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Partie  I.   S'installer 37

Chapitre  2.   Conquérir et civiliser 45

3.   Violence et civilisation : conversations entre la métropole et les colons 66

3.2   Limiter le contact 73

Lors de cette violence, les Européens se constituent en tant que race blanche, en tant qu'elle s'oppose à la race noire. Les Blancs de Rhodésie du Sud surmontent ainsi leurs différences face aux « sauvages ». Selous explique notamment comment Anglais et Hollandais ont passé outre leurs divergences pour faire face à la révolte ndebele de 1896.

« The remains had been much pulled about by dogs and jackals, but the long fair hair of the young Dutch girls was still intact, and it is needless to say that these blood stained tresses awoke the most bitter wrath in the hearts of all who looked upon them. Englishman and Dutchman alike, vowing a pitiless vengeance against the whole Matabele race ». (Selous 1896; cité aussi par Selby 2006: 40)

Selous (1896) utilise les termes « Europeans » et « white men ». Il emploie le terme Europeans pour exprimer des points de vue de son groupe. L’expression « white men » est en général utilisée pour se situer par rapport aux Africains, comme si pour les Africains ils ne sont que des hommes blancs. C’est ainsi que se construit petit à petit au fil du récit l’idée de race, les « white men » face aux « savages ». On peut penser que l’origine du terme « white farmers » provient de cette première identification en tant que Blancs et en tant que race à préserver dans la violence.

Ce sens du terme race (la race qui se constitue face à l’autre) implique la sauvagerie qui lie les deux groupes : c’est dans une lutte sauvage que la race blanche et la race noire se rencontrent. « The savagery of a conflict between the two races » (Selous 1996). Le racisme de la métropole vient alors re-civiliser la race blanche. La race n’est qu’identité en acte (face à une autre race dans la violence, qu’expression brute de l’existence et de la différence), alors que le racisme vient rationaliser et civiliser les modes de rapport à l’autre, car il transforme la violence de rencontre-confrontation brutale en un acte nécessaire, justifiable, racontable. Et surtout comme la violence (celle de l'autre, mais surtout la sienne) n'est pas souhaitée par la métropole, le racisme permet ensuite la transformation de cette violence en mode de vie séparé, légalisé. D’une certaine manière le racisme est venu au secours de la barbarie dans une véritable économie morale de la colonisation.

Selous utilise le terme race dans deux sens : le premier, dont je viens de parler, insiste sur la construction d'une race blanche face à la race noire, le deuxième distingue une race supérieure, civilisée, aristocratique « the English-speaking race », « the more civilised race » dont il faut assurer la pureté de la descendance. Le terme « white African » exprime le sens de race face à l'autre, alors que celui de « white European » semble marquer cette

74 distinction de supériorité et différencie notamment cette race civilisée des Afrikaners.48

Selon Suzuki (2005), les Blancs d’origine anglaise seraient d'ailleurs plus attachés au terme « white European ».

Le deuxième sens de ce mot race employé par Selous oppose ainsi les colons d'origine britannique aux Afrikaners qui ne font pas partie de ceux que l'on nomme « white European ». Les Boers sont définis par leur autonomie, l'appropriation des terres et leur domination par la force et la coercition (Comaroff 1989) et non par la loi. Arendt montre comment les Boers se sont organisés en tant que race, elle parle de l’Afrique du Sud comme d’un « paradis-fantôme de la race » (1982[1951]: 131). La race est conçue comme le seul lien certain dans un espace non défini et illimité. Selon elle, les Boers « avaient perdu le sentiment européen du territoire, d’une patria bien à soi » (1982[1951]: 129). Arrivés dès le 16ème siècle sur le territoire, les Boers auraient survécu en « régresss[ant| au niveau de tribus, de sauvages » (1982[1951]: 145). Ils seraient ainsi devenus comme les Africains, se seraient organisés comme eux (Arendt 1982[1951]), c’est à dire en race. Cette interprétation est intéressante dans le sens où elle témoigne du fait que devenir comme l’Africain est considéré comme une régression, une contamination, un « devenir sauvage » (pour paraphraser Deleuze et Guattari 1980). Si le Boer incarne la race-sauvage, le « white European » doit l'éviter et maintenir sa race supérieure, notamment pour ne pas succomber à sa propre violence. Le racisme et sa rationalisation vont alors les empêcher de devenir une « race-sauvage ».

