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Non-coïncidence du dire, mise en scène de l’hétérolinguisme et stratégies pour maintenir l’imaginaire du Un

3. Gestion de la non-coïncidence du dire

Face à la non-coïncidence et aux structures qui déconstruisent le système de la langue d‟écriture, nos auteurs sont malgré tout conscients des problèmes de réception que peuvent engendrer ces pratiques décrites plus haut. Dans toute énonciation orale ou écrite (qui ne va pas de soi, et les raisons sont multiples ; ici il s‟agit d‟une énonciation hétérolingue), l‟énonciateur, étant d‟abord son propre récepteur et soupçonnant une possibilité de non-coïncidence, met en scène une stratégie de restauration d‟un imaginaire du « Un». (Norme communicationnelle intralinguistique).

L‟écrivain prévoit donc l‟incertitude, le malentendu, à travers la lecture-interprétation de l‟interlocuteur-lecteur. Il s‟agit en quelque sorte d‟un dialogue des langues à travers un métalangage qui rétablit différents niveaux. Cette homogénéisation de l‟hétérogène est rendue possible par des procédés qui permettent de concevoir une totalité éparpillée. On peut citer

l‟explication copulative, contextuelle, l‟intégration morphosyntaxique des mots énigmes, on a également à l‟esprit les parenthèses de Kourouma, les notes de bas de page ayant tendance à disparaître. Il est donc important de comprendre qu‟il s‟agit d‟une écriture dans un unilinguisme où norme communicationnelle intralinguistique et hétérolinguistique sont dans une relation dialogique pour produire la poétique de la tropicalisation qui évolue aujourd‟hui vers une écriture du divers. Et cette situation n‟est nullement liée à une langue d‟arrière-plan, elle est avant tout liée à un problème de langage ; c‟est ainsi qu‟on peut y rencontrer les mêmes problèmes de non-coïncidence qu‟évoque Authier-Revuz dans une situation unilingue :

« Dans l‟ensemble des formes de modalité autonymique qui, toutes, marquent, localement, la non-coïncidence de l‟énonciateur à son dire, commenté, c‟est au jeu de l‟interlocuteur, comme autre par rapport à l‟énonciateur, à une non-coïncidence entre les partenaires de l‟énonciation que certaines formes, spécifiquement, renvoient : c‟est en tant qu‟adressé, dans une structure où ne coïncident pas les deux interlocuteurs, qu‟un élément X est donné comme « n‟allant pas de soi », doublé par une représentation de son énonciation qui altère sa transparence . [C‟est l‟auteur qui souligne] » (Authier-Revuz, 1995, p.163).

Dans cette structure de non-coïncidence, comme dans toute énonciation orale ou écrite, l‟énonciateur, étant d‟abord son propre récepteur et soupçonnant une possibilité de non-coïncidence, met en scène des procédés dont l‟objectif est de restaurer l‟imaginaire du « Un ». L‟écrivain prévoit donc l‟incertitude, le malentendu, à travers la lecture-interprétation de l‟interlocuteur-lecteur : ce qu‟Authier-Revuz appelle un « balisage interprétatif ». Ce qui est marquant dans la littérature francophone est que ce balisage est adressé à un auditoire pluriel, ce qui rend complexe l‟énonciation, allant jusqu‟à la surcharge nécessaire. On a à l‟idée les parenthèses de Kourouma par exemple, où l‟énonciateur s‟identifie tantôt à la communauté intraculturelle en faisant un balisage pour la communauté extraculturelle et vice versa ; ce qui est la marque, ici, d‟une écriture interculturelle.

« Bala était le seul Bambara (Bambara signifie celui qui a refusé), le seul cafre du village. Tout le monde le craignait. Il avait le cou, les bras, les cheveux et les poches tout plein de grigris. Aucun villageois ne devait aller chez lui. Mais en réalité tout le monde entrait dans sa case la nuit et même parfois le jour parce qu‟il pratiquait la sorcellerie, la médecine traditionnelle, la magie et mille autres pratiques extravagantes (extravagant signifie qui dépasse exagérément la mesure.) » (Allah, p.16)

Le narrateur utilise ainsi des mots symboles pour caractériser les lecteurs concernés en croisant les parenthèses qui ont pour objectif de rétablir le

« non-un ». Il s‟agit en quelque sorte d‟un dialogue des langues à travers un métalangage qui rétablit différents niveaux. Cette homogénéisation de l‟hétérogène est rendue possible par des procédés qui permettent de concevoir une totalité éparpillée. Il s‟agit entre autre de l‟environnement explicatif du mot énigme, de la texture du mot…

