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Régulation à trois niveaux et diminution de l’aquosité sociale Comme nous l’avons vu, l’activité agricole atomisée est pour une part planifiée par

les autorités publiques, notamment par l’ingénieur d’État. Cette tension dialectique pourrait s’analyser en termes de structure de gouvernance hybride, entre marché et hiérarchie (Williamson, 1996), en l’absence d’un troisième niveau, intermédiaire, celui des communautés d’irrigants.

Le thème du lien entre autorité centrale et aménagements hydrauliques fait écho aux débats relatifs à l’« hypothèse hydraulique » de Wittfogel (1957). Cette hypo-thèse revient à postuler un lien étroit entre la pratique généralisée de l’irrigation au

8. Elle a donné lieu à des événements tragiques, dont les affrontements – qualifiés de racistes – à El Ejido en février 2000.

9. Voir par exemple le reportage diffusé par la RTS le mardi 15 avril 2008 intitulé « Poivrons : des pesticides et des esclaves dans votre assiette » : http://www.rts.ch/emissions/abe/1378073-poivrons-des-pesticides-et-des-esclaves-dans-votre-assiette.html (consulté le 24 octobre 2016) ; le site de The Guardian qui diffuse, depuis le 7 février 2011, une vidéo intitulée « Salad Slaves: Who Really Provides our Vege-tables » : https://www.theguardian.com/environment/video/2011/feb/07/food-spain-migrants (consulté le 24 octobre 2016). Voir aussi Delgado Cabeza et Aragón Mejías (2006) ; Roux (2006), et le film de Rhalib Jawad, 2007. « El Ejido, la loi du profit ».

sein d’une société et l’existence d’un pouvoir politique centralisé, voire despotique, seul à même de mobiliser les ressources financières et humaines requises par l’éta-blissement de systèmes d’irrigation à grande échelle (Lorrain, 2008).

De nombreux auteurs se sont attachés à réfuter le modèle wittfogélien, tant sur le plan de la véracité historique que sur celui de la méthode mobilisée (Manning, 2002). Cependant, récemment, Molle et al. (2009) sont revenus sur cette hypothèse à partir d’études de cas, en particulier dans l’Espagne de Franco, emblématique d’une « hydrocratie » fondée sur un « hydro-populisme » (Pérez Picazo et Lemeunier, 2000). Les auteurs critiquent la linéarité du modèle de Wittfogel, mais montrent que la mobilisation des ressources primaires en eau par des organes bureaucratiques étatiques a joué un rôle important dans la formation de certains États et, en retour, a participé à légitimer la centralisation du pouvoir.

Le modèle almérien illustrerait le « nationalisme hydraulique » franquiste hérité du mouvement régénérationniste et de la solution hydrologique de Joaquín Costa. Le discours technique comme médiation permet à l’ingénieur de prendre place dans le processus social d’aménagement hydraulique, faisant de la gestion de l’eau une affaire d’État (Billaud, 1994). L’influence de l’ingénieur est véhiculée par deux relais principaux : la Direction générale des ouvrages hydrauliques et son réseau de confé-dérations hydrauliques, et l’Institut national de colonisation. C’est ce dernier qui dirige les infrastructures hydrauliques (forages et réseaux) dans le but de recom-poser le territoire et de domestiquer la ressource. Il légitime la propagande aména-giste franquiste, et le Campo de Dalías compte parmi ses succès.

L’extension récente du DPH aux eaux souterraines (ainsi qu’à l’eau dessalée), la mise en place de la planification hydrologique coordonnée à l’échelle nationale et le mode de financement des infrastructures (qui restent, directement ou indirectement, dirigées et planifiées) témoignent de la prégnance de l’autorité publique. En effet, les infrastructures sont pour une grande part financées par des fonds publics et, pour certaines, réalisées par des entreprises publiques (c’est le cas, par exemple, des sociétés Acuamed et Seiasa dans le cadre du programme Agua lié au PHN de 2005). Néanmoins, le dynamisme du modèle ne peut s’expliquer seulement par l’interventionnisme étatique. La mise en valeur de la zone relève largement de l’initiative privée de milliers d’agriculteurs, si bien que l’hypothèse n’est que partiellement vérifiée, sinon invalidée.

Aux niveaux d’analyse déjà évoqués, s’ajoute l’échelle de la communauté, ce qui est une spécificité de cette zone produite « hors sol » à partir des années 1950. Si l’Espagne en général et l’Andalousie en particulier sont célèbres pour leurs commu-nautés d’irrigants séculaires, les commucommu-nautés de la zone du Campo de Dalías sont comparativement beaucoup plus récentes. Les deux communautés les plus impor-tantes ont été créées par l’administration pour prendre le relais de l’INC-Iryda : la communauté d’irrigants Sol y arena en 1979 et la communauté d’irrigants Sol Poniente en 1986.

À l’échelle nationale, 7 000 associations d’usagers gèrent environ 70 % des terres irriguées, les 30 % restants l’étant par des irrigants individuels. Cette proportion est similaire pour l’ensemble du bassin du Sud (Varela Ortega et Hernández-Mora, 2009). En revanche, à l’échelle du Campo de Dalías, près de 90 % des terres irriguées sont gérées par des communautés d’usagers, principalement des usagers agricoles.

