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Le réel de la philosophie : une lecture de la Lettre VII de Platon

DE LA PARRESIA POLITIQUE A LA PARRESIA ETHIQUE

2. Le réel de la philosophie : une lecture de la Lettre VII de Platon

Au-delà de l’aspect autobiographique de la Lettre VII, ce qui intéresse Foucault c’est de montrer comment à partir de ce récit, on retrouve une redéfinition de la nouvelle tâche de la philosophie par rapport à la politique. C’est à partir de sa propre expérience, de sa déception face aux divers régimes politiques dont il a été témoin, notamment de la démocratie, que Platon va repenser, non seulement sa relation à la politique, mais qu’il propose une sorte de théorie de l’action politique comme conseil.

Au début de la lettre, Platon raconte comment, notamment après la condamnation et l’exécution de Socrate, il s’aperçoit que la parrêsia n’ayant plus de place dans le champ politique, il n’est plus possible de mener une action politique à Athènes. Or, ceci n’impliquera pas pour Platon l’abandon de la question politique, mais plutôt la reconfiguration de l’action politique qui se fera par le déplacement de l’endroit et la manière dont la parrêsia sera exercée dans le champ politique. C’est en ce sens qu’en introduisant l’analyse de la Lettre VII, Foucault la présente en termes d’une généalogie de la pensée politique comme conseil de l’action politique.

Je pense que la lecture des Lettres de Platon, et particulièrement cette septième lettre, nous fait apparaître cet autre versant de la pensée politique, dont je voudrais un petit peu faire ici la généalogie, qui est la pensée politique comme conseil de l’action politique, la pensée politique comme rationalisation de l’action politique beaucoup plus que comme fondement de droit ou comme fondement de l’organisation de la cité. La pensée politique non plus du coté du

contrat fondamental, mais la pensée politique du côté de la rationalisation de l’action politique, la philosophie comme conseil.13

Nous sommes donc avec Platon face à la configuration d’une nouvelle forme de dire-vrai dans l’ordre de la politique, d’une nouvelle redistribution des jeux de vérité et du droit de parole qui n’a plus lieu dans la démocratie, mais dans la cour du Prince et qui va prendre la forme d’une parrêsia éthique dont la figure la plus accomplie sera celle de Socrate. Disons plutôt que l’analyse des textes de Platon correspond dans la logique de cette généalogie, à un moment de transition où seront redéfinies les relations entre parrêsia et politique, ainsi que la place et le rôle même du parrèsiaste.

Cette généalogie énoncée par Foucault en termes d’une généalogie de la pensée politique, implique donc une redéfinition de ce qu’il entend par pensée politique : elle sera problématisée non pas en tant que fondement de droit, ni en tant que fondement d’organisation de la cité, mais en tant que conseil de l’action politique. Il s’agit de repenser la politique du côté de son action, de sa pratique, de sa mise en jeu.

Nous avions déjà rencontré cette approche en relation à la parrêsia démocratique lorsque Foucault proposait justement de redéfinir la politique en faisant l’opposition entre « le » politique qui serait du côté de l’institution, du cadre constitutionnel et des droit formels, et « la » politique qu’il situait du coté des pratiques gouvernementales, du jeu de forces inhérent à tout jeu politique. Cette problématique de la redéfinition de la pensée politique persiste dans l’analyse de la Lettre VII, mais dans un autre cadre: si nous étions auparavant dans l’intervention du citoyen, qui avait le courage de s’adresser à l’assemblée, de la différence éthique qu’impliquait de prendre l’ascendant, d’une redéfinition de la politique en termes de relations de forces, où la prise de l’ascendant impliquait une relation de forces agonistique, nous sommes ici dans un autre contexte, qui est celui de la cour du prince, où il s’agit de penser l’action politique du côté de la philosophie, de la rationalisation de l’action politique comme conseil adressé à l’âme de celui qui gouverne.

Or, malgré le changement de cadre, l’inquiétude qui sous-tend toute l’analyse de la Lettre VII, est celle de la redéfinition de la pensée politique en termes de dynamique, en

13

Ibid., p. 198. La reprise de cette formule est intéressante car elle nous permet de recontextualiser le projet général entrepris par Foucault dans son cours de 1983 : n’oublions pas que dès le début, il avait envisagé son projet en tant qu’une généalogie des discours de gouverne mentalité dont l’objectif était de « saisir les grandes formes du dire-vrai dans l’ordre de la politique », en repérant les jeux de vérité et du droit de parole dans les formes gouvernementales de l’Antiquité.

termes d’expérience et de pratique, tel que Foucault l’avait déjà suggéré par rapport à la parrêsia démocratique. Il s’agit de dépasser un certain essentialisme qui se concentre sur le problème des fondements et des lois, pour penser la politique plutôt en termes d’expérience, en termes d’action et de jeu de forces, en rapport avec sa pratique même. Dans ce nouveau cadre de la cour du Prince, la problématisation sera donc centrée sur la façon dont la politique est mise en pratique sous la forme du conseil du philosophe à l’âme de celui qui gouverne.

