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Partie  I.   S'installer 37

Chapitre  3.   Construire le lieu de l’utopie 93

4.   Le paternalisme 116

La ferme est conçue comme un espace global : espace de travail et de loisir, espace moral et pittoresque. La ferme est pensée comme une unité en harmonie et déplace ainsi la question des limites. Alors que la société rhodésienne s'organise autour de bornes frontière, l'espace de la ferme, clairement délimité du reste de la société, se forme autour d'une harmonie au sein de laquelle les limites et différences ne doivent pas être explicites.

Les fermiers blancs ont mis en place un mode de domination paternaliste qui repose sur l’idée que le travail rendra les Noirs plus humains et plus chrétiens. L’éthique protestante de la croyance (chercher son salut dans les œuvres et par le travail et non dans le Royaume de Dieu) implique que ce paternalisme relève de la charité « pratique » et de la réforme morale au cœur du puritanisme protestant. La foi y a une composante pratique, elle n’est pas dissociée de la réforme sociale et morale. En ce sens la religion est un mélange étroit de radicalisme, de rigorisme moral et de réforme sociale et s'incarne pratiquement dans l'organisation du travail. Le rapport au travailleur est au centre de cette composante morale : « the welfare given by the white farmers to the workers, the good deeds, defines not only the moral constitution of farmers but also that of agriculture, the economy, and the country itself » (Rutherford 2004: 550).

Le paternalisme tel qu’il se met en place dans les pays en voie d’industrialisation s'oppose de manière forte à tout système qui érige la violence en principe de combat. Le fait qu’il s’instaure ici constitue un paradoxe. Il vient nier la violence originelle de la colonisation et de l’installation des Blancs tout en tentant justement de canaliser cette violence, la sienne et celle des autres. La violence devient ainsi le mal par excellence, par un retournement assez incroyable. Le paternalisme vient non seulement « civiliser » les Africains, mais les fermiers aussi en les protégeant de leur propre violence.

Répondant à ces exigences morales, sur les fermes se met donc en place un système paternaliste, ce que Rutherford (2001) nomme un « domestic government ». Celui-ci

78 Ce fermier qui n'avait que 10 employés et vit aujourd'hui en Angleterre affirme avoir toujours détesté les

Noirs, ne supportant pas de travailler avec eux. Étant obligé d'avoir des employés, il a délibérément restreint leur nombre à 10.

constitue pour les travailleurs leur « mode of belonging » (Rutherford 2008). Ce système se renforce dans les années 1940 conformément aux exigences humanistes et développementalistes (Escobar 1995; Rutherford 2001; Stoler and Cooper 1989; Worby 1994). Les années 1940 sont marquées par le début d'une expansion économique considérable et l’élaboration d'un rapport aux travailleurs différent qui se fait dans les termes du « native development » (Rutherford 2001: 36-37). Les fermiers deviennent les seuls responsables du développement et de la vie de leurs travailleurs. Dans les relations de travail sur les fermes, les relations domestiques sont alors privilégiées par rapport aux relations publiques (Rutherford 2001). Ce qui amène Rutherford (2001: 21-37) à distinguer un « administrative development » pour les Africains qui habitent dans les réserves, des « administrative politics » qui concernent les fermiers européens et d'un « domestic government » qui régit les travailleurs agricoles.

Les ouvriers agricoles se retrouvent ainsi placés en dehors de la sphère de modernisation de l’État à la différence des autres travailleurs (urbains, miniers, etc) et continuent de dépendre du Master and Servant Act établi en 1901 qui fait d'une rupture de contrat un délit criminel et qui, entre autres, les empêche de former une organisation et donc de réclamer des droits (Rutherford 2001, 2004a). Le Master and Servant Act donne au propriétaire le droit de décider lui-même des salaires, des conditions de logements, de la durée du contrat sans crainte de la concurrence. Le propriétaire n'a perdu ce contrôle qu'à l'Indépendance lorsque les ouvriers agricoles sont reconnus comme « workers » qui ont droit à un salaire minimum et non plus comme « servants » (Rutherford 2008: 87). Le travailleur dépend ainsi entièrement du propriétaire, ce qui mène Clarke (1977) à parler de « quasi-feudal labour relations ». Les travailleurs ne peuvent pas s’opposer aux décisions du maître.

La ferme est identifiée par le fermier à une grande famille dans laquelle le fermier occupe une position d'autorité indiscutable (Du Toit 1993), le contrôle qu'exerce celui-ci ne se justifie pas par le développement de la planification, mais par l'autorité du chef de famille (Rutherford 2001). « White farmers, not administrative bodies, were in charge of supervising the development of Africans working on farms » (Rutherford 2001: 35). C'est bien d'une forme de responsabilité domestique qu'il s'agit (Rutherford 2001). Les travailleurs doivent tout à leur maître : leur maître devient ainsi l’origine de tout. Le

118 travailleur est construit en tant qu’individu à éduquer, qui n’a pas de consistance propre, ni même de langage ou d’histoire.