Selon Arendt, les Boers se caractérisent par leur déracinement qu’elle analyse comme étant la conséquence d’une « émancipation précoce vis-à-vis du travail, et de l’absence totale d’un monde façonné à l’image de l’homme » (Arendt 1982[1951]: 129). Selon elle, ce serait grâce à ce déracinement (notamment vis-à-vis de la métropole) que les Boers seraient devenus leurs propres maîtres.49 Les Boers auraient donc en quelque sorte été protégés par ce mépris du travail (certains parleront de paresse) et des limites territoriales. Or, « le déracinement caractérise toutes les organisations de race » (Arendt 1982[1951]: 129). Pour Arendt, il s’agit d’une régression : « ils étaient parfaitement prêts à payer le prix, à régresser au niveau d’une organisation de race, pourvu que cela leur permît

48

Doris Lessing (1952) met admirablement en scène cette distinction de civilité entre Anglais et Afrikaners.

49 Ces modes de vie des Boers sont liés à l'impact de la domination anglaise. Ils sont aussi des stratégies face

d’acheter leur suzeraineté sur d’autres « races » » (Arendt 1982[1951]: 145). Le « devenir- race » des Boers serait ainsi lié « à un déracinement général et à une foi active en soi-même comme preuve d’élections divines » (Arendt 1982[1951]: 130). Fauvelle-Aymar décrit ainsi la culture des Boers :

« Un environnement vécu comme hostile, une économie domestique fondée sur l’élevage du mouton et de la vache, sur les produits de la chasse et les autres ressources du veld, l’absence de véritable sociabilité, ont façonné une culture rurale – certains disent une culture afrikaner ? – marquée par l’individualisme, l’autoritarisme, la référence constante aux Écritures, la violence, l’hybridation culturelle, un besoin – devenu presque une esthétique dans la mythologie afrikaner – des grands espaces, l’aspiration à l’autosubsistance. Pourtant, les colons restent économiquement dépendants du cap, situé à plusieurs semaines de chariot, pour l’achat de munitions, pour les ventes des animaux destinés à l’abattoir. » (Fauvelle-Aymar 2006: 217)

Un jeune afrikaner, Thomas, que je rencontre, lorsque je lui demande ce que c’est pour lui qu’être Afrikaner, reprend à son compte cet héritage boer : c’est avoir le fusil dans une main et la bible dans l’autre.

Les missionnaires anglais s’opposent à la religion des Afrikaners50 et à la modalité des rapports qu’ils ont avec les Africains. Si les missionnaires anglais voient dans le travail à la ferme la possibilité pour les Africains d’être sauvés, ils vont cependant rejeter le mode de domination des Boers, leur brutalité, leur paresse. Le Boer est vu comme un être paresseux et dégénéré auprès duquel l’Africain n’est pas enclin à travailler, mais est au contraire déshumanisé. La vie facile et paresseuse des Boers serait obtenue au détriment des Africains qu’ils traitent vraiment comme la meilleure « matière première » que l’Afrique ait à offrir : le Boer a besoin des Africains pour pouvoir être paresseux. Cette paresse s'oppose à la valorisation du travail et de la transformation de l'espace par les missionnaires. Les missionnaires récriminent ainsi le mode de vie des Boers.

