Chapitre 1. Régionalisation et découpages de l’espace
A. La région : de la notion au concept ?
A.1. De la région naturelle aux régions urbaines et métropolitaines
C’est au XVIIIe siècle sans aucun doute que démarrent les véritables réflexions sur la notion de « région » avec la remise en cause des limites administratives considérées comme « trop arbitraires et [qui] répondaient trop à des jeux politiques »14 (GDEL, 1982). Ainsi les premières études descriptives sur les « pays » et les « régions
naturelles » font leur apparition avec, notamment, en 1752 le bassin fluvial que P. Buache
définit à partir de considérations hydrologiques (Dauphiné A., 1979 ; Nonn H., 1998)
14 Paul Claval nous apprend que « L’esprit des Lumières critique le rôle de l’arbitraire et de la tradition
dans les divisions que les hommes ont opérées à la surface de la Terre, et propose de leur substituer des solutions modernes adaptées à une ère où la Raison s’affirme : on se demande sur quoi reposent les divisions régionales. La nature ne peut-elle fournir de principes de partition ? » p.24 (Claval, 1998).
pour dessiner de nouvelles limites administratives. Conscient que ces considérations étaient insuffisantes, dès 1780, d’autres critères sont retenus pour délimiter les régions « géographiques ». Ainsi, après avoir considéré le bassin hydrographique et les composantes du sous-sol par les géologues, J.-L. Giraud-Soulavie15 « complète l’analyse
en y ajoutant également le rôle de l’altitude et du climat » (GDEL, 1982). C’est en 1822
que « l’examen des régions naturelles [est] promu par la Société de Géographie de
Paris »16 (Nonn H., 1998).
Très rapidement, les géographes considèrent que ces critères ne sont pas suffisants pour délimiter des territoires. Ils se rendent compte que d’autres cadres spatiaux plus utiles pour l’analyse et une meilleure connaissance des espaces seraient plus appropriés à une meilleure gestion des territoires. Mais pourquoi les géographes restent-ils sur la région naturelle alors qu’ils ont les idées et les moyens de dépasser cela ? Il semble que cette insistance « sur les traits physiques, [fait] suite aux critiques souvent injustes
formulées par les sociologues » (Claval P., 1998). Le déclic vient de la montée du
régionalisme et des travaux de Vidal de La Blache et de ses disciples. Même si, pour certains, la seule évocation du nom de Vidal de La Blache sonne comme un retour vers une géographie spécialisée dans la monographie et le « classicisme », il est aussi à l’origine de la géographie « moderne ». Il faut lui ôter « des étiquettes de passéisme et de
ruralisme qui sont communément attachées à son nom », comme le rappellent M.V.
Ozouf-Marignier M-C. et Robic (1995) dans un article consacré entièrement à Vidal de La Blache et la régionalisation dans la revue L’Information géographique (1995). Ces deux auteurs dressent une comparaison de ses « huit positions sur le thème du découpage
régional » et constatent la « lente dérive » vidalienne de « la région naturelle à la région économique ».
Les travaux de Paul Vidal de La Blache vont même servir la cause régionaliste dont ses représentants réclament un niveau intermédiaire entre les pouvoirs centralisés de l’État et les pouvoirs locaux des départements17. C’est à propos de ce niveau de maillage intermédiaire que Paul Vidal de La Blache va jusqu’à prévoir « pour la France la perte
de son rang, dans la concurrence mondiale » si elle n’adopte pas « une structure
15 « [Il] avait nuancé l’analyse en montrant comment substrat géologique, formes du relief, climat et
végétation combinaient leurs effets pour dessiner les ensembles naturels du Vivarais » (Paul Claval, 1998).
