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Économie écologique et métabolisme socioécologique L’économie écologique prend ses racines au xixe siècle chez quelques penseurs

russes (Martínez-Alier, 1987), mais son développement est lié aux inquiétudes sur les limites de la croissance de la fin des années 1960. L’économie écolo-gique, du moins sa partie la plus originale, se distingue de l’économie de l’envi-ronnement mainstream par son souci de relier sciences naturelles et sciences sociales (Spash, 1999). Il s’agit là encore d’une perspective d’économie générale, quoique moins générale que celle proposée par Bataille. Cette approche met l’accent sur :

− l’impossibilité d’une croissance infinie du fait des limites physiques de la planète, ce qui la rapproche des mouvements favorables à la décroissance ;

− l’incommensurabilité des valeurs, autrement dit l’impossibilité de tout convertir en valeur monétaire et de définir de façon purement objective un prix « écologi-quement correct » ou des compensations financières (Martínez-Alier et Muradian, 2015) ;

− le lien entre enjeux distributifs et enjeux écologiques, créé par la capacité qu’ont les acteurs dominants de rejeter l’extraction de ressources – et ses « externalités négatives » – vers les catégories sociales les plus faibles (Martínez-Alier, 2014) ; − la distinction entre oikonomia et chremastistika tels que ces termes sont définis par Aristote : oikonomia signifie la fourniture de ressources matérielles à l’oikos, la famille élargie, alors que la chrématistique est l’art d’étudier les marchés pour faire de l’argent (Daly et al., 1994).

En bref, l’économie écologique, du moins sa partie la plus originale, se distingue de l’économie de l’environnement mainstream par son souci de relier sciences natu-relles et sciences sociales.

Parmi les sources de matière et d’énergie que l’humanité utilise pour se nourrir, se vêtir, se déplacer ou encore s’abriter (mais aussi construire des palais et faire la guerre), la biomasse occupe une place à la fois essentielle et très particulière. La biomasse rassemble tous les types de matières organiques.

Comme l’explique Wrigley (2010), pendant la plus grande partie de son histoire, l’homme a dépendu de la biomasse non seulement pour la fourniture d’aliments, mais aussi comme source quasi unique de matières premières et d’énergie. La biomasse apporte le combustible, les fibres et les peaux pour s’habiller, une bonne partie des matériaux nécessaires pour se loger ou encore, via les animaux et les hommes eux-mêmes, l’essentiel de l’énergie mécanique. Elle joue aussi un rôle essentiel dans l’entretien de la fertilité des sols. Enfin, la biomasse fournit la majeure partie des matières premières et l’énergie thermique (charbon de bois) nécessaires au travail de la plupart des artisans : menuisier, verrier, forgeron, cordonnier, bras-seur, chapelier, etc.

Le rôle de la biomasse dans les affaires humaines est bouleversé par le développement de l’utilisation des énergies fossiles à partir du xviiie siècle. Les sociétés européennes, puis le reste du monde, basculent alors d’une économie (ou métabolisme) qui peut être qualifiée de « solaire » à une économie « minière »5. Le propre d’une économie minière, caractéristique de la Révolution industrielle et de ses suites, est de tirer l’essentiel de ses ressources de l’exploitation du sous-sol. L’énergie est le domaine où le basculement est le plus manifeste. En quelques décennies, le charbon, puis le pétrole et le gaz naturel (plus marginalement l’uranium) s’imposent comme la source quasi unique d’énergie (Kander et al., 2014). Mais la fourniture des matériaux s’en trouve elle aussi bouleversée avec le remplacement de produits issus de la biomasse par des produits de synthèse ou des dérivés de minerais que l’énergie abondante permet d’extraire et de traiter. Ressources fossiles, le charbon, le pétrole ou le gaz n’en restent pas moins de la biomasse. Sieferle utilise, à propos de ces ressources, l’expression très imagée de « forêt souterraine » (Sieferle, 2001). Il s’agit toutefois d’une biomasse qui ne se renouvelle pas (du moins pas à une vitesse pertinente pour l’histoire humaine). Pour les humains, son stock est donc fini et n’est pas lié au flux d’énergie solaire.

