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Partie  I.   S'installer 37

Chapitre  2.   Conquérir et civiliser 45

3.   Violence et civilisation : conversations entre la métropole et les colons 66

3.1.   Réguler la violence et définir l’intolérable 66

En effet, la Couronne se penche sur le sort des « natifs » après les violences de la révolte de 1896, interférant pour la première fois avec les actions des colons. Avant cela, l'administration ne s'inquiétait pas de la « civilisation » des Africains puisque leur

« développement » était censé découler, selon la rhétorique officielle, du commerce et du contact avec les Européens (Comaroff 1989: 672). Mais c'est bien plutôt la violence qui s'ensuit, la Couronne intervient alors.

Ainsi, la consolidation de la conquête de la Rhodésie du Sud se fait dans un jeu de pouvoir entre les colons, la compagnie et la métropole, notamment suite à la révolte de 1896, lorsque la métropole commence à s’intéresser au sort des Africains. Les colons doivent alors justifier les violences de la répression de ce soulèvement, les présenter comme légitimes afin de garder le soutien de la métropole. Les violences de la conquête sont réellement importantes, car elles transforment une région de pionniers en un pays de settlers en distanciant les colons de la métropole et en les ancrant dans une terre nouvelle. La violence est ainsi un acte fondateur qui sépare les colons à la fois de la métropole et des Africains. Nous analyserons ces violences et la manière dont elles furent justifiées afin de comprendre justement comment elles fondèrent la colonisation dans un acte de séparation, mais aussi de justification et de construction « du » Rhodésien.

Rappelons que depuis l’abolition de l’esclavage au Royaume-Uni, il est impossible pour les Britanniques de tuer impunément et de remettre en question l’humanité des Noirs; on peut cependant interroger leur degré d’humanité dans une échelle du développement qui prend de plus en plus de place dans la pensée européenne. Se met alors en place ce que nous pourrions appeler une économie morale de la colonisation qui va permettre de la justifier. Pour l'analyser, je me baserai sur un des écrits de Selous, célèbre chasseur en charge de la colonne de pionnier. Selous est l'auteur de quelques récits de chasse qui ont lieu en Afrique australe et en Amérique du Nord. Le texte qui m'intéresse est celui qui relate la rébellion de 1896. Écrit par un chasseur qui dirige la colonne de pionnier, il est particulièrement révélateur de la chronologie de la conquête : le passage de la chasse à la prise du territoire. De plus, c'est un des rares écrits authentiques que nous avons. Ce récit de première main est aussi particulièrement intéressant dans la manière que l'auteur a de s'adresser à la métropole et dans les thèmes abordés : la violence et le racisme. Il témoigne magistralement de la triangulation, Africains, colons, métropolitains.

Selous s'adresse en effet explicitement aux métropolitains pour défendre la violence des colons :

« By those who seek it, matter will doubtless be found in some of my stories on which to found imputations against the colonists of Rhodesia, who will be held up

68 to execration for the “slaughter” of “poor natives” ; the insinuation being that the “poor natives” were ruthlessly killed, with little or no provocation, in order to gratify the lust for blood, which certain people in England appear to think takes possession of their countrymen whenever they set foot on African soil. But by the great mass of the English-speaking race I feel sure that the conduct of their kith and kin in Matableland during the late rebellion will not be too harshly judged. » (Selous 1896: xvii)

En effet, ces hommes, bien qu’agissant au nom de l'Empire britannique et que ce dernier les considère comme des membres de l’« English-speaking race », vont rapidement se trouver en porte à faux avec la métropole qui dénonce déjà l’habituelle cruauté des conquérants, ceux que l’on appelle en Inde, les « briseurs de loi » (Arendt 1982[1951]: 109). Ceux-ci ont forcément un statut ambigu, car ils sont partis certes pour agir pour la Couronne, mais aussi pour fuir les contraintes de la Grande-Bretagne (Kennedy 1987; Townsend). Ils ont fait le choix de partir pour un monde meilleur et plus libre. Ce sont ainsi leurs désirs et attentes qui vont donner la forme qu’ont prise la géographie et la société rhodésiennes. Ils ont de fait toujours été en marge de la métropole, utiles, mais dangereux.

