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De la décentration à la translittérature

1. Quelques références thématiques

Dans notre théorie de la sociolinguistique du texte, la notion d‟hétérolinguisme s‟étudie dans une écriture à travers une langue seconde.

Et comme nous avons pris l‟exemple de la littérature francophone africaine, il nous semble important de dire quelques mots sur la genèse de cette littérature qui éclaire d‟ailleurs largement le rapport de l‟écriture avec l‟environnement autour : l‟interaction avec les entours, l‟intertextualité. En effet, en s‟inspirant des études historiques de la littérature subsaharienne, notamment celle de Kesteloot (2001), Chevrier (1981, 1992, 2004), et Kane (1982), nous constatons que différentes générations (pour cette étude, nous ferons une classification linguistique qui en distingue seulement trois pour en dernière analyse n‟en retenir que les deux dernières) se dégagent depuis le début de cette littérature d‟expression française dont les auteurs se sont formés en Occident pour la plupart d‟entre eux.

Au-delà d‟une classification chronologique ou thématique, à l‟instar de la plupart des études qui nous servent de base, nous voudrions faire ici une classification sociolinguistique, c‟est-à-dire suivant la manière d‟écrire face à l‟évolution sociopolitique et à l‟imaginaire linguistique de toutes les langues en présence; car n‟oublions pas qu‟il s‟agit d‟une écriture problématique où le contexte d‟écriture n‟est pas, pas seulement, celui du médium de la littérature en question. Cette histoire littéraire est liée aux sociétés dans lesquelles évoluent les écrivains, par rapport à leurs thèmes, et surtout à leur stylistique pour cette étude. Interroger le rapport entre l‟écriture et la société revient à s‟interroger sur le contexte sociopolitique et intellectuel du temps de la narration. Il est évident que cela n‟explique pas tout, mais replacer l‟écrivain dans son temps et dans son espace d‟écriture amène un éclaircissement important quant à l‟axe qui nous sert de base : la sociolinguistique textuelle. Pour comprendre la notion d‟hétérolinguisme qui résulte de cette sociolinguistique textuelle, et son positionnement complexe, il suffit d‟essayer de classer cette littérature suivant les critères de la littérature française : elle serait dehors et dedans à la fois. Dedans parce qu‟elle s‟écrit en français et que toute langue est porteuse de culture, dehors parce que la société décrite avec d‟autres références et d‟autres systèmes est la société africaine avec toute son histoire depuis les premiers thèmes qui tentèrent de rétablir une vérité politique et culturelle occultée par la colonisation.

«En effet, intégrer purement et simplement les écrivains noirs dans la littérature française aurait été méconnaître qu‟ils sont les représentants d‟une renaissance culturelle qui n‟est ni française ni même occidentale. Ces écrivains utilisent le français pour dire la résurrection de leur continent, leurs écrits réfractent en mille facettes l‟élan unique qui les a inspirés. Les écrivains noirs ne peuvent être considérés isolément, ni assimilés malgré eux à notre propre littérature [littérature française]. L‟un appartiendrait à l‟école surréaliste, un autre serait disciple de Claudel ou de Saint-John Perse, un autre encore trouverait place dans la lignée de ces naturalistes attardés…

Autant de vains efforts pour enfermer des écrivains dans une classification artificielle! » (Kesteloot, 2001, p. 7).

C‟est donc cette situation complexe que nous tentons de mettre en évidence au niveau de la forme de l‟écriture mais en rapport avec ce que sont les écrivains eux-mêmes par l‟intermédiaire des entretiens.

1-1. La naissance

En laissant de côté la littérature en caractères arabes qui a pu exister dans cette zone d‟Afrique de l‟ouest, et de la littérature coloniale qui a participé au maintien du système établi, on peut dire que cette littérature, née contestataire, ne pouvait être qu‟engagée face à un sentiment d‟oppression d‟alors. Ces intellectuels qui voulaient tout faire à la fois réagissaient contre une volonté d‟empêcher toute émergence de représentants de ces peuples afin de les maintenir dans un cadre bien déterminé.