En explorant l’émergence du régime métabolique industriel et les manières dont développement économique, croissance démographique, usage des ressources et changements environnementaux sont inter-reliés, Krausmann et Fischer-Kowalski montrent comment le passage d’un système « énergie solaire » à un système « énergie fossile » a permis de séparer le système énergétique de l’utilisation des terres et d’abolir les limites à la croissance économique (chapitre 1). Cette transition métabolique a rendu possible une croissance démographique sans précédent et une augmentation massive de la consommation de matière et d’énergie par habitant Rappelant que toute accumulation suppose un échange inégal, Hornborg utilise cette notion pour désigner un transfert asymétrique de matière et/ou d’énergie grâce auquel la capacité productive d’un groupe est augmentée au détriment d’un autre (Hornborg, 2003 : 8). Défendant la nécessité de maintenir une distinction entre la dimension matérielle/biophysique et la dimension culturelle/sémiotique de l’échange, Hornborg note :

« L’histoire de la consommation montre clairement que la première condition pour l’accumulation est qu’il existe une demande culturelle pour la marchandise en question. […] Mais, contrairement à l’économie mainstream, nous devons reconnaître qu’une seconde condition pour l’accumulation réside dans l’organisation matérielle de la production. C’est cette dimension biophysique du processus économique que la préoccupation des économistes mainstream pour l’utilité néglige, et cela a été le dénominateur commun de nombreuses remises en cause de cette préoccupation de Karl Marx à l’économie écologique [en passant par Georges Bataille]. Proposer une telle remise en cause est une tâche essentielle qui 5. En utilisant les termes de « solaire » et « minier », nous trahissons quelque peu les écrits de Wrigley qui parle lui de sociétés « organiques » et « minérales ». Or, le charbon et le pétrole peuvent être considérés comme étant du domaine de l’organique puisque issus de la transformation de biomasse. L’utilisation du terme « minier », pour caractériser des économies faisant massivement usage du charbon et du pétrole mais aussi de nombreux minéraux, résout la question. Par ailleurs, l’usage du terme « solaire », au lieu de « organique », permet de rendre compte à la fois de l’importance de la biomasse, produite de manière directe ou indirecte par le rayonnement solaire, comme source de matière et d’énergie, et de l’utilisation du vent et des courants d’eau, produits indirects du rayonnement solaire, comme source d’énergie.

suppose de reconnaître la dimension biophysique sans vouloir en faire le fondement de la valeur » (Hornborg, 2012 : 13).

Hornborg s’appuie sur les travaux de Bunker (1985) qui propose d’analyser l’échange inégal en termes d’extraction et, pour traiter de la situation des pays dits « en déve-loppement », de compléter la notion de « mode de production » par celle de « mode d’extraction ». Pour lui, toute production s’exerce par la transformation de matière et d’énergie préalablement extraites d’un lieu particulier :

« Cette matière et cette énergie qui circulent au travers du système productif sont partiel-lement et temporairement conservées dans une forme utile qui favorise une organisation sociale de plus en plus complexe et un renforcement de la capacité productive de l’environne-ment physique. À l’inverse, la perte d’énergie et de matière dans le territoire d’où elles sont extraites, et les perturbations du système social et des systèmes vivants naturels simplifient de façon croissante l’organisation sociale et son environnement naturel en réduisant à la fois le flux d’énergie et son utilisation » (Bunker, 1985 : 13).

On retrouve ici l’idée des structures dissipatives dont la pérennité suppose un apport permanent d’énergie en provenance de leur environnement, mais aussi l’exporta-tion continue d’entropie vers ce même environnement, cet apport se faisant par le transfert de ce que Bunker appelle les « marchandises extractives ». L’échange inégal permet l’existence comme structures dissipatrices tant du centre que de la périphérie ; le transfert de richesses vers le centre lui permet d’accumuler du capital et un niveau de consommation dissipateur d’entropie, tandis que la structure dissi-patrice périphérique certes se maintient, mais par un appauvrissement de son terri-toire (et à terme la migration de sa population).

