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La philosophie comme expérience spirituelle : vers une pratique créatrice de soi pratique créatrice de soi

LA PARRÊSIA DANS LES PRATIQUES DE SOI ANTIQUES

5. La philosophie comme expérience spirituelle : vers une pratique créatrice de soi pratique créatrice de soi

A partir de l’analyse de ces trois textes, Foucault trace donc les caractéristiques essentielles de la parrêsia au sein de la direction spirituelle antique. La parrêsia apparait comme la qualité indispensable au maître pour conduire l’autre à se soucier de lui-même. Par l’analyse de ces trois textes, il s’agissait donc de donner des éléments de compréhension, de montrer comment était pratiquée justement la parrêsia. Or il s’agissait

essentiellement pour Foucault de caractériser la parrêsia à partir de deux séries

d’opposition : l’opposition de l’aveu et de la parrêsia d’un côté, qui permet à Foucault d’établir un point de rupture entre le soi antique et le sujet chrétien, puis d’un autre, l’opposition entre le « dire-vrai » du parrèsiaste et le « bien dire du rhétoricien ».

La parrêsia est ainsi caractérisée principalement comme la qualité indispensable au maître pour conduire l’autre à se soucier de lui-même : à différence de la relation du directeur de conscience chrétien, dans le rapport psychagogique, le poids essentiel de la vérité repose sur le maître et non sur le disciple. Elle se caractérise fondamentalement par le fait d’être une parole directe et franche dans laquelle doit transparaître l’accord entre les pensées, les actes et les paroles qu’il profère. La vérité est ici ce qui authentifie la conduite du directeur.

Foucault définit également la parrêsia en opposition à la rhétorique et à la flatterie soulignant trois différences principales par lesquelles il trace en même temps les traits caractéristiques de la parrêsia. Premièrement il s’agit d’une parole vraie qui, à différence de la rhétorique, ne se concentre pas sur la manière de dire cette vérité, faisant passer pour vrais des préceptes qui ne le sont pas, mais dont l’objectif est de dire la vérité dans sa forme

la plus simple et directe, ce qui, d’ailleurs sera la principale garantie de son statut de vérité. Deuxièmement, si la rhétorique ne cherche qu’à persuader l’autre, en manipulant les énoncés pour atteindre un but précis, la parrêsia doit être au contraire une parole engagée par laquelle celui qui l’énonce manifeste sa conviction personnelle. Et finalement dira Foucault, dans la mesure où elle ne cherche pas à plaire mais qu’elle découle en quelque sorte de la défense d’une conviction personnelle, la parrêsia suppose du courage pour être emmené jusqu’au bout : il s’agit souvent d’une vérité qui peut être blessante pour l’autre, ce qui risque de produire une réaction négative de sa part, alors que la rhétorique et par la flatterie, ne cherchent qu’à trouver l’accord et la sympathie de l’Autre, le rendant dépendant d’un discours mensonger.

On pourrait dire en ce sens que toute l’analyse de ces trois textes est traversée par l’opposition de la parrêsia à un type de discours rhétorique : la parrêsia dans l’Antiquité veut se différencier explicitement de la rhétorique. Nous voyons qu’en ce sens Foucault insistera, en se servant de ces exemples, pour montrer que dans son affrontement à la rhétorique la parrêsia se présentait comme une parole vrai, engagée et risquée.

Parole vraie, puisqu’elle pose comme principiel le partage du vrai et du faux alors que la rhétorique se contente plutôt de dire la vérité du dit : il s’agit de dire une chose de la manière la plus directe et claire, sans effets ostentatoires. Parole engagée, puisque la parrêsia suppose une adhésion du locuteur à l’énoncé ; il doit énoncer une vérité qui constitue une conviction personnelle, alors que le problème du rhétoricien n’est pas de croire mais de faire croire : passage de la conviction à la persuasion. Parole risquée : la parrêsia suppose du courage dans la mesure où il s’agit souvent d’une vérité blessante pour l’autre et qu’on prend le risque d’une réaction négative de sa part, alors que la rhétorique cherche à flatter l’autre, à le rendre dépendant d’un discours mensonger.

Nous sommes donc ici en puissance d’un nouveau régime de parole qui va impliquer un déplacement fondamental quant à la manière dont le sujet se constitue en tant que sujet dans la relation qu’il établit à la vérité et à l’action. D’ailleurs il faut rappeler en ce sens comment, dès le début, Foucault avait inscrit son cours à l’intérieur de toute la problématique des relations entre subjectivité et vérité. Grâce à l’étude des pratiques antiques de soi, Foucault arrive dans L herméneutique du sujet à mettre en lumière des pratiques de soi différentes de l’herméneutique du sujet chrétiennes et modernes. Or, ce qui attire le plus l’attention de Foucault est le fait que dans, l’Antiquité, la relation que le sujet

établit à la vérité ne prend pas la forme de l’auto-déchiffrement, mais qu’elle est infléchie comme une force constitutive du mode d’être du sujet : au lieu d’essayer de connaître la vérité, le sujet cherche à se former à partir d’elle en l’intégrant comme principe d’action.