« Ainsi les luttes politiques, littéraires et idéologiques des Africains dans les années 30 à 35 furent orientées par rapport à des axes de valeurs précis: la revendication d‟une identité niée par le colon, la reconnaissance de la légitimité et l‟affirmation d‟un univers esthétique à part, ayant ses règles d‟art particulières. Luttes vis-à-vis du colonisateur; luttes internes aux divers champs nègres d‟entre-les-deux-guerres. Tous les mouvements nègres et leurs organes de presse n‟avaient que cette visée fondamentale » (Ngal, 1994, p. 9-10)

Et malgré des difficultés à exister dans cette perspective, Paris offrira à beaucoup d‟entre eux un cadre privilégié pour bouleverser l‟ordre des choses car cela correspondait à une période de remise en cause des bases de la société occidentale qui a pu mener à des affrontements atroces (les deux Guerres Mondiales). Le monde politique sera affecté par ce mouvement d‟ensemble et favorisera l‟évolution des esprits libres et de la critique, par les étudiants noirs d‟alors, du système occidental et par ricochet du système colonial. Il faut dire que cet éveil des consciences dans le monde noir sera quasi international quand on sait qu‟

«en 1919 et 1921, William Edwards B. Du Bois et Marcus Garvey avaient inauguré les premiers congrès panafricains, auxquels participaient du reste Blaise Diagne [sénégalais] et le Guadeloupéen Georges Candace. En 1924, le même Garvey fondait le Negro Word, puis avec René Maran, Jean Fanget et Tovalou Kojo, la ligue universelle pour la défense de la race noire ; Lamine Senghor et Garan Kouyaté, plus à gauche, fondaient, en 1926, le Comité de défense de la race nègre. » (Kesteloot, 2001, p. 9)

Mais on peut dire avec Kesteloot que Paris restera le cadre dans lequel se forgèrent les idées au sein de la diaspora africaine qui allait mener les Etats subsahariens vers l‟indépendance, notamment dans des revues spécialisées qui ont eu beaucoup de difficulté à exister. La revue du Monde Noir, fondée par le Dr Sajous (Haïtien) et les sœurs Jane Andrée et Paulette Nardal (Martiniquaises) verra la participation de René Maran, Guyanais, qui a vécu en France et en Afrique, précurseur de cette littérature. En effet, son roman, Batouala, qui obtint le prix Goncourt en 1921, souligna pour la première fois les excès coloniaux en Afrique:

« Nous ne sommes que des chairs à impôt. Nous ne sommes que des bêtes de portage. Des bêtes? Même pas. Un chien? Ils le nourrissent, et soignent leur cheval » (Maran, 1921, p.8)

Et plus loin :

«Cette région était très riche en caoutchouc et très peuplée. Des plantations de toutes sortes couvraient son étendue. Elle regorgeait de poules et de cabris. Sept ans ont suffi pour la ruiner de fond en comble. Les villages se sont disséminés, les plantations ont disparu, cabris et poules ont été anéantis.

Quant aux indigènes, débilités par les travaux incessants, excessifs et non rétribués, on les a mis dans l‟impossibilité de consacrer à leurs semailles même le temps nécessaire. Ils ont vu la maladie s‟installer chez eux, la famine les envahir et leur nombre diminuer. » (Maran, 1921, p.16)

Mais la revue ne paraîtra qu‟entre 1931 et 1932 avec six numéros en tout.

La revue Le cri des Nègres fut interdite, Légitime Défense, créé en juin 1930 par des Antillais dont les plus durs, Etienne Lero, René Ménil, Jules

Monnerot, critiquera la société antillaise dans tout ce qu‟elle a de ressemblance avec la société occidentale2 :

« L‟Antillais se fait un point d‟honneur qu‟un blanc puisse lire son livre sans deviner sa pigmentation » (Kesteloot, 2001, p. 21)

Les fondateurs expliquent que du fait que l‟Antillais soit une personnalité d‟emprunt, il ne peut produire que des pastiches. Les deux dernières Revues dureront plus longtemps: L’Etudiant Noir et Présence Africaine. C‟est dire que le mouvement culturel qui a fondé cette littérature francophone se situe vers 1930.

Le surréalisme constituera une tribune formidable pour cette remise en cause, raison pour laquelle les premiers écrivains africains se sont intéressés à ce genre littéraire.

1-2. Le surréalisme et les intellectuels noirs de l’époque

Le surréalisme constituera une source d‟inspiration pour eux tous et en premier pour les membres de Légitime Défense car cette revue véhiculait des valeurs qui leur permettaient de remettre en cause les références occidentales. Et ce climat d‟ensemble qui est présent aussi dans l‟intelligentsia française permettra à ce groupe d‟exister. En même temps, l‟art nègre représentait le renouvellement de la vision rationalisante pour refuser un monde étriqué et violent. C‟est donc cette situation sociopolitique qui a amené à une remise en cause, par les étudiants noirs, de l‟ordre établi qui devait aboutir à une sorte d‟ethos, à une affirmation de soi.

