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Partie  I.   S'installer 37

Chapitre  2.   Conquérir et civiliser 45

5.   Maintenir la civilité 86

La question des limites envahit la société dans son ensemble justement parce que celles-ci ne sont pas évidentes et qu'elles sont toujours en tension (Cooper and Stoler 1989, 1997). Il ne s'agit pas simplement de limites géographiques, mais aussi identitaires. Ces bornes sont de l'ordre moral afin de maintenir la pureté de cette « race supérieure » (Cooper and Stoler 1989, 1997; McClintock 1995), leurs manières, mais aussi de contenir leur violence. Les États coloniaux en Afrique ont partout été confrontés au problème de l'intégration et de l'exclusion des Africains de la société coloniale (Shutt 2001: 61). Leur mission civilisatrice était alors en constante tension : la question étant de savoir combien de « civilisation » il s'agissait de promouvoir à travers leurs projets et quelles seraient les conséquences politiques de « too much civilizing » (Cooper & Stoler 1997: 7). L'état et la société coloniale doivent définir où et comment les colons doivent vivre, au contact de qui (Cooper and Stoler 1989, 1997). Il s'agit de maintenir l’« English speaking race » définie précédemment et de cultiver cette supériorité. Une série de lois va alors servir à tenter de rejeter tout espace d'ambiguïté pour les Blancs afin que les risques de contagion/contamination pour reprendre des termes chers à Mary Douglas (1967) soient restreints au maximum. On peut aussi penser que les colons ont dû se faire une pureté (plus pure que les Anglais) parce que non natifs, non originels, pureté qui serait venue remplacer leur « authenticité ». Elle est en quelque sorte leur lieu.

Il s'agit de développer une société basée sur les vertus des individus, les valeurs bourgeoises et capitalistes : discipline, générosité, propriété, contrôle de soi, etc. (Comaroff 1989). Valeurs que l'on sait, grâce au travail de Weber, liées au protestantisme et qui permettent ici d'« oublier » la violence originelle. Les liens entre capitalisme et protestantisme, culture bourgeoise et libéralisme individuel ont ainsi déjà été bien démontrés (Weber 2003[1903-1904]; Tawney), notamment dans les colonies (Comaroff 1989; Comaroff and Comaroff 1991). Le protestantisme tient une place prépondérante dans la vie des colons. Si en soi l’éthique protestante n’implique pas la séparation des classes ou des races, le paternalisme tel qu'il se met en place en Europe et dans les colonies érige en norme la supériorité des Autorités sociales (des patrons et des propriétaires) sur les autres couches sociales (Le Play voir Kalaora et Savoie 1989).

Cette autorité s'acquiert. Ainsi, pour Shutt devenir Rhodesien « was not simply a matter of assuming a racially superior mode vis-à-vis the subordinate African peoples. Crude racism could not be defended and therefore newcomers had to be taught the nuanced world of racial etiquette» (Shutt 2004, cité aussi par Raftopoulos and Mlambo 2009: xxiii). Le roman de Doris Lessing (1952) illustre parfaitement ce propos. Les règles sociales entre les Blancs sont clairement définies et intériorisées. Au centre de celles-ci se trouve la séparation avec les Noirs : on ne les côtoie pas, on ne s'aventure pas dans leur « quartier » et on ne les défend pas; ceux qui n'adhèrent pas à ces règles seront rapidement (telle Lessing) exclus de la société. Au mieux pendant et après la guerre, comme le montre bien Lessing, sont acceptées dans un contexte humaniste des politiques de charité vis-à-vis des Africains (et ce surtout parce qu'il s'agit d'avoir une main-d'œuvre disponible), politiques qui font partie de la phase « développementaliste » (après la Deuxième Guerre) et qui sont perçues comme libérales.