Dans la philosophie hellénistique et romaine il ne s’agissait pas de découvrir la vérité sur soi en essayant de trouver une supposée identité cachée dans les profondeurs du moi (le vrai soi, le vrai moi), mais il s’agit plutôt de donner un style au « soi » grâce à une série de pratiques et d’exercices spirituels dont le but est de s’accomplir dans une forme pleine et vertueuse. La vérité de soi en tant que sujet capable de savoir la vérité et de vivre la vraie vie ne s’atteint pas ici à travers la découverte de soi mais plutôt à travers un travail permanent et constant que l’on fait de soi sur soi. Cet engagement envers soi-même ne relève pas d’un effet de contrainte où l’on doit se soumettre à une loi civile ou à une prescription religieuse, mais il relève au contraire d’un choix personnel par lequel le sujet décide lui-même de donner une forme à son existence. Ici à différence d’une obligation requise de renoncer à soi pour atteindre la vérité, caractéristique de la direction de conscience chrétienne, le travail sur soi ne cherche pas à scinder le sujet mais à le nouer à lui-même dans une forme où s’affirme l’autofinalité du rapport de soi à soi par des exercices qui tendent à établir un rapport stable et complet du sujet avec lui-même.

Nous revenons ici à la différence établie par Foucault, dès les premiers cours de L herméneutique du sujet, entre spiritualité et connaissance. Ce qu’il faut ici souligner est le fait que par cette différenciation, comme le dit très justement Jean Terrel, nous aurions affaire plus qu’à une thèse sur la philosophie, à une prise de parti en philosophie : pour Foucault la philosophie en tant que recherche de la vérité est une expérience spirituelle qui doit s’inscrire dans toute la vie et dans l’effort pour vivre autrement. En choisissant de relier philosophie et spiritualité, il en revient à privilégier la relation du sujet à la vérité, une relation où le sujet est transformé par la vérité. Foucault est surtout intéressé par la portée éthopoétique de la philosophie antique, capable de transformer la vérité en êthos pratique, c'est-à-dire en modalité d’existence de l’individu. C’était là la possibilité d’une autre compréhension de la philosophie en termes d’une philosophie critique dont le but n’est plus de déterminer les conditions et les possibilités d’une connaissance de l’objet, mais les conditions et les possibilités indéfinies de transformation du sujet.

Il s’agit pour Foucault d’examiner le sens d’un dire-vrai philosophique immanent à la vie, par lequel s’ouvre une nouvelle forme de relation à soi qui implique un tout autre

rapport du sujet à la vérité. Dans cette forme de subjectivation le rapport à la vérité est constitutif du mode d’être du sujet : par l’effort de vérité qu’il expérimente sur soi il sera traversé et transfiguré dans son propre être. Ainsi, la philosophie antique se présente comme un savoir à travers lequel le sujet se trouve à être modifié par le travail qu’il fait pour connaître. Il s’agit d’une conversion, une conversion qui bouleverse la vie, qui change l’être de celui qui l’accomplit. Elle le fait passer d’un état de vie inauthentique, obscurci par l’inconscience, rongé par le souci, à un état de vie authentique, dans lequel l’homme atteint la conscience de soi.

Ainsi, par l’étude des pratiques de soi et du souci de soi auxquelles Foucault consacre son cours de 1982, il marque un tournant fondamental quant à la manière de penser les formes de subjectivation et de résistance. En montrant comment dans l’Antiquité il existaient des pratiques de soi différentes à celle de l’herméneutique chrétienne du sujet et de l’herméneutique moderne du désir, Foucault découvre le « souci de soi » comme une alternative positive à l’assujettissement, passant ainsi d’une entreprise critique de destruction qui avait caractérisé tous ses travaux des années soixante-dix, à une pratique créatrice de soi. Le sujet n’est plus ici pensé comme simple effet de certains jeux de vérité et de pouvoir, mais comme celui qui, depuis une position active, véhicule un certain nombre de préceptes pour se constituer comme sujet. Il ne s’agissait plus là de penser la résistance à travers le problème de l’assujettissement et de la domination, mais elles est désormais pensée désormais à travers le problème de la subjectivation dans l’immanence même du monde, par la vérité même, dans sa relation au sujet.93

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