«Au débouché d‟une civilisation qui avait voulu comprendre et organiser le monde selon la parfaite raison, se présentait un spectacle de massacre, de guerres coloniales, de conflits à venir, dissensions intérieures. Pourtant la France avait sa République, l‟Italie son indépendance, l‟Allemagne son unité, l‟Angleterre son empire. Les espoirs humanistes s‟étaient réalisés, la science

2 Voir également à ce propos Frantz Fanon : 2004 [1952], Peau noire, masques blancs. Alger, ANEP

avait concouru au-delà des espérances à fournir plus de puissance à l‟homme pour dominer l‟univers. Seulement l‟industrie n‟avait pas libéré l‟humanité, la liberté n‟avait fait qu‟empoisonner de rationalisme les peuples.

[…]

On sait assez comment la suite du siècle tint ses promesses par deux guerres mondiales confuses où le mysticisme populaire du nationalisme s‟exacerba parallèlement au mysticisme de la littérature. […]

La déception ainsi subie se traduit par un pessimisme qui finira par admettre que l‟homme a été impuissant à organiser son destin et s‟est trouvé vaincu par ses propres erreurs… On en viendra forcément à penser que l‟humanité a fait fausse route, que l‟homme est en fait dominé par des forces supérieures : la fatalité, l‟instinct, la race, le démoniaque ou le divin ; et l‟art lui aussi abandonnera la peinture paisible d‟une humanité rassurante et rassurée…

Tout ce que les livres, la science, la maîtrise de l‟esprit promettaient se trouva refusé. » (Tristan Tzara cité par Nadeau, 1945, p. 21-22)

Cette autocritique intraculturelle allait dans le sens de la légitimation des systèmes que l‟occident n‟avait pas jusque là pris en compte ou s‟efforçait de gommer. Partant, les intellectuels noirs ne pouvaient qu‟adhérer à de telles démarches. Le surréalisme ayant des rapports avec le communisme, parce que critiquant les valeurs bourgeoises et se trouvant lié à la société prolétarienne, aux peuples exploités ou opprimés, beaucoup d‟intellectuels noirs s‟intéresseront également aux théories de Marx tout en essayant de dégager une spécificité de leur condition humaine. Dans cette revendication du soi groupal se trouve la notion de négritude.

1-3. La Négritude

Tous les chercheurs s‟accordent pour inscrire les sources de la Négritude dans les mouvements de libération initiés par les Noirs-Américains après l‟abolition de l‟esclavage comme le reconnaît Senghor lui-même :

« Je ne serais pas complet si j‟oubliais l‟influence, sur nous, (…) du mouvement culturel négro-américain du New-Negro ou de la Négro-Renaissance » (Senghor, 1988, p.138).

Le mouvement de la Négritude marquera la première grande rupture avec le contexte colonial. Il transforme en premier lieu la poésie : Léopold Sédar Senghor en est un des théoriciens. Il se manifeste également dans le roman:

contestation, engagement, réalisme. Parmi les romanciers en exergue on peut noter Mongo Beti avec Ville cruelle, Ferdinand Oyono avec Une vie de boy, et Ousmane Sembene qui écrit Les Bouts de bois de Dieu. Il y aura également le roman réaliste ou historique qui se nourrira de la tradition orale. La littérature étant en interaction avec l‟environnement en question, la naissance de la littérature d‟expression française au sud du Sahara sera marquée par un contexte d‟engagement où il fallait exister en s‟opposant à l‟Autre, en montrant ses valeurs culturelles et ancestrales. Le mouvement de la négritude avait pour tâche de restaurer la légitimité de l‟appartenance à la culture africaine. Partant, l‟ethnologie sera une source d‟inspiration pour ses étudiants qui se considèrent comme des porte-parole de leurs peuples. En effet, Kesteloot (2001) a montré que les travaux de Frobenius et de Delafosse ont fortement intéressé les étudiants noirs de Paris d‟alors quand ils ont commencé à prendre la plume, pour la simple et bonne raison qu‟ils parlaient des peuples noirs avec plus d‟objectivité.