Les années 1920 sont appelées « separation phase » non seulement pour les lois qui se mettent en place concernant les réserves, mais parce que la question des limites devient une obsession dans tous les domaines (Jeater 2007; Summers 1994). Entre 1923 (après le vote du non concernant l'Union avec l'Afrique du Sud) et la guerre, une « mentalité » locale blanche se consolide, de même qu'un sentiment national et de « rhodesian-ness » (Kirkwood 1984: 145). Ce sentiment est lié à l'attention soutenue de plus en plus portée aux limites et à la reproduction de la société de settlers. Cela est également le cas dans d'autres colonies et correspond à une période de préoccupation « eugenic » et de stérilisation (Stoler

88 1989a: 644). En Europe on s'interroge de manière générale aussi sur l'équilibre mental des colons, évoquant la dureté des conditions climatiques, sociales et de travail (Stoler 1989a: 646). Ce déséquilibre mental est aussi associé à la proximité avec les Africains, il s'agit de bien définir les limites et de travailler fort pour maintenir l'équilibre moral de la communauté.

Jeater montre qu'au début de la colonisation les Européens ont tenté de comprendre les Africains, mais que « attempts to explain and understand African culture over the preceding decades had foundered when white society became anxious about developing too close proximity to African ways of thinking » (Jeater 2007: xviii). C'est justement parce que les frontières entre les Européens et les « autres » ne sont pas si claires qu'elles sont sans cesse discutées et remises en question et qu'elles sont au centre de la colonisation.53 Il s'agit pour les colons de préserver leur identité, « étiquette », raciale et notamment leurs manières — justement parce que celles-ci sont fragiles. Jeater montre alors que durant cette phase de séparation, les frontières deviennent rigides et vont le demeurer jusqu'à la fin de la colonisation :

« [C]ommunication between whites and African in which whites tried to learn about local culture was replaced by the hand-washing claim that there was a “native mind”, inaccessible to rational analysis but that could nonetheless be described and organized through ethnographic study. The “native mind” was invented because the state had failed to control the real thoughts, actions, and beliefs of real Africans. » (Jeater 2007: xviii)

Worby souligne également cette obsession de la fixité : « The flip-side of an obsession with fixity, of course, must be persistent fact of uncontrolled movement, on one hand, and the felt necessity for the planned transfers of persons who are deemed to be ‘out- of-place’ into locations where they supposedly belong, on the other » (2001: 492). La colonisation s'installant, il s'agit d'assigner une place à chacun, aux Africains, comme aux colons, pour éviter une « too close proximity ». Dans cette assignation des places, les exercices de nomination des différents groupes et de leur localisation géographique occupent un rôle important (Worby 1994).

Ils maintiennent des valeurs et manières anglo-saxonnes et deviennent plus rigides que les Anglais ce qui fera dire à la majorité que les Rhodésiens étaient « more british than the british ». Ainsi

53 Sur la manière dont ces frontières sont discutées, installées, remises en question voir Shutt (2007, 2010) et

« [T]he popular view that life in the colonies provided an escape from the constraints of English middle-class convention proved to be only partly true. English conventions were quickly replaced by Rhodesian ones, made all the more restrictive by the smallness of the white community and the largeness of the country. » (Kirkwood 1984: 161)

La frontière à préserver est surtout celle de la reproduction et de l'intimité. Il importe de se constituer une intimité, élément essentiel semble-t-il à la construction d'une nouvelle nation. Il s'agit de définir et délimiter l'intimité qui caractérise la population dominante. Le couple est l'unité de base. Les femmes sont protégées et préservent aussi leurs enfants auxquels il est interdit de manger dans le même plat qu'une « maid », dont les filles ne doivent pas montrer les genoux nus, etc. Les hommes vont chercher des femmes en Europe ou en Afrique du Sud. Ce sont les femmes les garantes de la moralité coloniale, elles maintiennent l'homme « civilisé » (Stoler 1989a, 2002), notamment parce qu'elles garantissent sa reproduction. Les femmes assurent aussi la moralité de leur homme, elles le gardent dans le droit chemin. Comme l’écrit un des premiers Native Commissioners du district de Gokwe : « All honour to her [Mrs. Crutchley, the Inspector’s wife] and others like her who have enabled their men to carry on and open up the country while caring for them and looking after them in sickness and in health » (cité dans Worby 1998a: 57).54 L'homme noir est représenté comme un danger pour la femme blanche, on la protège contre le péril noir. Ce danger est notamment évident dans les années 1920-1930 où on s'interroge sur le fait d'avoir plutôt des domestiques femmes (Kirkwood 1984: 158; Kenney 1987: 128- 147; Stoler 1989a: 641) même si le « péril noir » a peu existé effectivement (Kirkwood 1984). Selon Stoler, le contrôle sur la reproduction et la sexualité est ce qui a permis la définition de limites, frontière et la mise en place de privilèges coloniaux (Stoler 1989: 154, 2002).