50 De plus dans un contexte calviniste (Afrikaners), la malédiction de Canaan en qui les interprétations des

trois religions monothéistes voient le père des tribus noires, et sa condamnation à l’esclavage aurait pu fournir une justification biblique à la domination blanche en Afrique du Sud, alors que les Afrikaners se seraient identifiés aux Hébreux de l’Ancien Testament, à la recherche d’une terre promise. La question fait débat : comme le rappelle Fauvelle-Aymar (2006), André Du Toit a critiqué vigoureusement cette vision de l’histoire qui selon lui ne résisterait pas à l’analyse des sources. Pour lui cette représentation de la posture afrikaner aurait été voulue par des missionnaires anglais qui voulaient caricaturer la religion des Afrikaners (comme des calvinistes primitifs). Fauvelle-Aymar (2006) montre au contraire que ces représentations étaient fort présentes au sein d’une « théologie populaire » sans pour autant ayant servi à justifier la conquête des sociétés africaines (justification dont ils n’avaient guère besoin).

76 L'« English-speaking race » consternée par les incroyables migrations en chariot des Boers s'est construite en opposition à ces Boers vus comme sauvages, brutaux et paresseux, mais aussi comme contaminés par les Africains, comme bâtards. Les Boers ont en quelque sorte fait fonction de contre-modèle, celui duquel il fallait se prémunir (en témoigne le mauvais accueil qui leur est fait à leur arrivée autour de 1892 (Selby 2006)). Or quelles étaient les caractéristiques des Boers ? L’isolement individuel, la brutalité, la paresse, la dégénérescence et la folie dus à leur isolement et à l'absence de contrôle de l'Empire (notamment sous forme légale).51 À l'inverse, les Européens de Rhodésie du Sud se sont enracinés dans la terre, l'ont travaillée et transformée et se sont organisés institutionnellement en groupe pour contrer leur propre violence et éventuelle folie puisque la folie guette selon les récits de l'époque les aventuriers, les hommes isolés.

Les pionniers en Rhodésie du Sud se sont constitués en tant que groupe pour éviter la folie et la dégénérescence associées aux Blancs vivant seuls au milieu de sauvages, notamment aux Boers du temps des treks (du temps de la colonisation de l’Afrique du Sud). Carruthers écrit ainsi à propos d’un des pionniers néerlandais en Rhodésie du Sud :

« Van des Reit was found four days later by a Dutch family trekking to Rhodesia, who were following up the Bubi river. While looking for water they came upon his spoor and found him quite deranged, partly naked, and his teeth all worn down from eating nuts and hard matter. He lived in an ant-bear hole and refused to speak. After getting him to the wagon, and feeding him on milk and sops, to the delight of his friends, he spoke Dutch asking, “Where am I?” “Who are you people?” » (Cité par Jones 1953: 65)

La folie pour le colon, c'est cela : être sans repères, sans paroles, sans reconnaissance. C'est l'impossibilité de se situer dans l'espace, dans le temps, et de raconter. C'est l'homme qui a un trouble de la narrativité.

Ranger décrit notamment la paranoïa des colons qui se regroupent rapidement, souvent sur la base de rumeur, en laager entre 1898 et 1904 (Selby 2006: 41), à la différence des Boers communément décrits comme vivant et se déplaçant seuls (et donc affrontant seul le « sauvage »). De même, on peut penser que l’avancée en colonne servait

51 « Beaucoup de ces aventuriers étaient devenus fous dans la sauvagerie silencieuse d’un continent surpeuplé

où la présence d’êtres humains ne faisait que souligner une solitude totale et où une nature intacte, hostile au point d’en être écrasante, et que nul ne s’était jamais soucié de transformer en paysage humain, semblait attendre patiemment “que disparaisse la fantastique invasion” de l’homme. Mais leur folie n’avait pas dépassé le stade d’une expérience individuelle dénuée de conséquences » (Arendt 1982[1951]: 121).

justement à contrôler leur propre violence. La colonne confine les hommes ensemble et empêche ainsi les débordements de violence individuels.

Aussi les Européens de Rhodésie du Sud se sont très peu mêlés aux Africains (à la différence des Boers qui, malgré leur racisme, se sont mélangés aux Noirs, preuve encore de leur sauvagerie pour les Anglais). Le mariage avec des femmes anglaises était la norme et était strictement organisé (Kennedy 1987; Kirkwood 1984). Il s’agit de rester entre soi pour se préserver du danger encouru par la proximité avec les Africains (folie, dégénérescence). Les Boers sont ainsi restés à part de la communauté des fermiers blancs en Rhodésie du Sud, puis en Rhodésie et au Zimbabwe avec des périodes de plus grandes inclusions ou exclusions. Le conflit n'a cependant jamais été aussi grand qu'en Afrique du Sud.