3-1. Environnement explicatif du mot énigme 3-1-1. Explication copulative

Le traitement de la norme communicationnelle hétérolingue (étudiée au chapitre III, 3-1-2-2, deuxième schéma) a toujours préoccupé les auteurs concernés et a également fait l‟objet de plusieurs études du côté de la critique. Mais il faut dire que la forme du métalangage change au fur et à mesure que l‟appropriation linguistique est assumée dans le cadre de l‟écriture en langue seconde. Si les notes de bas de page et les glossaires ont tendance à disparaître, d‟autres formes d‟explicitations du mot énigme se maintiennent comme l‟explication intégrée, l‟explication copulative. C‟est une procédure syntaxique intratextuelle qui lie l‟unité néologique et son équivalent dans la langue d‟écriture. Dans les exemples qui suivent, le mot énigme est en gras et l‟explication copulative est soulignée :

« N‟est-ce pas pendent ce jour de tabaski qu‟ils [enfants] reçoivent leurs étrennes, les ndéwendel, argent donné par les grandes personnes [lors des

fêtes religieuses] et dont ils feront ce que bon leur semblera ? La tabaski, c‟est bien un jour exceptionnel pour ces enfants.» (Poubelle, pp.74-75)

« – Regarder là-bas ! Des toubabs qui viennent !... [Khady la lycéenne]

Mour, Ousmane et tous les autres crurent qu‟elle plaisantait comme on le faisait souvent ici en appelant « toubabs », c'est-à-dire « européens », des Médinois qui vivaient à l‟heure européenne et très citadine. » (Poubelle, p.86)

« Donc, la Justice ou Droit, ici, s‟érigeait comme l‟antipode de la taranga : traditionnelle, celle-ci étant l‟ensemble des règles de courtoisie et de devoirs mutuels envers l‟autre, qu‟il soit proche ou lointain. » (Poubelle, p.87)

« – Tu veux que je t‟apporte Dem-dik ?

Non, ce n‟est as la peine, loxo ouvrier la yoré !

« Dem-dik » signifie en valaf « va-et-vient », et c‟est le nom de baptême du martinet de la maison. Quand sa tante le lui a proposé pour corriger les enfants, Mour a répondu que ce n‟était pas la peine, « vu que je possède des mains d‟ouvrier ! », ce qui effrayait encore plus les enfants. (Poubelle, p.40)

« La Badiène – sœur du père, tante de la mariée – du nom de Yay Bineta, maîtresse de la cérémonie, doctement dirigeait tout. » (Xala, p.14)

« – Si la jeune fille n‟a pas de travail, disait la mère – elle pensait en son for intérieur que sa fille avait assez d‟instruction pour être une bonne secrétaire –, c‟est la volonté de Yalla. Donc il faut la marier, lui trouver un mari. Elle est en âge. » (Xala, pp.14-15)

Cet aller et retour entre les deux systèmes linguistiques permet de déceler parfois deux textes entremêlés qui peuvent d‟ailleurs fonctionner, chacun, d‟une manière autonome :

« …un message proféré en français se trouve inséré dans un réseau de coordonnées sociopsychologiques différentes de celles qu‟aurait impliquées l‟emploi aux mêmes fins d‟une langue africaine [et vice versa] ; cela porte même certains politiciens à un double langage, le même texte étant donné en un même discours, dans la langue intelligible à la majorité de l‟auditoire

(pour être compris) et en français, pour lui conférer sa juste valeur. » (Manessy, 1994, p.14)

En rompant l‟alternance, c‟est-à-dire l‟imbrication des énoncés hétérogènes, on peut isoler les phrases de chaque système pour les lire en verticale. Cet exemple dans La Poubelle, il s‟agit d‟un toubab et d‟un autochtone :

« …il leur dit :

Na ka ngen def ?...

Le couple de toubabs est surpris de ce salut, car « na ka ngen def » signifie :

« comment allez-vous ? » (…) Nu ngi sante yalla !...

Ce « Dieu merci, nous allons bien ! » fait décroiser au petit Médinois ses deux bras que, maintenant, il descend le long de son corps, puis relève pour tenir sa hanche minuscule. (…)

Ah ça alors ! Vous parler valaf aussi ! Avant, j‟avais un instituteur toubab qui parlait valaf aussi. Et il savait même l‟écrire. Il nous demandait parfois, en rédaction, de raconter en valaf. Et toi, tu sais écrire en valaf ?