La négritude semble désigner au départ un vécu, un être, c‟est par la suite que cette notion deviendra un concept et une idéologie, surtout après la préface que Jean Paul Sartre consacra à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de la langue française (1948) de Senghor. C‟est dans ce contexte que Senghor théorisa sa position linguistique (la première phase de

sa position) en rapport avec cette idée de négritude comme le souligne P. A.

Ndao :

« Toutes ces positions sur langue et littérature procèdent manifestement d‟une attitude réactive très sensiblement marquée par une quête identitaire, caractéristique de sa génération [Senghor], à la recherche de repères historiques, civilisationnels, culturels. Elle se traduit entre autre par l‟activation du relativisme culturel et linguistique, en ce qu‟elle permet de s‟opposer aux effets de la hiérarchisation du monde colonisé. » (Ndao, 2008, p.46)

Cependant, si la négritude de Senghor signifiait un retour aux sources, celle de Césaire la complétera en étant beaucoup plus offensive en 1959 pour signifier ceci :

« Conscience d‟être noir, simple reconnaissance d‟un fait, qui implique acceptation, prise en charge de son destin de noir, de son histoire et de sa culture » (Césaire, entretien avec Kesteloot, (Kesteloot, 2001, p.109))

C‟est dans ce contexte que la revue Présence Africaine, créée par Alioune Diop, constituera une formidable tribune pour relayer les idées de ces intellectuels qui veulent dire l‟originalité africaine. Ces premiers intellectuels africains à l‟école occidentale devaient prendre en charge le destin culturel et politique de l‟Afrique, ce qui fait que leurs productions culturelles devaient être forcément engagées. D‟autres évènements ont accéléré le mouvement tels que les congrès des écrivains et artistes noirs à Paris, 1956, et à Rome, 1959.

Une nouvelle génération prendra le relais autour des indépendances des pays africains francophones.

1-4. Les indépendances

Vers les années 60, ces intellectuels se voient prendre les rênes de leurs pays respectifs. C‟est ainsi que la préoccupation littéraire se tourne vers une critique sociale avec des dichotomies comme ville/campagne, modernité/tradition, ainsi que d‟autres centres d‟intérêt comme les conflits de génération, le voyage avec la conciliation difficile entre le monde occidental et le monde traditionnel africain. D‟autres comme Tamsir Niane publieront des récits de textes oraux, des mythes, ou encore Ampâté Bâ avec ses récits initiatiques; c‟est donc la veine traditionaliste. Ensuite vint le discours critique avec la déception des indépendances. Le roman de critique sociale trouvera ici un renouvellement quand on sait que cette critique est une mise en abyme de l‟incapacité des dirigeants africains à faire évoluer les pays dont ils ont la responsabilité. Ce désenchantement sera l‟objet, par exemple, d‟Henri Lopes avec Le Pleurer rire ou encore de Sony Labou Tansi avec La vie et demie. Ainsi le poète, le romancier, le dramaturge n‟écrivent-ils plus, ils crient leurs désarrois.

Mais à coté de ces œuvres désespérées, il y a place pour les plaidoyers en faveur des civilisations africaines, que sont, entre autres, les œuvres de Boubou Hama.

L‟autre grande rupture consiste en un travail sur la forme et c‟est Ahmadou Kourouma qui sera le pionnier avec Les Soleils des indépendances en introduisant de la subversion dans l‟écriture. Par rapport au désenchantement évoqué plus haut, les femmes essayeront d‟introduire une autre sensibilité.

1-5. Ecriture au féminin

Dans la période difficile, autour des années 80, apparaît l‟écriture des femmes qui veulent décrire un autre monde en s‟inspirant des histoires personnelles et familiales. A la différence des hommes, les femmes ne prétendent pas représenter leurs peuples, elles représentent la conscience féminine avec un discours sur le quotidien de la femme; c‟est donc un roman de témoignage.

La deuxième phase de cette écriture sera plus rebelle avec une exploration de notions taboues comme le désir, la sexualité, la mise en question de la reproduction comme seul accomplissement de la femme. Pour donner quelques exemples on peut citer entre autres Mariama Bâ, Aminata Sow Fall, Ken Bugul, Wereweré Liking, Aminata Maïga Ka, Véronique Tadjo, Tanella Boni, Calixte Beyala, et récemment dans la nouvelle écriture: Fatou Diom, Aminata Zaaria, Marie Ndiaye…