• Aucun résultat trouvé

La parrêsia du philosophe et le gouvernement des âmes

DE LA PARRESIA POLITIQUE A LA PARRESIA ETHIQUE

1. De la polis à l âme du Prince

1.2. La parrêsia du philosophe et le gouvernement des âmes

Ce dédoublement de la parrêsia, Foucault le trouve également dans le livre VIII des Lois. Dans ce texte, lorsque Platon décrit la formation de la cité idéale, il fait intervenir un personnage qui, différent du législateur, serait en mesure de convaincre les citoyens de la validité de la loi qui leur est imposée et les persuader ainsi de la nécessité d’obéir dans leur vie individuelle. C'est-à-dire que d’un côté il y aurait le législateur qui détiendrait une vérité qu’il applique pour la formulation d’un système de lois juste et indexé à la vérité, et de l’autre il y aurait un homme qui, au nom de la raison, s’adresserait aux individus et en toute franchise leur dirait une vérité qui doit les persuader de se conduire comme il faut.

En ces détails et autres semblables il n’est pas difficile de savoir quelle est la bonne ordonnance à mettre, et quelque changement qu’on y fasse ici ou où ne saurait porter à la cité ni grand profit ni grand dommage. Voici, au contraire, un sujet d’importance non médiocre, où se faire écouter est difficile, où ce serait surtout à Dieu d’agir, s’il était, de quelque façon, possible que les prescriptions requises vinssent de lui ; en fait, c’est, semble-t-il, un homme qu’il faut, un homme audacieux, qui, mettant la franchise au dessus de tout proclame ce qu’il croit le meilleur pour la cuité et pour le citoyens, ordonne , face à ces âmes corrompues, ce que comporte et réclame toute notre constitution, dise « non » aux passions le plus puissantes, e, sans avoir personne qui l’appuie, seul, suive la voix de la seule raison.10

Platon serait en train de formuler un discours de vérité supplémentaire, un « supplément de parrêsia »11 comme l’appelle Foucault, différent de celui du nomothète, tenu par un personnage qui, en tant qu’une sorte de guide moral, aurait pour tâche de s’adresser aux citoyens avec parrêsia pour les persuader d’indexer leur âme à la vérité. Ainsi, on trouve dans ce texte clairement esquissée cette double articulation de la parrêsia que nous avions trouvée auparavant: c’est non seulement ce dont la cité a besoin

9

Ibid., p. 185.

10

PLATON, Les Lois, Livre VIII, 835b-835c, in Oevres complètes, t. XII-1, trad. A. Diès, Paris, Les Belles Lettes, 1976, pp. 75-76.

11

pour être gouvernée comme il faut, mais c’est aussi ce qui doit agir sur l’âme des citoyens pour qu’ils accomplissent leur rôle de citoyens comme il se doit.

Si Foucault s’intéresse particulièrement à ces textes c’est parce qu’ils lui permettent

de montrer l’ouverture du champ de la pratique de la parrêsia. Après la crise des

institutions démocratiques, la pensée platonicienne réinvente la parrêsia comme une

modalité de véridiction qui n’aura plus pour condition d’existence la démocratie, mais sera

déplacée vers un régime autocratique. La parrêsia sera conçue comme « une action à

exercer non seulement sur le corps de la cité toute entière, mais sur l’âme des individus, que ce soit l’âme du Prince ou que ce soit l’âme des citoyens. (…) On voit le problème de la parrêsia apparaître comme étant le problème de l’action philosophique proprement dite. »12

De la même façon que la cité a besoin de parrêsia pour bien fonctionner, l’individu a besoin d’entendre la parrêsia pour que les discours puissent s’établir dans leur âme. Ce sera dans cette relation de soi à soi que la philosophie va intervenir en tant que cure et soin de cette défaillance de la vie politique et éthique. Avec Platon la parrêsia se présente comme un mode de réflexion sur soi qui prend forme dans une pratique du souci de soi dont le but sera de transformer le sujet et de cultiver un discours vrai dans l’âme des autres. Cette réélaboration platonicienne de l’expérience de soi est directement reliée à cette situation historique et apparaît donc comme conséquence de la défaillance de la parrêsia démocratique en se présentant comme la seule possibilité pour la parrêsia. A partir de ce

moment, avec Platon, le problème de la parrêsia sera de plus en plus lié au choix de

l’existence et au choix du mode de vie.

La vérité n’ayant plus sa place dans la démocratie, fera que la parrêsia ne puisse plus être exercée à l’assemblée en tant que parole directe adressée aux citoyens. Elle doit être déplacée selon Platon, à la cour du Prince où elle n’aura plus à persuader la foule viciée, mais à s’adresser à l’âme de celui qui gouverne comme parole privée. La parrêsia ne s’exerce plus sous la forme du souci de la cité, dans une parole proférée à l’assemblée, mais elle s’exerce en tant que conseil dirigé à l’âme du Prince. L’essentiel pour Platon c’est qu’il doit y avoir une adéquation entre le dire-vrai philosophique et le dire-vrai politique, ce qui implique que la parrêsia dans l’ordre de la politique ne pourra être fondée que sur la philosophie. Il n’y a donc pas un détournement par rapport à la politique mais un

12

réinvestissement du politique, un infléchissement de la politique par la philosophie sous la forme du conseil que le philosophe adresse à l’âme du Prince.

Les textes de Platon permettent donc à Foucault de montrer le détournement progressif de la parrêsia politique vers la sphère philosophique et éthique. Le moment platonicien de la parrêsia est celui où l’on assiste à un déplacement des lieux et des formes de son exercice : elle passe d’être une pratique exercée sur la scène des institutions politiques athéniennes à être une pratique philosophique qui s’exerce à la cour du Prince, ce qui va engager la philosophie comme une certaine pratique de véridiction. Si la philosophie devient le champ par excellence de la parrêsia, ce sera le philosophe qui incarnera une nouvelle figure du parrèsiaste, en tant que conseiller du Prince.

Il s’agit en somme pour Foucault, non seulement de montrer avec Platon le glissement d’une parrêsia politique à une parrêsia éthique, mais de reposer à nouveau, à partir justement de ce déplacement, le problème de la place du dire-vrai dans la politique ainsi que sa relation à la philosophie. Or, ce déplacement n’implique pas la disparition de la parrêsia du champ de la politique, mais une certaine inflexion du discours philosophique et de sa pratique vers la constitution autour de la philosophie d’un autre foyer de parrêsia. Et justement, si c’est à travers les textes de Platon que Foucault entreprend de montrer ce glissement, c’est parce qu’ils se trouvent au point de jonction de deux problématiques : ils permettent de montrer comment s’est faite une articulation entre une problématique politique et une problématique éthique à travers la philosophie en posant la question du réel de la philosophie et de la pratique du philosophe. Le point phare de ce moment platonicien est pour Foucault la Lettre VII de Platon, qu’il situe au carrefour de la relation de la parrêsia à la politique et à l’éthique.

2. Le réel de la philosophie : une lecture de la Lettre VII de