16 Henri Nonn, 1998, p.76.
17 « De la curiosité pour les régions et la diversité de la France à la naissance de courants d’opinion et de
mouvements politiques hostiles à la centralisation, il y a un pas que l’on a presque franchi dans les dernières années du Second Empire. Le programme de Nancy, signé en 1865 par des représentants des élites locales venus de toute la France, s’insurge contre la lourdeur des décisions où tout doit être arrêté à Paris, et demande plus d’initiative pour les pouvoirs locaux… [La] montée de mouvements régionalistes qui réclament un cadre administratif plus large que le département et se tournent vers 1905 vers la grande région comme Paul Vidal de la Blache qui apparaît alors comme le grand théoricien de la Fédération régionaliste » (Claval P., 1998, p.54)…
nouvelle »18 (M.V. Ozouf, M.-C. Robic, 1995). Ce qui le conduit à proposer de grandes Régions plutôt que de petites entités territoriales comme les « 300 pays » que suggère P. Foncin (Claval P., 1998) et que Vidal considère comme un retour en arrière par l’utilisation des unités anciennes. Il justifie son penchant vers ces nouvelles structures par « la conjonction de la rétraction de l’espace-temps et des conditions de la production du
XIXe siècle… »19. Ainsi, Vidal de La Blache voit déjà dans les villes les éléments
appropriés à une régionalisation. Il développe l’idée selon laquelle « des aires organisées
par certaines grandes villes de province, lieux de concentration économique et de bons moyens de communications » peuvent former des régions (Nonn H., 1998). Il propose
alors, en 1910, 17 régions géographiques « conçues comme des espaces organisés autour
des grandes villes » (Lajugie J., Delfaud P., Lacour Cl., 1979). Il introduit le concept de
« nodalité » traitant de la position de ces métropoles régionales. « On passe de la région
partie d’un espace, à la région forme ou stade d’organisation de l’espace » (Auriac,
1986) et de paysagère, la notion est devenue fonctionnelle. Dès lors, l’utilisation de la notion de « région » s’accélère.
Nous n’avons pas trouvé dans la littérature du XXe siècle essentiellement, une définition unique de la « région » mais nous avons rencontré un très grand nombre de termes qualificatifs et nous avons répertorié les plus fréquents. En reprenant la terminologie employée par J.-P. Le Gléau (1998) à propos de catégories de zonages (Tableau 2, p.52), nous proposons alors la classification suivante.
18 Expressions de Paul Vidal de la Blache écrites dans « les régions françaises… » dont on trouve un extrait
des pages 839-842 dans M.V. Ozouf-Marignier, M.-C. Robic (1995).
19 À partir du courant régionaliste, « Le Play propose, à l’Assemblée nationale, en 1864, de diviser le
territoire en 13 provinces, distinctes de celle de l’Ancien Régime. Les découpages sont fondés sur la réalité des liens sociaux et recherchent autant que possible un équilibre en hommes et en moyens financiers » (C.
Région de gestion et de pouvoir institutionnels
Régions espace-
physique Région naturelle
Région culturelle Région sociale Région historique Région nodale Région agricole Région industrielle Région économique Région fonctionnelle Région urbaine Région métropolitaine Régions d'étude ou de savoir Régions espace-vécu Régions espace- fonctionnel Région administrative Région géograhique Espace Territoire Système
Tableau 1 : les qualificatifs des régions
Nous distinguons deux catégories : les régions de pouvoir et de gestion
institutionnels et les régions d’étude ou de savoir. Les premières ont pour but de gérer
ou de contrôler des territoires et des personnes. Les secondes ont pour but de comprendre, de faire comprendre l’organisation territoriale ou d’analyser les territoires. À l’intérieur de cette deuxième catégorie, nous avons également regroupé ces qualificatifs en 3 sous- ensembles suivant un ordre qui traduit l’évolution de l’utilisation et de la complexification de la notion de région : de la région espace-physique aux régions
espace-fonctionnel via les régions espace-vécu.
Les régions issues de l’espace-physique sont celles qui dès le début du XVIIIe siècle émergent pour donner, à la fin du siècle, naissance aux régions naturelles, évoquées précédemment. Les critères sont essentiellement ceux qui ont trait aux caractéristiques « physiques » de l’espace : géologie, hydrologie, climat, végétation… La notion de région est associée à celle d’espace support.
précédemment. Les critères sont essentiellement ceux qui ont trait aux caractéristiques « physiques » de l’espace : géologie, hydrologie, climat, végétation… La notion de région est associée à celle d’espace support.
