier, J.-M., dir.), Université de

Paris VIII, Paris, 2002, consulté en ligne le 18 décembre 2016.

http://www.sudoc.abes.fr/DB=2.1//SRCH?IKT=12&TRM=079049451.

120 Leão, Maria. Le pré-mouvement anticipatoire : la présence scénique et l’action organique du performer :

méthodes d’entraînement à travers la méthode Danis Bois, Thèse de doctorat (Pradier, J.-M., dir.), Université de

une corrélation psychique entre l’image visuelle issue de la perception et l’impression kinesthésique correspondante que [le spectateur] produi[t]121 ».

L’« empathie esthétique » issue de l’impression kinesthésique n’est pas, a priori, un acte qui ne serait que de l’ordre de l’intelligible ou de la réflexion, mais bien aussi un acte de perception. Elle impliquerait le sensible et plus exactement serait contingente de la production d’une « impression kinesthésique » par la forme filmique que le spectateur expérimente avec tout son corps. L’esthétique formelle de Trinh Minh-ha garde cette propension à agir à mi-chemin entre sensation et construction filmique pour é-mouvoir le spectateur. Adaptée au cinéma, cette idée déjà défendue par Thedor Lipps confirme l’« empathie esthétique » comme le moyen de transporter (projeter) le spectateur dans le film lors de la réception.

II.1.6.2 – Le corps filmique

Qu’entendons-nous alors par cette idée de corps du film (ou corps filmique) ? D’abord, cette idée de corps filmique prend substance dans le contexte de la réception filmique où la représentation filmique a pour caractéristique spécifique d’être vécue dans le présent de son avènement. Dès lors, le spectateur a l’impression que son activité face à l’image cinématographique se déroule fondamentalement au présent. Sachant que l’une des forces du cinéma réside dans sa capacité à rendre compte des mouvements des êtres et des objets, on peut avancer que le mouvement implicite au geste cinématographique de Trinh Minh-ha leur confère cette impression de réalité. Christian Metz l’atteste dans un article intitulé « À propos de l’impression de réalité au cinéma » :

Le mouvement donne aux objets une « corporalité » et une autonomie (…), il les arrache à la surface plane où ils étaient confinés, il leur permet de mieux se détacher comme « figure » sur un « fond » ; libéré de son support l’objet se « substantialise » ; le mouvement apporte le relief et le relief apporte la vie122

121 Ibid., p 71.

122 Metz, Christian. « À propos de l’impression de réalité au cinéma », Les Cahiers du cinéma, n° 166-167, mai-juin 1965, p 76.

En d’autres mots, Metz note qu’il ne faut pas attribuer la sensation de présent, c’est-à-dire de la présence réelle, au seul mouvement, même s’il en est la cause principale. Ce n’est pas le mouvement en soi qui est ressenti comme présent, mais les choses en mouvement en vertu de leur corporalité qui ne se limite pas au cinéma à une simple matérialité figée, mais doit être perçue comme animée, mouvante et fluide. Le corps filmique vibre et le spectateur peut résonner en empathie avec lui.

L’expérience de l’« empathie esthétique » que nous envisageons met en évidence des réactions dans le corps du spectateur au contact du corps filmique. On confirme bien que c’est la poétique du montage chez Trinh Minh-ha qui provoque une polyrythmicité à la fois plastique et esthétique du film produisant une pluralité de subtiles « variations toniques123 » en écho, auxquelles le

spectateur répond avec son tout son corps.

II.1.6.3 – L’organicité du montage

En allant plus loin, nous osons considérer l’« empathie esthétique » comme l’impression que l’on pourrait peut-être qualifier « d’incorpor[ation] par le spectateur124 »du film. C’est-à-dire

l’expérimentation par le spectateur d’un corps filmique qu’il habite pendant la durée de la réception. De fait, la réponse motrice mise en évidence par Theodor Lipps (cf. II.1.4) doit alors être vue comme un déplacement « sensori-moteur » qui témoigne de la participation active du corps du spectateur lors de cette expérience d’« empathie esthétique ».

Le spectateur vivrait la réception filmique comme un passage des sensations, des affects et des émotions provenant de cette organicité125 du montage audiovisuelle vers son propre corps.

Considérer l’organicité du montage chez Trinh Minh-ha, c’est chercher au sein de la forme filmique « le[s] lien[s] sensibles, affectifs ou] émotionnel[s] qui f[ont] sens entre phusis et

123 Leão, Maria. Le pré-mouvement anticipatoire : la présence scénique et l’action organique du performer :

méthodes d’entraînement à travers la méthode Danis Bois, Thèse de doctorat (Pradier, J.-M., dir.), Université de

Paris VIII, Paris, 2002, p 71. 124 Ibid., p 72.

125 Rousse, Pascal. « S M Eisenstein : quelle dialectique ? », communication donnée à la journée d’études « S. M. Eisenstein. Histoire, Généalogie, Montage », INHA, 28 mai 2011, consulté en ligne le 18 décembre 2016. https://proussegalibi.wordpress.com/cinema/s-m-eisenstein-quelle-dialectique/ (notre notion d’organicité du montage chez Trinh Minh-ha est établie à partir du montage dialectique Eisensteinien discuté par Pascal Rousse)

tekhnè, nature et artefact : il y aurait ainsi une intelligence affective de la forme capable de

structures complexes et objectives126 ».

Selon nous, chaque film de Trinh Minh-ha se présenterait comme une organicité qui, dans la durée de sa réception, permet un accès aux multiples couches composant le médium et à leur combinaison, entre art et expérience : il s’agit d’un retour expérimental à l’état perceptif « magique », à la pluralité métamorphique dont la sagesse (mètis) est issue et se détache en tant que mode d’intelligence autonome et empathique127.