L’idée qu’il ne peut y avoir accumulation sans extraction (transfert de matière et d’énergie d’une région à une autre) souligne l’importance des fronts pionniers dans l’histoire longue du capitalisme. Par « fronts pionniers », on entend généralement les espaces caractérisés ou par la mise en culture de terres précédemment non culti-vées ou par l’exploitation de biomasse « naturelle » (non anthropogénique).

Dans le premier cas, les fronts pionniers ne représentent pas seulement un processus d’extension spatiale, il s’agit aussi d’une intensification de l’exploitation (colonisa-tion) de la nature. Ils renvoient aux processus de colonisation de la nature telle que la définissent Fischer-Kowalski et Haberl :

« Pour alimenter leur métabolisme, les sociétés transforment les systèmes naturels de façon à ce qu’ils tendent à maximiser leur utilité sociale. Les écosystèmes naturels sont remplacés par des écosystèmes agricoles (prés, champs) conçus de façon à ce qu’ils produisent le plus possible de biomasse utile ou ils sont convertis en espaces construits. Les animaux sont domestiqués ; le code génétique des espèces est modifié de façon à accroître leur résis-tance aux maladies, aux pesticides ou aux produits pharmaceutiques. Ces interactions entre le système social et le système naturel ne peuvent être interprétées en termes d’échanges métaboliques de matières et d’énergie. Elles ont un tout autre caractère. En référence au mot « colonus », qui désigne en latin le paysan, nous appelons « colonisation » ce mode d’inter-vention sur les systèmes naturels et nous désignons par ce terme l’ensemble des activités humaines qui changent délibérément d’importants paramètres des systèmes naturels et qui les maintiennent activement dans un état différent de celui qui prévaudrait en l’absence de telles interventions » (Fischer-Kowalski et Haberl, 1998 : 575).

La deuxième situation de front pionnier renvoie en premier lieu aux ressources extractives que Bunker étudie (forêts « naturelles », animaux « sauvages », produits de la mer, etc.). Nous ajouterons à cette biomasse présente la biomasse passée et fossilisée que constituent le charbon, le pétrole et le gaz naturel.

L’histoire du capitalisme depuis le xvie siècle6 peut ainsi être présentée comme l’histoire d’un front pionnier. Son point de départ est l’Europe de l’Ouest et il s’étend initialement tant à l’Ouest qu’à l’Est (Pologne, Ukraine, Roumanie, Russie…). L’avancée de cette grande frontière s’accélère encore après 1750 en raison de la poussée démographique et du développement des réseaux de transport et de communication (McNeill, 1992). Le monde entier y est alors intégré. Au cours du xviiie siècle, avec le développement de l’utilisation du charbon, l’Angleterre ouvre pour l’Europe une nouvelle frontière, celle de l’exploitation des énergies fossiles, une frontière verticale et non plus horizontale, pour exploiter une autre biomasse lointaine, venant cette fois d’elsewhen (d’autrefois) et non plus d’elsewhere (d’autre part) selon la formule de Catton (1982 : 41).

La notion de front pionnier a été très fréquemment utilisée et longuement débattue par les historiens, en particulier dans les travaux consacrés aux États-Unis sous le terme de « frontière », et l’essentiel du débat a porté, à la suite du texte fondateur de Frederick Jackson Turner (1893), sur le rôle de la frontière dans la formation des institutions politiques ou la trajectoire économique des pays concernés (voir Barbier, 2011, pour une synthèse récente). Mais l’existence d’un front pionnier mondial, démarrant aux alentours de 1500, et son rôle dans la prospérité de l’Europe sont au cœur de l’ouvrage de Walter Prescott Webb intitulé « la grande frontière » (Webb, 1964). Il écrit :

« Quel était le caractère essentiel de la frontière ? Il s’agissait intrinsèquement d’un vaste ensemble de richesse sans propriétaire. Ce flux de richesse soudain, continu et croissant sans fin a provoqué dans la Métropole [expression utilisée par Webb pour désigner l’Europe] un boom économique que le monde n’avait jamais connu avant et ne verra probablement plus jamais. Ce boom a commencé quand Christophe Colomb est revenu de son premier voyage, il a crû lentement, puis a continué de plus en plus vite jusqu’à ce que la frontière qui l’alimentait soit arrivée à sa fin. Si l’on considère que la frontière s’est fermée en 1890 ou 1900, on peut estimer que le boom a duré à peu près 400 ans » (Webb, 1964 : 13).