Un système de développement et de mise en place de dispositifs sociaux et moraux d’assistance régit la vie des Africains : sur la ferme se mettent peu à peu en place écoles, églises, centres de premier soin. Dans une visée missionnaire, le rôle de l’église sur le développement « moral » des Africains est primordial. La vie sociale est organisée : équipe de football, bar, etc. Charles, un de mes interlocuteurs, m’explique que sa ferme était plus une « social welfare organisation » qu'une ferme, ils sont aussi nombreux à clamer qu'ils étaient là pour aider et que c'est d'ailleurs le fait de ne plus pouvoir aider qui leur manque après le départ de leur ferme.

La ferme est réellement un espace clos, il existe clairement un intérieur et un extérieur de la ferme notamment pour les travailleurs. Ceux-ci dépendent du fermier pour tous les aspects matériels de leur vie : argent, habitat, eau, électricité et même nourriture et boisson. Ainsi s'ils venaient à perdre leur travail, ils perdraient aussi leur « home » (Du Toit 1993). Ils appartiennent à la ferme (« belonging to the farm »). Les travailleurs n'ont pas de société civile, ni d'espaces privés.

« The most elementary distinctions have still to be fought for : the distinction between their identities as workers and their other roles, between time that belongs to the work and leisure time that belongs to themselves, between the public space of the farmyard and the privacy of their homes. » (Du Toit 1993: 335)

Clarke (1977) dans un rapport sur la condition des travailleurs agricoles en Rhodésie montre aussi leur profonde pauvreté et les avantages qu'avaient les fermiers à maintenir cette pauvreté.

Les travailleurs dépendent de l'autorité du fermier. La dialectique « settler-natifs » « carries with it a process of identity-making based on one party acting and another being acted upon, on response rather than co-invention » (Nuttall 2001: 117-118). Ce système érige la figure masculine du settler en maître. Les fermiers interrogés et leur femme parlent aussi souvent des hommes comme des « control-freaks » illustrant ainsi bien leur position d'autorité (voir chapitre 6). L'homme est également la face publique de la ferme (Suzuki 2001: 608). Cette figure masculine du fermier entraîne souvent des conflits de générations entre pères et fils. Les fils préfèrent ainsi racheter la ferme de leur père plutôt que d'en hériter afin justement que leur autorité ne soit pas remise en question par leur père. Comme si chacun devait être l'origine effective de la ferme, rejouer le développement. Les femmes

ont quant à elle un rôle important sur la ferme puisque celle-ci est aussi un espace d'habitat, ce sont elles qui gèrent la « maison » (Rutherford 2001: 33) et souvent les comptes de l’exploitation (parties de la ferme elles seront d'ailleurs nombreuses à postuler pour des métiers de comptable).

Après la Deuxième Guerre mondiale, le rôle du fermier est véritablement institutionnalisé comme le seul responsable du développement des Africains : « discipline on farms largely rested on European farmers’ acceptance of the proper paternal responsibility over his workers » (Rutherford 2001: 35). Ainsi un pamphlet publié par le National Rehabilitation Board en 1944 pour les anciens soldats devenant fermiers, décrit le fermier idéal (Rutherford 2001: 34). Il y est dit que la relation entre le fermier et ses travailleurs doit être « towards developing his (the worker’s) best qualities and an interest and pride in the work » (cité par Rutherford 2001: 34). Ce pamphlet affirme aussi que le propriétaire est responsable de la bonne communication avec les travailleurs à cause de « his immense advantage in intelligence and education » (Rutherford 2001: 34). Il encourage les fermiers à parler la langue locale, car mieux vaut parler la langue locale pour assurer le contrôle des Africains et donc le succès de la ferme. Le maître a le monopole de la relation et du langage. Ce système de gouvernement n’est pas basé sur la violence physique. Les sanctions négatives sont souvent remplacées par des sanctions positives : utilisation de récompenses plus que de sanction, ce qui les différencie clairement des colonies esclavagistes comme le Congo belge, mais aussi du mode de domination des Afrikaners. Ainsi le fermier tente de se doter de tous les traits d'une Autorité sociale : reconnaissance de son insertion locale et de son autorité « naturelle » due à sa supériorité morale et pratique (Le Play voir Kalaora et Savoie 2009).