C’est en ce sens que Foucault pose la question du réel de la philosophie14, puisqu’il s’agit de savoir ce à quoi la philosophie doit se confronter pour faire l’épreuve de sa propre

vérité. Et il montrera justement que le réel de la philosophie et de la parrêsia du

philosophe, se joue dans la politique, dans la confrontation constante de la philosophie au pouvoir : le philosophe doit devenir « le conseiller réel d’un homme politique réel dans le champ des décisions qu’il a réellement à prendre. » Le réel de la philosophie se joue donc non pas du côté des théorisations sur la politique, mais du côté de son action en tant que conseil adressé à celui qui gouverne, dans une situation précise.

Poser la question du réel de la philosophie implique justement de sortir de cette logique du logos, au sens où par là il ne s’agit pas de se demander quel est le référent auquel se rapporte la philosophie, ni le réel auquel la philosophie doit se rapporter, ou encore ce à quoi on peut mesurer si la philosophie dit vrai. Mais « s’interroger sur le réel de la philosophie (…) c’est se demander ce qu’est, dans sa réalité même la volonté de dire-vrai, cette activité de dire-dire-vrai, cet acte de véridiction qui peut d’ailleurs parfaitement se tromper et dire le faux- tout à fait particulier et singulier qui s’appelle la philosophie »15.

Ce qui permettra à Foucault d’expliquer et de définir ce réel, ce sera surtout une des raisons que Platon donne dans la Lettre VII pour expliquer les motifs qui l’ont poussé à faire son deuxième voyage en Sicile : il craignait de n’être à ses propres yeux qu’un « verbe creux », incapable d’agir16. Platon ne veut pas paraître être simplement logos, discours

14

Cf. Michel FOUCAULT, Le Gouvernement de soi et des autres, op. cit., pp. 210-224.

15

Ibid., p. 210. 16

« […] Dion persuada à Denys de m’appeler, et lui-même me fit prier de venir au plus vite, n’importe comment, avant que d’autres influences ne s’exerçassent sur Denys pour l’engager dans une existence qui serait autre que la vie parfaite. Voici quelles étaient ses instances, dussé-je être un peu long : « Quelle occasion meilleure attendrions-nous, disait-il que celle que nous offre actuellement la faveur divine ? » Là-dessus il me représentait cet empire d’Italie et de Sicile et la puissance qu’il avait, la jeunesse de Denys, son goût pour la philosophie et la science […] En somme, jamais plus qu’à présent, on ne pouvait espérer réaliser l’union dans les mêmes hommes de la philosophie et de la conduite des grandes cités. Telles étaient ses

théorique, mais il veut montrer, et se démontrer à lui-même, qu’il est aussi capable d’agir. Il considère que son activité en tant que philosophe ne peut pas en rester à la simple théorisation discursive, mais qu’elle doit se mettre à l’épreuve dans des pratiques réelles. Le réel de la philosophie se trouve donc ailleurs que dans les discussions théoriques. Selon Foucault la réponse que Platon donne à cette question dans la Lettre VII prouve que pour lui, à ce moment-là, la philosophie ne peut plus se limiter à être que logos. C'est-à-dire que, si dans la République le philosophe était celui qui disait comment devait s’organiser la cité idéale par la formulation de lois parfaites, et ne se trouvait que du côté du logos, dans la Lettre VII, le motif qui incite Platon à intervenir est l’obligation même de la philosophie de ne pas se limiter à être logos, mais à être en plus ergon, action.

2.1.Transformer l âme du Prince : le défi du philosophe

Pour que la philosophie fasse l’épreuve de son réel, elle doit donc passer à l’action. Mais pour cela elle doit savoir reconnaître le moment d’intervention, le kairos, qui appelle le philosophe à faire usage de sa parrêsia. Platon aperçoit cette possibilité de mettre sa philosophie à l’épreuve dans la montée de Denys au pouvoir : Denys est un jeune monarque qui s’intéresse à la philosophie, et de ce fait, par sa jeunesse et son intérêt à écouter le dire-vrai philosophique, Platon croit pouvoir rendre possible la coïncidence entre l’exercice du pouvoir et la pratique de la philosophie chez Denys. La tâche de Platon sera justement de provoquer cette coïncidence en l’entraînant, par le chemin de la vérité et de la philosophie, vers la formation d’un gouvernement juste.