Les régions espace de vies, espaces culturels, espace-vécu, où la place de l’homme, ses pratiques, sa culture, son appartenance à un groupe social, son passé et sa mémoire, son vécu et son perçu constituent les fondements pour ne pas dire les postulats de construction de la région. A. Frémont (1976) rappelle que « la région, si elle existe, est un
espace vécu », s’inspirant et complétant ainsi les travaux de de Martonne consacrés à la
Valachie (1902). Cette conception régionale penche vers une partition sociale de l’espace. Nous passons alors de l’espace physique à un espace approprié s’orientant vers le concept de territoire.
Les régions espace de vies, espaces culturels, espace-vécu, où la place de l’homme, ses pratiques, sa culture, son appartenance à un groupe social, son passé et sa mémoire, son vécu et son perçu constituent les fondements pour ne pas dire les postulats de construction de la région. A. Frémont (1976) rappelle que « la région, si elle existe, est un
espace vécu », s’inspirant et complétant ainsi les travaux de de Martonne consacrés à la
Valachie (1902). Cette conception régionale penche vers une partition sociale de l’espace. Nous passons alors de l’espace physique à un espace approprié s’orientant vers le concept de territoire.
Enfin, les régions espace-fonctionnel dont le dénominateur commun est l’économie et ses postulats. Ce type de région trouve son origine dans la recherche de l’aire
Enfin, les régions espace-fonctionnel dont le dénominateur commun est l’économie et ses postulats. Ce type de région trouve son origine dans la recherche de l’aire
d’influence d’une ville et les « régions nodales » de Vidal de La Blache (1902) basées sur la contiguïté des villes. Elles diffèrent cependant des régions nodales qui, dans leur acception actuelle, sont basées sur les connexités entre les villes (Ozouf M.V., Robic M.- C., 1995), et connues sous les noms génériques de régions urbaines ou régions
métropolitaines. C’est en observant le rôle croissant des villes que Vidal de La Blache
parle de régions nodales, que l’on retrouve sous l’appellation de régions fonctionnelles chez Lucien Gallois dans le célèbre « Région naturelles et nom de pays » de 1908. La racine grecque de cette notion de région, reg, de règne, régir, régime (Brunet R., Ferras R., Théry H., 1992, p.381) se retrouve ici dans le sens où une ville exerçant un pouvoir économique, politique ou social, sur un ensemble de villes permet de définir autour de cet ensemble les contours d’une « région ». Les grands modèles fondateurs qui ont servi de base aux développements actuels sont ceux de W. Christaller20 (1933), de A. Lösch (1940), ou de W. Alonso (1960) après les travaux précurseurs de Reynaud21 (1841), de Von Thünen (1826), de Weber (1909) ou encore de Hotelling (1929) (Ponsard C., 1983). Il faut attendre les années 1950 et le développement de l’économie spatiale et de l’économie régionale (W. Izard, 1956 ; Juillard E., 1962) pour que cette conception ancienne de la région fonctionnelle, dite « économique », soit formalisée. Du territoire, nous atteignons un degré de complexité croissant et nous nous orientons vers le concept de système (cf. p.62).
La région géographique peut aisément se situer dans les trois déclinaisons des régions de savoir ou d’études car elle fut tour à tour assimilée à la région naturelle durant le XIXe siècle, puis a caractérisé l’espace des hommes et de leurs milieux à la fin du XIXe
siècle, et enfin représente aujourd’hui les territoires, les hommes et leurs interrelations. Reste enfin la catégorie qui ne fait l’objet quant à elle d’aucune discussion tant elle est acceptée et identifiable, c’est la région de pouvoir ou de gestion institutionnels. C’est la division de l’espace « pour mieux régner » sur des terres, des biens, et des individus, pour mieux gérer, échanger, partager ou exercer d’autres actions propres à chaque espace, chaque institution, chaque système politique ou religieux... Le qualificatif par excellence rencontré et accolé à la région dans cette catégorie est « administrative ». En France, la loi Deferre, en 1982, parachève de nombreuses années de réflexions et scelle définitivement le sort des Régions administratives comme maille administrative dotée de certains pouvoirs.
20 Cf. p. 111.