Malgré l'autorité claire du fermier, sa domination qu'il peut exercer sans limites et cette stricte définition des tâches et des relations, l'espace de la ferme doit apparaître comme un lieu harmonieux, formant une unité, une communauté, face au reste et déplaçant ainsi la question des limites et des frontières. Pour Du Toit (1993), le paternalisme qu'il analyse dans le cas de la région du Cap ouest79 est une institution, mais également « a specific way of understanding these relations, a particular interpretation of this dependence

79 Du Toit analyse le cas d'une ferme tenue par des Afrikaners dans les années 1990. Dans ces années-là, les

différences entre les fermes tenues par des fermiers d'origine anglaise et celles tenues par les Afrikaners étaient moindres. Les Afrikaners ont cependant toujours la réputation d'être plus violents, autoritaires, méprisants et fanatiquement religieux que les propriétaires d'origine anglaise.

120 [workers' dependence on the farmer] » (Du Toit 1993: 320).80 J'insisterai sur ce deuxième

point dans la mesure où comme nous le verrons dans le chapitre 5, les occupations de ferme ont ébranlé la manière qu'avaient les fermiers de comprendre leur relation avec les travailleurs et les Noirs en général.

L'espace clos de la ferme s'incarne selon Du Toit et dans le cas qu'il étudie par le concept de

« mekaar verstaan (understanding one another). This is a notion of central importance. Mekaar verstaan appears to represent the central political 'myth' of paternalist discourse. It acts as the guiding paradigm and legitimising ideal of relations of the farm, the yardstick by which life is measured. Strictly speaking, it is present only as a lack : it is almost always seen as something that is in some degree absent or missing. But although the harmonious relationship it embodies is never attained in reality, this does not invalidate this ideal; it simply means that the only alternative to giving up completely is to strive for it even more energetically. At the most obvious, literal level, mekaar verstaan refers simply to a situation where the worker has 'understood' the farmer's orders and can execute them reliably. But it carries worlds of implication. In its broader sense it refers to the mutual recognition and acceptance by everyone involved of all the obligations, rights, benefits and duties that membership of the farm community brings. For the farmer, to verstaan mekaar is to know that you can rely on your workers and that they respect your autority. For the farm worker, it is to know you are seen as reliable by the farmer; it is also to know that in return for your services you can feel free to ask the farmer for favours and assistance. If you 'understand each other', in other words, you feel truly deel van die plaas; you feel that you belong to the farm and are secure on it. Conversely the breakdown of this relationship is traumatic. To know that you and the farmer no longer 'understand one another' is to feel like a vreemdeling (a stranger), an indringer or an inkommer – an outsider, a trouble-maker. » (Du Toit 1993: 321).

D'une certaine manière, le « mekaar verstaan » résout la « question de l'autre », l'énigme qui consiste à savoir qui est l'autre.81 En effet, la conquête effective du Zimbabwe, comme la plupart d’autres pays colonisés, doit d’une manière ou d’une autre résoudre la « question de l'autre » pour asseoir son pouvoir, résoudre sera contrôler, tenir à distance et sous silence l’« autre », mais aussi avoir l’illusion de le comprendre. En effet, l'étrangeté de l'autre est insoutenable. Il s'agit si ce n'est de le cerner, de le modeler.

Cette nécessité de l'harmonie va de pair avec une absence de justice sur la ferme que viendront clamer les unions de travailleurs. Sur la ferme il y a des faveurs, une nécessité de l'équilibre et de la compréhension qui garantissent la sécurité et la protection des

80 Emphase dans le texte original.

travailleurs, mais le respect des droits d'autrui n'y est pas garanti (Du Toit 1993: 333). Les travailleurs ne peuvent pas avoir recours à la joute juridique, ils dépendent complètement de leur maître pour vivre mieux. Les Blancs et Noirs ne peuvent s'opposer comme pairs lors d'un procès. Ce système prive alors les Noirs de la possibilité même du conflit, alors que le conflit peut être une forme de socialisation (Simmel 1995). L'impossibilité du conflit révèle en fait l'inégalité qui existe entre fermiers et ouvriers agricoles. L'harmonie masque cette distinction et séparation, de même que la violence de l'installation. L’harmonie cache et contient aussi les désirs des travailleurs.

En fait, malgré cet idéal d'unité, le paternalisme divise, car les travailleurs y sont en relation de jalousie et de compétition les uns envers les autres afin de s'attirer les bienfaits du maître. Cette politique de rivalité et de faveur personnelle structurée autour du mythe du « mekaar verstaab » (Du Toit 1993) permet donc d'empêcher tout antagonisme (Du Toit 1993).