Notre analyse s’inscrit dans le prolongement de celle de Webb en l’élargissant toute-fois de deux façons. D’une part, elle considère que la « grande frontière » n’a pas concerné que la seule Néo-Europe7. Elle prend en compte un espace plus important et y inclut divers territoires des zones tropicales, mais aussi de l’Eurasie (la Sibérie ou les steppes d’Asie centrale par exemple). En outre, en incluant la biomasse fossile, elle prend en compte l’existence d’une frontière interne à l’Europe (et plus tard à bien d’autres régions du monde). Ce double élargissement spatial nous conduit aussi à considérer que la logique de la frontière ne s’est pas arrêtée en 1900 et qu’elle est encore largement d’actualité.

6. La dynamique de « colonisation » européenne peut être considérée comme plus précoce, si l’on y inclut la Reconquista espagnole et les croisades menées par les chevaliers teutoniques, ou encore les grands défrichements menés entre le xie et le xiiie siècle.

7. L’expression, fort pratique, de Néo-Europe a été proposée par Alfred Crosby pour désigner les pays ayant bénéficié des migrations européennes au xixe siècle (principalement l’Amérique « tempérée », l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Afrique du Sud) (Crosby, 1973).

Hégémonies

Ce chapitre s’inscrit dans la lignée des analyses menées, dans le monde anglo-saxon, en termes de food regime. Ces analyses, qui ambitionnent de « lier les rela-tions internationales de production et de consommation alimentaires aux formes d’accumulation que l’on peut distinguer à différentes périodes des transformations du capitalisme depuis 1870 » (Friedmann et McMichael, 1989 : 95), retiennent une périodisation de l’histoire calée sur la succession des configurations hégémoniques. Ont ainsi été décrits :

− un premier régime (1870-1930) centré sur le Royaume-Uni, et caractérisé par des importations de produits tropicaux en provenance des colonies, et des importations de grains de base et de produits animaux issus des dominions britanniques ;

− puis un second régime (1950-1970) dans lequel les États-Unis jouent un rôle central grâce à leur part de marché, à l’utilisation massive de l’aide alimentaire et à l’exportation du modèle agro-industriel intensif (facteurs relativisés par John Wilkinson et David Goodman dans le chapitre 16).

Notre analyse se distingue toutefois des travaux conduits selon l’approche food

regime de trois façons :

La première s’intéresse à la biomasse, ses sources et ses usages. La spécialisation de l’agriculture, et des espaces ruraux, sur la seule production alimentaire est une particularité du xxe siècle étroitement liée à l’utilisation massive d’énergie fossile, et il est fort probable que l’avenir remette en cause cette spécialisation de l’agriculture sur l’alimentation (voir chapitre 9).

La seconde s’intéresse au rôle de la biomasse dans le métabolisme socio-écologique des hégémons. Nous nous intéressons non seulement à la contribution de l’agri-culture et de la biomasse à l’accumulation du capital, mais aussi aux échanges de matières et d’énergie dont dépend toute société humaine. Nous rejoignons ici les travaux de Moore (2003, 2010) qui propose de substituer, à la notion d’économie monde, celle d’écologie monde.

La troisième différence est une lecture plus longue. Remonter jusqu’à l’hégémonie des Provinces-Unies, avant la Révolution industrielle, nous donne la possibilité de comprendre les conditions de l’hégémonie dans un monde sans énergie fossile, mais aussi de mieux comprendre la spécificité et la précarité de ce que nous vivons depuis deux siècles, et les enjeux actuels concernant le secteur agricole.

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