Pour Foucault, cette inquiétude exprimée par Platon de ne pas être simplement logos, n’est autre que l’ouverture de la question du réel de la philosophie, de savoir où se exhortations et bien d’autres du même genre. Mais moi, d’une part je n’étais pas sans inquiétude au sujet des jeunes, sur ce qu’il adviendrait un jour –car leurs désirs sont prompts et changent souvent en ce sens contraires, - je savais d’autre part que Dion possédait un caractère naturellement grave et qu’il était d’un âge déjà mûr. Comme je réfléchissais et me demandais avec hésitation s’il fallait ou non me mettre en route et céder aux sollicitations, ce qui pourtant fit pencher la balance, c’est la pensée que si jamais on pouvait entreprendre la réalisation des plans législatifs et politiques, c’était le moment d’essayer : il n’y avait qu’à persuader suffisamment un seul homme et tout était engagé. Dans ces dispositions d’esprit, je m’aventurai à partir. Je n’étais certes pas poussé par les motifs que certains imaginent, mais je rougissais surtout de passer à mes yeux pour un verbe creux, qui ne veut jamais mettre la main à l’œuvre -et de risquer de trahir tout d’abord l’hospitalité et l’amitié de Dion dans un moment où il courrait des dangers assez sérieux » PLATON, Lettre VII, 327e-328d, in Lettres, trad. J. Souilhé, Paris, Les Belles Lettres, 1977, pp. 32-33.

fait l’épreuve de vérité de la philosophie. Et il est clair que ce n’est qu’en devenant le conseiller politique du Prince, en s’adressant à son âme que Platon participera, par la parrêsia, à la constitution et à l’exercice d’un art de gouverner, et que la philosophie, dans cette pratique, fera son épreuve de vérité. Donc pour Platon cette épreuve qui fait que la philosophie n’en reste pas au simple logos, passe par l’intervention du philosophe dans le champ politique : la philosophie se manifeste comme réelle dans la confrontation active et permanente au pouvoir par le courage du philosophe de s’adresser à celui qui exerce le pouvoir.

Or, dans cette confrontation, il ne s’agit pas pour la philosophie de dire-vrai sur la politique, ni sur les lois ou la constitution de la cité. Le philosophe n’a pas à intervenir de façon directe à l’exercice du pouvoir en donnant des conseils sur les décisions à prendre. Ce n’est pas à lui de prendre le rôle de nomothète, ni de dicter ce que doit être la meilleure constitution de la cité. La tâche du philosophe n’est pas d’agir de façon directe à l’exercice du pouvoir par la production d’un discours politique, mais il devra plutôt travailler à la transformation de l’âme de celui qui gouverne, en l’incitant à se gouverner soi-même et à se soucier de soi.

Ce qui est ici en jeu, c’est non seulement la redéfinition de la tâche de la philosophie, mais la reformulation de la relation entre philosophie et politique, et donc du réel même de la philosophie. Si ce réel était traditionnellement conçu comme le fait de pouvoir dire le vrai sur le vrai, comme le vrai du vrai, on trouve dans la Lettre VII une autre manière proposée par Platon d’envisager le réel de la philosophie : elle est l’activité qui consiste à parler vrai par rapport au pouvoir. Or, cette redéfinition de la tâche de la philosophie, conduit également Foucault à réévaluer le rapport entre philosophie et politique, qui se présentait traditionnellement sous forme d’une « philosophie politique ». Il ne s’agit plus dans cette relation pour la philosophie de dire à la politique ce qu’elle doit faire, ou de proposer le meilleur régime pour la cité idéale : la philosophie n’a pas à énoncer la vérité de la politique, mais elle doit s’adresser au pouvoir pour le confronter par son dire-vrai. La philosophie ne fera pas l’épreuve de son réel en disant vrai sur la politique, mais en faisant jouer son dire-vrai par rapport à la politique : elle n’a pas à dire au pouvoir ce qu’il faut faire mais elle a à exister comme dire vrai dans une certaine relation à l’action politique. L’enjeu véritable ne sera donc pas de dire aux hommes politiques que faire, mais d’exister comme discours philosophique et véridiction

philosophique en face des hommes politiques et de la pratique politique. Or, si ce réel de la philosophie faisait dans la démocratie son épreuve de réalité à l’assemblée par la singularité qu’introduisait le dire-vrai de celui qui prenait l’ascendant, avec la crise de la démocratie, cette adresse au pouvoir se fera sous la forme du conseil adressé à l’âme du Prince. Il faudra donc intervenir sur l’âme de celui qui gouverne, en le conduisant vers le souci et le gouvernement de soi, par la formation de son âme.