Cependant cette unité « fictive » place en fait l'espace même de la ferme en danger : « Paternalism conceives the farm as a crucially threatened community. It denies systematic antagonism within the farm, but asserts an antagonism between the potentially harmonious farm as community and that which threatens its harmony : the lazy, irresponsible, or drunken worker, with the thief, with the city lawyer, the trade unionist. » (Du Toit 1993: 322)82

Loin d'être un univers harmonieux et uni, la ferme est ainsi un monde hautement clivé (Du Toit 1993: 324) qui peut donc éclater facilement en période de troubles (et période trouble). La division advient rapidement, car chacun est susceptible d'être un outsider potentiel. Ainsi, si en temps normal, les fermiers semblent avoir une totale confiance envers leurs travailleurs (notamment ceux de la maison), confiance qui s'incarne dans le silence et l'invisibilité de ces derniers, le doute s’installe dès qu’il y a des troubles.

Une autre manière d'aborder la fragilité de cette unité est de le faire par la notion de « frontière intérieure » (Rutherford 2004; Stoler 1997). Les travailleurs dans cet espace forment ce que Rutherford nomme en reprenant Stoler (1997) une frontière intérieure :

« This interior frontier distinguishing white farmer from black worker and encompassing the latter within the former has situated two crucial axes of the public identification of white farmers: 1) the linking of profit to labor exploitation as underpaid labor has enabled the profitability of the farms and 2) the intertwining of domestic arrangements to public participation as the ties between

122 the workers and farmer has indexed the morality of white farmers/settlers. » (Rutherford 2004: 546)

« Although they would sometimes be criticized by white industrialists, government officials, and missionaries for impoverishing their workers or for not looking after them well enough, generally settlers’ responsibility over their servants was taken for granted by the (white) Rhodesian public. This interior frontier was not the constitutive factor of the public figure of settlers, but it was nonetheless a key feature. » (Rutherford 2004: 549)

Formant une frontière intérieure on comprend comment les travailleurs sont les garants de la stabilité de la ferme, s'ils viennent à remettre en cause ce marquage, l'unité éclate. Si les travailleurs ne sont pas à leur place, c'est ainsi la place du fermier et son identité (sa « figure ») qui sont remises en question. Cette remise en question ne passe pas par la loi (cela est impossible pour les ouvriers agricoles), mais par différentes formes de violence.

Pendant la guerre d’Indépendance par exemple, les fermiers étaient suspicieux; ils craignaient qu’en tant qu’Africains leurs travailleurs ne rejoignent la guérilla (Rutherford 2001).

« Were the bonds of domestic government as secure as they imagined? According to the memories of farmers with whom I talked, this ambivalence translated into both an increased concern to demonstrate their ‘care’ towards farm workers to ensure their loyalty and a heightened preparedness to punish, often physically, any transgressions committed by workers. In the context of African nationalist arguments of the guerrillas and their attacks on farms, and the Rhodesian nationalism built in part around the figure of the white farmer espoused by the Smith regime, the boundary between ‘us’ and ‘them’, farmers and workers, white and black, became accentuated and a source of anxiety for farmers and workers. » (Rutherford 2001: 40)

De même, de l’autre côté, les guérilleros se méfiaient des ouvriers agricoles, car, dans ce système, les travailleurs étaient souvent identifiés avec les fermiers (Rutherford 2001). Les liens entre les fermiers blancs et leurs travailleurs sont mis à mal pendant la guerre non seulement parce que les travailleurs se trouvent pris entre deux feux, mais surtout parce que les rôles ne sont plus respectés et la position du maître remise en cause (Rutherford 2004).

La question de la loyauté est ainsi particulièrement importante, dans la mesure où elle est la seule qui puisse garantir l'unité de la « communauté » que constitue la ferme, puisque cette « communauté » n'est pas naturelle. Les fermiers blancs cherchent à obtenir cette loyauté sur une ligne qui va de la coercition (la peur) à la prise en charge, aux faveurs

qu'ils accordent à leurs travailleurs. Ils cherchent à empêcher la loyauté des ouvriers agricoles les uns envers les autres et à la diriger vers eux-mêmes.

La loyauté des travailleurs est d'autant plus importante qu'elle est la preuve de la légitimité de leur présence : ils aident les Noirs, les « développent ». Lorsque leur présence est menacée, ils mettent en avant cette loyauté. Elle est un investissement identitaire de même que la production.

Lors des occupations de ferme, nous retrouverons cette suspicion et cet éclatement de l'entité ferme. L'ambivalence de la position du travailleur y est de nouveau d’actualité; la question subsiste : de quel côté sont-ils ? L'harmonie superficielle éclate ainsi sous la menace et est rapidement mise à mal par une intrusion étrangère dans cette « bulle ». Nous retrouvons aussi pendant les occupations de fermes ces mêmes figures qui brisent selon les fermiers blancs l'harmonie : l'impertinence et l'insolence des Africains, les buveurs, le danger que les hommes noirs représentent pour les femmes blanches, etc. Durant les occupations de fermes cette union, de même que la certitude d'une « compréhension » avec les Africains et d'une mission qu'ils auraient à accomplir sont mises à mal. La « question de l'autre » se pose alors de nouveau.