Le colon est dès le départ construit en Europe dans l'opinion publique comme une figure de l’altérité comme en témoigne Selous :

« The hideous barbarity of these murders and the feeling of intense exasperation they would be likely to excite amongst the surviving settlers, seem to have been somewhat underrated in England; whilst for obvious reasons they have been carefully kept out of sight by those dishonest speakers who recently endeavoured to excite public opinion against the white population of Rhodesia. You can respect an honest enemy even if you can’t like him ; but when a fanatic endeavours to support either his or her theories by the suppression of truth, he or she becomes contemptible. » (Selous 1896: 36)

Selous cherche alors à rétablir l'honneur des colons. Pour cela il va justifier leur violence. Tout d'abord, il définit le matage de la rébellion de 1896 comme une revanche. Ainsi le mythe d'origine se construit dans l'inversion de la violence : la violence de l'Européen n'est que réaction à celle de l'Africain. Cependant Selous semble avoir l’intuition que cet argument ne suffit pas à justifier la violence des représailles exercées contre les Ndebele et Shona.

Il dénigre alors les causes mêmes de la rébellion :

« It is very evident that the Matabele broke out in rebellion because they disliked their position as a conquered people, and imagined that they were strong enough to throw off the yoke of their conquerors. [...] Now that the rebellion has occurred, it

will very possibly be said that it was brought about by systematic brutality to the natives on the part of the white men in the country. » (Selous 1896: ix – x)

Ainsi, il parle des natifs comme d’un peuple conquis, mais qui selon lui n’aurait pas à se plaindre, car il vivrait mieux sous leur coupe que sous celle de leur roi défunt Lobengula. Il affirme que le gouvernement a fait tout ce qu’aurait fait n’importe quel autre « gouvernement civilisé » pour protéger au mieux les « natifs ». Il explique comment ils ont trouvé un « accord » sur le bétail, principal objet de discorde et de mécontentement, comment ils ont augmenté les salaires, comment un « natif » peut contester des actions de la Black Police envers lui et son peuple, etc. Il met en avant l’idée que dans tous les cas, les Européens les libèrent de leur « sauvagerie ». Il affirme que les Européens les traitent le plus humainement possible, non pas par humanisme, mais bien parce que cela est dans leurs intérêts. Pour Selous, la rébellion est contre leur situation de peuple conquis bien plus que contre les mauvais traitements infligés par la Compagnie.45 Cet argument touche les métropolitains puisque ceux-ci ne sont pas contre la colonisation, mais contre des « mauvais traitements ». Si le matage d'un soulèvement contre les mauvais traitements était injustifié aux yeux de la métropole, celui d'une révolte contre la volonté de dominer ne peut être que nécessaire afin de soutenir la colonisation puisque « l'idée que les Blancs étaient supérieurs aux peuples de couleur vivant dans de lointaines contrées et devaient donc les dominer était incontestablement très répandue et servait la politique impérialiste » (Hobsbawm 1989[1987]: 97). Comme de nombreux récits de la colonisation, Selous (1896) affirme que la colonisation répondait aux préoccupations de l’époque, que les conditions de vie des « natifs » avant la conquête étaient loin d’être utopiques et que d’autres pays de frontières, comme les États-Unis, l’Argentine ou l’Australie, avaient connu des colonisations bien plus violentes.

Mais Selous ne se contente pas de condamner les causes de la rébellion, il défend aussi la violence utilisée en justifiant la propre brutalité des colons. Ce qui intéresse les métropolitains concerne les limites de l’humanité, les questions de violence et de sauvagerie, celles des autres, mais aussi les leurs car si les métropolitains acceptent l'usage de la force, ils considèrent la violence qui fut employée comme un abus de la force. Pour

45 « It is very evident that the Matabele broke out in rebellion because they disliked their position as a

conquered people, and imagined that they were strong enough to throw off the yoke of their conquerors. [...] Now that the rebellion has occured, it will very possibly be said that it was brought about by systematic brutality to the natives on the part of the white men in the country. » (Selous 1896: ix – x)