Tutti galaxtane !... (« Un tout petit peu »). » (Poubelle, pp.92-93)

En considérant la conversation directe, ce passage révèle l‟imbrication de deux textes qu‟on peut présenter ainsi :

Texte 1 (français) Texte 2 (wolof)

Comment allez-vous Na ka ngen def

Dieu merci, nous allons bien Nu ngi sant yalla Vous parlez valaf aussi

Un tout petit peu Tutti galaxtane

A part l‟expression « Vous parlez valaf » qui peut fonctionner pour les deux textes, chaque texte lu verticalement est cohérent. La stratégie du contexte participe de la même logique d‟imbrication des langues.

3-1-2. Explication contextuelle

Au lieu d‟être glosé par une explication phrastique, un mot énigme, dont l‟hétérogénéité est montrée ou pas, est mis dans un environnement qui permet par inférence de comprendre son sens. Il s‟agit d‟une mise en apposition qui ne dit pas son nom car les éléments apposés appartiennent à deux systèmes linguistiques différents :

- « … du Ngour, du Règne, du Régime » (Poubelle, p.86)

-« … leur donner leur ndéwenels, leurs étrennes, en ce jour de l‟an, ce jour de tabaski. (Poubelle, p.39)

-« … lorsque les mères de Médina appliquent, le soir, sur la plaie des pieds nus des écoliers, du fooddën, du henné venu d‟Égypte ou d‟Orient, … » (Poubelle, p.180)

Ainsi, dès que le procédé est compris, le dépaysement n‟est plus possible car on sait qu‟il ne s‟agit pas d‟une énumération mais d‟une explication juxtaposée. Cette volonté de balisage pour atténuer l‟énigmatique, et donc le dépaysement, dans le texte littéraire apparaît également dans la texture des vocables « extralinguistiques » par rapport au français.

3-2. La fonction intégrative de la texture du mot

La différence des langues concernées ici est profonde, mais malgré une volonté des auteurs d‟affirmer l‟ethos, image de soi (Amossy, 1999), à travers l‟objet littéraire, il persiste un désir de se faire comprendre. Pour cela, les néologismes doivent perdre leurs caractéristiques d‟origine pour s‟intégrer dans le système linguistique de la langue d‟écriture.

3-2-1. Intégrations phonologiques

Des oppositions phonologiques pertinentes en langues nationales sont détruites pour pouvoir fonctionner avec la prononciation et la graphie française.

Exemple de la longueur vocalique : Texte :

Tu veux que je t‟apporte Dem-dik ?

Non, ce n‟est pas la peine, loxo ouvrier la yoré !

« Dem-dik » signifie en valaf [wolof] « va-et-vient », et c‟est le nom de baptême du martinet de la maison. Quand sa tante le lui a proposé pour corriger les enfants, Mour a répondu que ce n‟est pas la peine, « vu que je possède des mains d‟ouvrier ! », ce qui effrayait encore plus les enfants. (Poubelle, pp.39-40)

Dans Xala comme dans cet exemple de La Poubelle, des oppositions phonologiques pertinentes dans la langue première deviennent caduques dans la langue d‟écriture afin de fonctionner avec sa norme systémique. En wolof (langue première des deux auteurs) laa (avec a long) est différent de la (a court) car leur opposition génère des sens différents. Laa dans le contexte de l‟exemple précédent est un pronom personnel qui désigne le moi qui parle, alors que la représente celui dont on parle. Normalement, la traduction de cette expression, « Loxo ouvrier la yoré », devrait être « vu qu‟il possède des mains d‟ouvrier ». Il n‟en est rien, la traduction intratextuelle donne :

« Vu que je possède des mains d‟ouvrier.» (Poubelle, p.40)

C‟est dire que l‟opposition aa # a n‟est plus pertinente dans le système de la langue d‟écriture. Et ceci pour ne pas brouiller le système phonologique du français.

Même chose pour la lexie Saafara (en wolof) qui devient Safara (en français) dans Xala ; avec cette graphie il devrait signifier : « feu », mais dans le texte il n‟en est rien car en note de bas de page nous avons :

«Safara : breuvage que le guérisseur obtient par lavage des versets du Coran inscrits sur les alluba (planchette en bois). » » (Xala, p.66).

Cependant, il ne semble pas y avoir une règle d‟insertion unique pour nos auteurs. Il faut dire également qu‟hormis les considérations phonologiques, la graphie est très fuyante :

- La séquence phonique [c] (à peu près thie en graphie française) à l‟initiale peut donner tiarakhs, tiéré ou caïa

- [u] est écrit « u » ou « ou » comme en français : tubab, toubab, kaddu, oupoukayes.

A titre non exhaustif, voici quelques études (qui ne seront pas répétées dans la bibliographie) sur la langue wolof impliquée dans les explications précédentes :

CISSE Momar, 1987, Expression du temps et de l’aspect dans la communication linguistique. Thèse de doctorat 3ème cycle, Université de Nice.