Les colons doivent maintenir et réactualiser sans cesse les limites de leur identité. Tous moments d'ambiguïté sont problématiques et il faut les résoudre; ce qui sera obtenu majoritairement par le fait de légiférer sur tout (atteintes au prestige, à la dignité, etc.). La législation coloniale se caractérise ainsi par une constante réévaluation afin de réaffirmer selon les circonstances les limites entre Blancs et Noirs : tout d'abord la métropole impose la séparation, ensuite la colonie ne cessera de légiférer sur de multiples questions qui concernent les limites avec l'autre, l'atteinte de soi, qu'elle soit physique ou morale, la

54 H.N. Hemans (1971[1935]), Log of a Native Comimissioner : A Record of Work and Sport in Southern

90 métropole continuant cependant à exercer un contrôle sur des questions liées à la ségrégation et ce jusqu’en 1965 au moment où la Rhodésie devient indépendante de la métropole.

Shutt propose un excellent exemple d'analyse de cette législation dans le domaine des moeurs. Elle montre admirablement comment les « manières » des Africains deviennent un tel enjeu pour les Blancs au point qu'il s'agit de légiférer à ce propos afin de maintenir la pureté de l'identité blanche coloniale. Elle s'attarde là sur ce que l'on peut nommer les frontières intérieures de l'identité « du » settler (Stoler 1997; Rutherford 2004). Shutt montre ainsi comment l'insolence des Africains devient un double enjeu. Cette insolence qui se caractérise par toutes formes de remises en question de l’autorité vient d'une part déranger l'image d'une domination naturelle et juste que les settlers et le gouvernement projettent, d'autre part mettre en danger les manières des Blancs. L'insolence est une mise en péril du pouvoir colonial. L'insolence venait mettre en danger le prestige, l'honneur et la dignité des Blancs.

La société coloniale veut légiférer sur l'insolence et les manières parce que les deux se situent précisément sur la frontière entre Blancs et Noirs. En adoptant les manières des Blancs, les Africains peuvent espérer entrer dans la société « civilisée ». Ce débat concerne aussi la définition des élites que forment les Africains civilisés et qui viennent aussi remettre en question le pouvoir des Européens (Shutt 2001: 61). Les manières posent le problème de la mixité. C'est par la voie légale que la société coloniale définit son « monde » et contient la mobilité des Africains.

« People in Southern Rhodesia were deeply interested in manners – as markers of status, as signals of resistance, and as displays of citizenship. Creating a more inclusive political space required that people be understood as properly mannered and capable of respectable and responsible citizenship. When accused Africans denied being insolent or when African officials used the NAA [Native Affairs Act] to advance their own sense of personal dignity, they engaged in a legal struggle over status and inclusion in colonial society. Ultimately, racial politics in Southern Rhodesia closed this path to inclusion. However, we should recognise that this history of struggle for a new racial etiquette can inform contemporary peoples' political imaginations in their quest for equality, inclusion and honor. » (Shutt 2007: 672)

Il s'agit pour les Européens de légiférer sur l'offense que représentent l'insolence et les mauvaises manières. Les Native Commissioners (NC) demandent d'obtenir le pouvoir judiciaire nécessaire afin de pouvoir condamner les manquements au respect. Ils vont

obtenir gain de cause (Southern Rhodesia Native Regulations 1910 et surtout le Native Affairs Act 1927). Shutt montre bien les débats que cette demande a entraînés, la Couronne craignant que la justice des NC ne s'oppose à la « liberal rule of law ». On retrouve ici le rôle de la métropole qui s'affirme protectrice du droit des Africains :