70 cela Selous fait appel à l'empathie des métropolitains en tentant d'amoindrir la différence entre colons et métropolitains :

« […] Be charitable if you have not yourself lived through similar experiences ; be not too harsh in your judgment of your fellow-man, for you probably know not your own nature, nor are you capable of analysing passions which can only be understood by those Europeans who have lived through a native rising, in which women and children of their race have been barbarously murdered by savages ; by beings whom, in their hearts, they despise ; as rightly or wrongly they consider that they belong to a lower type of the human family than themselves. I offer no opinion upon this sentiment, but I say that it undoubtedly exists, and must always aggravate the savagery of a conflict between the two races ; whilst the murder of white women and children by natives, seems to the colonist not merely a crime, but a sacrilege, and calls forth all the latent ferocity of the more civilised race. For, kind and considerate though any European may be under ordinary circumstances to the savages amongst whom he happens to be living, yet deep down in his heart, whether he be a miner or a missionary, is the conviction that the black man belongs to a lower type of humanity than the white ; and if this is a mistaken conviction, ask the negrophilist who professes to think so, whether he would give his daughter in marriage to a negro, and if not, why not ? » (Selous 1896: 30-31) Il prend directement les philanthropes à partie en les défiant de se mettre dans sa situation et en rappelant par des arguments touchant à l’intimité le racisme qu’il pense profondément ancré dans chacun. Tout d’abord, il définit la violence des Européens, certes comme une revanche, mais surtout comme un déchaînement des « passions ». La violence de l’autre est selon Selous intolérable dans sa « technique », définie comme barbare (« barbarously murdered »), et dans les catégories de populations touchées, à savoir les femmes et les enfants, ce qui l'établit non plus comme crime, mais comme « sacrilège ». Le meurtre des femmes et des enfants est alors « à la fois un argument pour justifier la violence civilisatrice et un répertoire pour y puiser des ressources de cruauté » (Fassin 2005: 39) – au même titre que le cannibalisme en Amazonie (Taussig 1987; Fassin 2005: 38). Ainsi, même si Selous (1896) respecte le fait que les Africains se battent pour leur liberté, il ne supporte pas leur sauvagerie. Il montre que les Africains ne sont pas de pauvres petits êtres seulement paresseux et innocents. Le sens de « sauvage » glisse alors : de primitifs à bestialement violent. La violence des Européens devient ainsi justifiée par la sauvagerie de l’autre, par leur intolérable barbarie.

Si en Amérique hispanique la question tournait autour de l’humanité des « natifs » (Mignolo 2000: 29), ici il s’agit de définir leur degré d’humanité, et surtout d’élaborer une conception de l’intolérable, de ce qu’aucun Européen ne tolérerait. La violence des

Européens n’est qu’occasionnelle et justifiée, selon Selous, par le fait que face à eux se trouvent des « fanatiques ». Ce terme met en valeur le caractère relativement modéré des Européens qui ne deviendraient violents que lorsque cela serait nécessaire, alors que les Africains seraient violents de manière éternelle, par nature.

Si on ne peut, dans le contexte de l'époque, affirmer l'inhumanité des Africains, cette « sauvagerie » décrite par Selous tend à les déshumaniser au maximum. Il soutient alors qu'ils appartiennent à « a lower type of humanity », qu’ils sont presque des animaux qu’il s’agit de chasser : « and, now, let us see how the colonists were prepared to meet the onset of these hordes of savages » (Selous 1896: 53).46 Dans ses mémoires (1896), qui racontent les rébellions de 1896, il met d'ailleurs parfois chasse et conquête sur un même plan. Ainsi son texte commence par un récit de chasse : la narration du meurtre d’un léopard fait figure d’introduction aux comptes-rendus des combats avec les Africains. Par cette construction même du récit, Selous place les Africains sous l’emblème de l’animal et pas de n'importe quel animal, le plus rapide et le plus silencieux (Selous dans son récit n’a en effet pas le temps de voir venir le léopard), mais l’homme blanc gagne facilement la partie. De plus Selous ne s'explique pas la réaction du léopard qui n’a pas chargé son cheval, tout comme il ne comprend pas que les Africains près de sa ferme ne les aient pas attaqués, lui et sa femme, le premier jour de la rébellion. Il attend la violence de l’autre. Ainsi ces Noirs sont représentés comme se situant à la frontière du monde humain et animal en position « de liminalité » (Fassin 2005: 38). 47