Ce qui compte n'est pas tellement la véracité ou la validité de l'idée que l'isolement entraîne la folie et la violence, mais le fait que les Anglais cherchent à préserver leur santé psychique et morale par l'enracinement, la loi et la séparation.

La conquête fut suivie par la mise en place de la légalité, demandée d'abord par la Couronne afin justement de ne pas laisser ses sujets européens devenir « sauvages ». Les lois servaient non seulement à préserver les Européens des Noirs en délimitant clairement les espaces, mais également à maintenir leur identité en tant que race supérieure et leur lien avec l'Empire. Ce deuxième objectif de la loi (maintenir les blancs civilisés) est essentiel à mon propos.

Aussi, en 1896, la métropole intervient se rendant compte que ce n’est ni la compagnie, ni l'État qui a le monopole de la violence, mais les individus qui peuvent s’en emparer et l’exercer sans limites. L’État colonisateur ne se porte alors pas garant des actes des individus, mais se construit sur eux, les utilise tout en s’en distanciant. Dès les débuts de la colonisation, la métropole et les métropolitains se démarquent donc des colons, ces « hors-la-loi », d’où la possibilité qui semble totalement aberrante pour l’État colonisateur de se déclarer civilisateur et non violent (les violents sont les colons et non l'État colonisateur qui légifère pour empêcher la violence). La politique libérale et humaniste de la métropole se construit en tant que réparatrice, régulatrice de la brutalité des colons, mais son libéralisme permet finalement l’installation effective des colons. La loi — qui est par quoi se définit la métropole dans la colonisation; la loi est presque une métonymie de la

78 métropole — est toujours vue comme un mode de pacification des violences alors même qu’elle ne fait qu’entériner la politique des settlers et leur système de domination puisque dans la majorité des controverses ce sont les settlers qui obtiennent gain de cause. La loi ne sera ainsi là très souvent que pour avaliser un état de fait mis en place par les settlers. Sa mise en place est profondément hypocrite : se présentant comme l'instauration d'une justice et d'un garde-fou pour les Africains, la loi cautionne en fait les conséquences de la violence des colons et leur mode de domination. La loi, exportée dans les colonies, vient remplacer la violence fondatrice et continuer son dessein. Les colons finissent d'ailleurs par s'emparer petit à petit de la loi au détriment de la métropole pour mettre effectivement en place un nouveau pays, la Rhodésie. Ainsi la loi finit aussi par séparer la colonie de la métropole. Les Rhodésiens ne supportent d'ailleurs pas qu'on les appelle « white settler », ils sont « rhodésiens ». Ce sentiment sera particulièrement fort à partir de 1965, lorsque Ian Smith déclare unilatéralement l'Indépendance de la Rhodésie.

Selon cette logique, la loi est une légitimation et justification du droit des colons, notamment des fermiers. Elle sert à entériner leur domination tout en limitant un usage de la force, la violence, qui est intolérable pour l'État libéral moderne. Elle est constitutive du droit des Européens et du mode de société qu’ils mettent en place. Mais surtout la loi, comme elle apparaît afin de limiter la confrontation et la violence des deux côtés, mais notamment celle des Blancs, se construit dans une logique de séparation. On peut aussi se demander si la loi n'institue pas ainsi une séparation pour les colons eux-mêmes, dans le sens où ils perdent le contact avec leur propre violence, leur « négatif » (Bibeau 2009) – non pas comme acte légitime, mais comme une part de leur humanité qui ne peut plus exister de manière adéquate. Quelles sont alors les implications de ce désir d'éradication de l’« agressivité » ? Il s'agit certes de dominer l'autre, mais aussi soi-même.

4. La séparation légale des terres : de la « civilisation » à la