« The British and Law Department upheld the liberal rule of law as the path to justice in Southern Rhodesia, while native commissioners (Ncs) argued that Africans required more discipline than existing Regulations and Acts allowed. There was, in fact, an imperial wariness of Ncs, who worked among and controlled Africans, because their use of power did not conform to British expectations of liberal justice. As the constitutional historian Clare Palley notes, despite their acknowledgement of the judicial rôle of Ncs, British authorities 'made it clear that they would « never allow Native Commissioners to be a law unto themselves » and that it was « impossible to teach natives to obey the law by breaking the law »'55. Indeed, British authorities insisted on a tight control of Ncs ... » (Shutt 2007: 657)

Si préserver son identité raciale est très important pour les citadins, cela l'est encore plus pour les fermiers qui vivent au milieu des Africains. L'organisation de la ferme et la sociabilité entre fermiers blancs serviront à maintenir et à reproduire cette identité raciale, comme nous allons le voir dans le chapitre suivant.

Conclusion

Comme je l'ai montré dans ce chapitre, la violence a fait entrer les Européens dans la colonisation et l’exploitation du territoire; le racisme, la supériorité raciale est alors venue justifier cette violence et la rationaliser, puis la loi a entériné cette supériorité raciale en légiférant sur la ségrégation tout en se présentant comme protectrice des Africains. La justification biblique de la supériorité des Blancs sur les Noirs est aussi récurrente, elle consacre leur supériorité raciale.

La violence a consacré le sentiment d'appartenance des Blancs à ce pays qui se manifeste par le fait de donner forme à ces terres et à ces populations, ce qu'ils feront non plus par la violence physique, mais par la loi et la morale qui auront, pouvons-nous dire, le monopole de la violence.

La loi est sans cesse redéfinie, cela illustre le fait que dominer fut un processus constant : « searching for ways to comprehend and control social change, the inhabitants of

55 Palley 1966 The Consititutional History and Law of Southern Rhodesia 1888-1965 with Special Reference

92 Southern Rhodesia struggled and experimented » (Summers 1994: 1). Il s'agissait aussi de condamner tout espace d'ambiguïté, de confrontation et de contamination et donc de refuser la négociation ou la rencontre avec l’« autre ».

La loi et la morale deviennent l'unique repère des settlers, le socle à partir duquel ils fondent et justifient une société raciste au développement séparé et à partir duquel ils contiennent leur propre barbarie, et justifient la plupart des violences comme nécessaires. La loi est alors surtout intéressante dans ce rôle qu'elle a de constituer et de définir la société des dominants. Si l'idée de race est venue aider les colons à se distinguer, la loi vient les « civiliser » et les confirmer dans leur supériorité. Elle est le remède par lequel les Blancs maintiennent et réactualisent la séparation.

La loi qui sépare pour protéger les Africains instaure, comme nous le verrons, un double registre sur la ferme : de droit pour les Blancs, de faveurs et de loyauté pour les Noirs. Elle a clairement un rôle clivant. De plus la loi sépare la colonie de la métropole : elle est le lieu où la colonie se définit et se différencie de la métropole; elle est ainsi le lieu de lutte de pouvoir entre la colonie et la métropole.

La colonie finit par s’emparer totalement de la loi en 1965 lorsque Ian Smith, le chef du gouvernement rhodésien, déclare unilatéralement l’Indépendance de la Rhodésie du Sud face à un gouvernement britannique qui souhaite que la colonie mette en place un régime non racial et égalitaire.

L'établissement de la Rhodésie sous Ian Smith va avoir pour conséquence de renforcer le sentiment d'appartenance des fermiers blancs à ce pays (voir Fisher 2010 et Davies 2001). S'ils n'ont pas tous soutenu la décision de Ian Smith (voir Selby 2006), une fois installés ils ont travaillé à développer ce « nouveau » pays, la Rhodésie. Ils sont ainsi tous fiers aujourd'hui d'avoir développé ce pays, malgré les sanctions britanniques dont ils étaient alors les victimes. Détachés de la métropole et de l'Empire, ils ont maintenu leur morale dans ce pays. Elle continuera à se reconfigurer notamment après l'Indépendance en 1980.