Dans son discours, il naturalise cette violence alors qu'ainsi qu'il l'a lui-même admis, elle est due à leur situation de peuple conquis et non pas à une violence ou bestialité originelle. D'ailleurs, en Rhodésie du Sud, la bestialité des Africains n'apparait dans le discours des Européens qu’au moment des révoltes, moment où l’exploitation devient l’enjeu des rapports entre Européens et Africains. Les colons sont ainsi très surpris par la révolte des Shona.

Il semble cependant que ce racisme et cette classification inférieure de l'autre ne sont pas à l’origine de la violence, mais qu'ils viennent plutôt à son secours dans une narration qui s’adresse aux Européens de la métropole qui sont très réceptifs aux arguments qui touchent à l'honneur de l'« English-speaking race ». Il apparaît après-coup comme une

46 Selous s’exprime ainsi à propos des Ndebele qui se révoltent contre les colons en 1896. 47 Sur la construction de l'intolérable, voir Fassin et Bourdelais (2005).

72 justification possible de la conquête. L’idée de race telle qu’elle est en usage en Afrique australe ne fut pas prédéterminée par l’Europe. L’expérience sud-africaine et de colonisation en général, qui a « exposé l’humanité au choc de nouvelles expériences » (Arendt 1982[1951]: 110), a en quelque sorte réinventé sur place et dans la violence le concept de race. « L’impérialisme » selon Arendt « aurait dû inventer le racisme comme seule « explication » et seule excuse possible pour ses méfaits même s’il n’avait jamais existé de pensée raciale dans le monde civilisé » (1982[1951]: 110). Dans un contexte différent de celui de la conquête de l'Amérique, il a dû redéfinir les termes de la sauvagerie et de l'intolérable. Le racisme est ainsi une justification par la narration de la violence des colons, de leur propre barbarie, celle qu'ils craignent le plus. Il rend l’intolérable tolérable pour une opinion métropolitaine qui s'affirme libérale. La barbarie fait figure de limite : elle marque le devenir impossible de l'homme blanc. Le racisme vient alors civiliser la violence dans un acte narratif rationnel et aussi la justifier a posteriori. Si la violence de la conquête a une fonction « instituante », le racisme et la nécessité de civiliser (d’enrayer la barbarie) sont de l’ordre de la légitimation (voir Mbembe 2000: 42-43). La différence raciale qui se définit dans la conquête (et sa violence) va ensuite structurer profondément l'ordre colonial basé sur la séparation, le structurer, mais aussi le justifier.

Le racisme est le lien entre la métropole et les colonies africaines, ce qui permet aux métropolitains de comprendre jusqu’à un certain point les violences qui avaient lieu en Afrique et les colons en général, mais il semble en fait être, en tant qu’interprétation de l'après-coup, une déformation de ce qui se passe sur le « terrain » — comme d'ailleurs toute interprétation puisqu’elle s’adresse à. En effet qualifier les violences de violences racistes (ce qui impliquerait que le racisme serait la cause principale de la violence) c’est, il me semble, retirer à la violence son caractère dialectique, son aspect dynamique.

Selous admet, après la deuxième rébellion, que les Européens n’ont pas intérêt à diriger les Africains par la force, car cela entraînerait des risques de soulèvement, mais bien par la bienveillance. Si Selous justifie cette violence, il ne veut cependant pas en faire le mode d’être de la colonisation. Il pense que « the savage will discover the uselessness of rebelling against the white man, and as time goes on will become more reconciled to the ways of their conquerors » (1896: xvi). Est ainsi reconnu que la violence a ses limites, elle ne peut faire accepter la domination, l’obéissance. La colonisation ne peut persister par la force, il s'agit alors de trouver d'autres modes de domination.