Aujourd’hui encore, les communautés d’irrigants du Campo de Dalías et de Níjar dépendent étroitement de la puissance publique, notamment pour le financement, mais aussi pour la réalisation des infrastructures. Le projet de modernisation des infrastructures d’irrigation de la « Communauté des usagers de l’aquifère de la Sierra de Gádor » est exemplaire à cet égard. Son coût a été très majoritairement pris en charge par l’État au travers de la société étatique d’infrastructures agricoles Seiasa del Sur y Este en charge de réaliser les travaux en 2010. Les montages financiers des infrastructures hydrauliques sont variables, mais font généralement intervenir plusieurs sources de financement. Les usagers payent rarement plus de 25 % ou 30 % du montant total des investissements sous forme de participation directe (prêts à taux préférentiels). Ils doivent s’en acquitter pendant les vingt-cinq premières années de fonctionnement. Le reste provient de subventions du gouvernement autonome, de prêts à taux préférentiels du gouvernement central (dont les échéances ne débutent qu’à la vingt-sixième année) et d’aides européennes (Feader).

L’agriculteur est donc un entrepreneur privé, investi dans une communauté d’ir-rigants, laquelle entretient une relation directe avec les autorités publiques. Les trois échelles se combinent pour donner lieu à un « compromis social vertical » qui résulte d’une tension entre échelle individuelle-privée, échelle communautaire et échelle nationale (Ruf, 2010)10. La structure productive décentralisée n’a pu émerger qu’avec le concours de l’autorité publique, laquelle a également favorisé l’émergence de communautés d’irrigants pour prendre son relais.

Aujourd’hui, le poids des structures communautaires pour la gestion de l’eau tend à diminuer du fait de l’individualisation de certains contrats de fourniture d’eau. Cette dernière est indissociable des progrès techniques, notamment le remplace-ment des anciennes conduites par des réseaux sous pression pour un approvisionne-ment à la demande. Dans ce système, l’usager agricole n’est plus contraint par des règles communautaires (les tours d’eau) qui le liaient aux autres usagers. La relation tend à se contractualiser entre l’usager-consommateur et la communauté d’irrigants restreinte à un organisme d’approvisionnement. Ce faisant, « l’aquosité sociale » (Cambon, 1996), relative à la socialisation liée à la maîtrise des infrastructures et à la répartition de l’eau, s’efface progressivement. Là encore, la dimension technique joue un rôle majeur dans cette reconfiguration. Cette évolution témoigne du renfor-cement des logiques de justification pour lesquelles les transactions de marchandage sont privilégiées. Apparaît alors, une fois encore, la dimension sociale de la tech-nique, ou le lien entre normes techniques et normes sociales.

10. Barthélemy et al. (2003 : 134) mettent en lumière ce type de compromis instable entre plusieurs registres de justification et d’action pour l’agriculteur, en l’occurrence celui de l’économie marchande et celui du patrimoine : « Chaque agriculteur se trouve traversé par ce dilemme, en tant qu’il participe de chacun des ordres de relation. D’un côté, il est entrepreneur, inscrit dans l’économie de marché, ses relations d’échange et de concurrence ; de l’autre côté, il participe au groupe patrimonial, familial et/ou professionnel, avec ses normes d’allocation solidaire. Le compromis institutionnel, qui règle les rapports entre ces deux formes d’économie, s’exprime de fait dans le dualisme comportemental de l’acteur : dans certaines circonstances, parce qu’il envisage son insertion marchande, il tend à privilégier les prix de marché et donc une valeur de marché, alors qu’à d’autres moments, il se réfère plutôt aux prix patrimo-niaux et donc à une valeur de patrimoine. »

Conclusion

L’analyse historique a permis de mettre en évidence deux caractéristiques du modèle almérien. Tout d’abord, il relève d’une « production sociale de la nature » (Castree et Braun, 2001), où l’efficacité technique est érigée en dogme pour s’émanciper des contraintes du milieu. Ainsi, un quasi désert a été transformé en eldorado pour des milliers d’agriculteurs grâce à la généralisation d’infrastructures hydrauliques adap-tées (forages au lieu des habituels barrages). Cette technique a permis une crois-sance économique « miraculeuse » faisant de la zone le principal lieu de production des produits horticoles consommés en Europe. À cette conjonction de la technique et du marché, s’ajoute un compromis social vertical : on observe la congruence d’une logique marchande décentralisée au niveau de l’agriculteur, d’une logique com-munautaire portée par les associations d’irrigants et d’une logique planificatrice- hiérarchique portée par les autorités publiques.

La normalisation actuelle reste ancrée dans une conception de l’eau comme ressource d’allocation abondante qu’il suffit de mobiliser, et ce d’autant plus que le marchandage prend de l’importance et que l’aquosité sociale autour de la gestion de l’eau s’efface. Nous reprenons et partageons ainsi les conclusions de Tordjman (2011) selon lesquelles « les phénomènes à l’œuvre dans ces différentes crises [économiques et écologiques] sont similaires, et relèvent de deux ordres : celui du marché et celui de la technique ». À Almeria, la dérive positiviste technico- scientiste (Habermas, 1973), illustrée par les « tomates de Noël », accroît la tendance à considérer l’eau comme une ressource dont l’abondance ne serait limitée que par les infrastructures hydrauliques. Malgré l’impact écologique désastreux du modèle, l’eau est encore loin d’être considérée comme un « milieu » écologique (Puech et Boisson, 1995 ; Ghiotti, 2007).

La race bovine Holstein, institution

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