La Lettre VII est importante pour Foucault dans la mesure où non seulement elle redéfinit la tâche de la philosophie par rapport à la politique, mais elle montre comment cette tâche peut se réaliser concrètement. Si Platon décide d’intervenir en Sicile, c’est pour mener à bien une tâche très précise, la tâche qui lui permettra de faire l’épreuve du réel de sa philosophie ainsi que l’épreuve de sa tâche de philosophe : il se donne pour mission de conduire Denys à la constitution de soi-même comme maître de soi pour qu’il puisse être capable d’établir un gouvernement fondé sur la justice et la vérité. Or, pour que cette tâche puisse être accomplie et que le discours philosophique puisse être réel en tant que véridiction philosophique, il faut selon Platon que se présentent certaines conditions.

Premièrement il faut vérifier qu’il y a chez celui à qui on s’adresse une disposition et une volonté à écouter le discours philosophique. Sans cela, le philosophe ne fera que parler dans le vide, et ne pourra pas accomplir sa tâche. Ce n’est donc pas un discours qui s’adresse à tous, indistinctement, mais seulement à ceux qui veulent écouter, et c’est pour cela que le philosophe ne devra donner des conseils qu’à ceux qui acceptent de les suivre. Ainsi, la philosophie ne rencontre son réel qu’à condition qu’au discours du philosophe répondent l’attente et l’écoute de celui qui veut être persuadé par le philosophe. Pour expliquer cela Platon utilise la métaphore du médecin :

Le conseiller d’un homme malade, si ce malade suit un mauvais régime, n’a-t-il pas comme premier devoir de le faire modifier son genre de vie ? Le malade veut-il obéir, il donnera alors de nouvelles prescriptions. S’il refuse, je tiens qu’il est d’un homme de droit et d’un vrai médecin de ne plus se prêter à de nouvelles consultations. Celui qui s’y résignerait, je le regarderais, au contraire, comme un lâche et un médicastre. […] lorsque quelqu’un me consulte sur un point important concernant sa vie, qu’il soit question d’argent ou bien d’hygiène du corps ou de l’âme, si sa conduite habituelle me paraît répondre à certaines exigences, ou du moins, il semble vouloir se conformer à mes prescriptions dans les matières qu’il me soumet, bien volontiers je me fais son conseiller et je ne me débarrasse pas de lui comme en agissant par acquis de conscience. Mais si on ne me demande rien u s’il est évident qu’on ne m’écoutera pas le moins du monde, je ne vais pas, de moi-même offrir mon avis à de telles gens et je ne ferai non plus violence

à personne, fût-ce mon propre fils. A mon esclave, oui, je donnerais des conseils, et s’il refusait, je les imposerais. 17

Or, cette comparaison entre le médecin et le conseiller politique est une comparaison qui revient à plusieurs reprises dans l’œuvre de Platon. Dans ce recours à l’art de la médecine, Foucault retrouve plusieurs éléments qui permettent à Platon d’illustrer la façon dont la philosophie pourra faire l’épreuve de son réel. Effectivement, dire que le conseiller politique, tel qu’il le fait dans la Lettre VII, doit se conduire comme un médecin, voudra dire plusieurs choses. Premièrement, Foucault nous rappelle que dans les textes grecs du IVe. siècle, la médecine est caractérisée en général comme un « art à la fois de conjoncture, d’occasion et aussi de conjecture puisqu’il s’agit à travers les signes qui sont donnés, de reconnaître la maladie, de prévoir son évolution, et par conséquent de choisir la thérapeutique adaptée. Art de conjoncture, art de conjecture, qui s’appuie sur une science, sur une théorie, sur des connaissances, mais qui à chaque instant doit tenir compte de ces conditions particulières et mettre en jeu une pratique de déchiffrement»18. Or, si le conseiller politique doit se conduire comme un médecin, cela veut dire qu’il ne devra intervenir que lorsque les choses ne vont pas, lorsqu’une situation particulière le requiert. A ce moment là, en ayant aperçu le mal de la cité, il sera appelé à intervenir pour le diagnostiquer et il devra saisir la meilleure occasion pour agir et rétablir ainsi l’ordre de la cité. Le rôle du conseiller politique ne s’exerce donc que comme un rôle critique, au sens où il n’aura pas à exercer la fonction d’un gouvernement qui doit prendre des décisions dans le cours normal des choses, mais seulement dans le moment de crise.

Deuxièmement, la médecine est aussi caractérisée, comme un art de persuasion et le