CISSE Mamadou : 2005, « Revisiter "La grammaire de la langue wolof" d'A. Kobes (1869), ou étude critique d'un pan de l'histoire de la grammaire du wolof ». In Sudlangues, n° 4. (www.sudlangues.sn)

DIAGNE Pathé : 1971, Grammaire du wolof moderne. Paris, Présence Africaine.

DIALO Amadou : 1985, Une phonologie du wolof. Dakar, CLAD.

FAL Aram, 1999. Précis de grammaire fonctionnelle de la langue wolof. Dakar, OSAD.

FAL Aram, SANTOS Rosine et DONEUX Jean : 1990, Dictionnaire wolof-français suivi d’un Index français-wolof. Paris, Karthala.

N'DIAYE-CORREARD Geneviève : 2003, « Structure des propositions et système verbal en wolof ». In Sudlangues, n° 3. (www.sudlangues.sn)

SAMBOU Pierre-Marie : 2005, « Quelle phonologie pour les langues du Sénégal ? ». In Sudlangues, n°4.

(www.sudlangues.sn )

3-2-2. Intégrations morphosyntaxiques

Dans beaucoup de langues ouest-africaines, le pluriel des substantifs se fait au niveau des classificateurs : en wolof, fas wi “le cheval” donnera au pluriel fas yi.

Dans notre corpus les mots vernaculaires prennent « s » au pluriel comme en français.

- Tieré donnera tierés au pluriel (Poubelle, p.114)

Quant au genre grammatical, il n‟existe pas en tant que tel dans les langues d‟arrière-plan qui nous concernent ici. Pour régler ce problème, le mot emprunté prendra le genre du mot qui le traduit :

- du ngour (du règne)

- la taranga (la courtoisie) (Poubelle, p.87)

- le seet-katt (le grand lascar), un sérigne (un marabout) (Xala, p.58) - un koroté (un mauvais sort) (Allah, p.23)

- un djibo (un fétiche) (Allah, p.24)

Cette tension linguistique inséparable de l‟identitaire a produit une résultante : l‟identité hétérolingue.

« La proximité des autres langues, la situation de diglossie sociale dans laquelle il se trouve le plus souvent immergé, une première déterritorialisation constituée par le passage de l‟oral à l‟écrit, et une autre, plus insidieuse, créée par des publics immédiats ou éloignés, séparés par des historicités et des acquis culturels et langagiers différents, sont autant de faits qui l‟obligent à énoncer des stratégies de détour » (Gauvin, 1999(a), p.15).

Ces stratégies ont donné, dans la phase de la tropicalisation de la langue française, des poétiques que nous avons essayé d‟analyser dans ce chapitre.

En définitive, la tropicalisation de la langue française dont il est question dans le chapitre suivant n‟entame en rien l‟intercompréhension au sein de la francophonie, car

« il y a sûrement un intérêt philologique à connaître un arrière-plan culturel et sociétaire, cela sert à bourrer des notes les éditions critiques et, chose plus importante, à prendre conscience d‟effets de lecture qui se produisent dans d‟autres contextes socio-historiques. Mais le plaisir du lecteur francophone lambda, disons montréalais ou algérois, dans son appréhension de tel texte publié par Kourouma aux éditions du Seuil, ne perd rien de sa légitimité s‟il ignore le malinké ; le texte est complet, tel qu‟il a été mis en circulation, et les effets éventuels de non-compréhension sont, sinon nécessairement voulus, du moins consentis par les instances d‟émission. Dans l‟espace interfrancophone, il faut admettre, contre les gardiens des savoirs locaux, la légitimité d‟une lecture procédant de l‟espace global, d‟autant plus que la plupart des œuvres concernées sont faites pour cela, pour produire des effets d‟altérité, qu‟il convient de respecter » (Halen, 2003, p.31).

Ces stratégies d‟écriture permettent donc, malgré l‟étrangeté de la forme, de se placer dans un espace intercompréhensif. Nous n‟avons pas abordé les premières formes de gestion de la non-coïncidence du dire que sont la note de bas de page, les guillemets, la parenthèse (différente de la parenthèse hétérolingue de Kourouma traitée au chapitre chap. IV, 2-1-1-1), parce que d‟une part les premières descriptions sur la question du bilinguisme d‟écriture l‟ont suffisamment montré et d‟autre part, notre cheminement vers la notion d’écriture du divers, qui concourt à ne plus signaler l‟étrangeté du mot mais à revendiquer une francophonie hétérolingue où il y aurait des normes et non une norme, nous incite à ne pas nous appesantir sur les formes classiques de gestion de non-coïncidence.

Chapitre V: