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Le moment de fondation de la parrêsia : autochtonie et démocratie

LA PARRÊSIA EN DEMOCRATIE

1. Les origines démocratiques de la parrêsia

1.1. Le moment de fondation de la parrêsia : autochtonie et démocratie

dans le Ion d Euripide

L’intérêt particulier que Foucault porte sur le Ion s’explique non seulement par le fait que, d’après lui, elle met en scène la naissance mythique de la démocratie athénienne, mais aussi par le fait qu’elle serait la meilleure représentation dramatique du dire-vrai politique dans le champ de la constitution athénienne et de l’exercice du pouvoir à Athènes7. Dans un premier temps, Foucault cherche à montrer à partir de l’analyse du Ion la relation indirecte qui d’établit entre démocratie et autochtonie à travers la problématique de la parrêsia : l’autochtonie fonde la parrêsia qui seule permet à une démocratie d’être bien gouvernée8. Dans la tragédie cela s’exprime par le fait que pour pouvoir exercer son droit de parrêsia, Ion devra être athénien de naissance. Toute la pièce se déroule dès lors comme la succession de différentes manifestations de vérité nécessaires pour que Ion retrouve la vérité sur sa naissance. Ce n’est qu’ainsi qu’il pourra pouvoir acquérir son droit de parler librement à l’Assemblée et qu’il pourra fonder la démocratie Athénienne. C’est d’ailleurs en suivant ce processus aléthurgique que Foucault décèle les principaux traits du fonctionnement de la parrêsia au sein de la démocratie, découvrant justement la relation d’appartenance qui noue la démocratie à la parrêsia.

Nous montrerons en ce sens comment par la lecture détaillée du Ion, Foucault met en lumière principalement deux éléments ou conditions qui permettent de caractériser le

fonctionnement de la parrêsia démocratique : une condition que nous appellerons

« formelle » liée dans le texte au statut de citoyen autochtone dont Ion avait besoin pour fonder la démocratie, et une condition que nous appellerons «pratique» liée à la dynamique par laquelle un citoyen prend l’ascendant dans le jeu politique.

Or toute cette problématique de l’autochtonie nécessaire à Ion est liée à une autre forme de parrêsia qui déborde en un sens cette parrêsia politique, mais qui en même temps la délimite puisqu’elle en est sa condition de possibilité. C’est pourquoi « dans l’analyse de Foucault, la pièce traite en même temps de l’invention de la « parrêsia » démocratique et

7

Ibid., p.78.

8

de ce qui la fonde et la dépasse, la parole courageuse du faible qui se dresse face au puissant et lui oppose la vérité »9. Avant d’analyser la relation entre parrêsia et démocratie qui apparaît dans Ion, nous consacrerons par conséquent une première partie à cette forme

de « parrêsia des faibles » dont le rôle sera indispensable pour la fondation de la

démocratie athénienne.

1.1.1. Parrêsia des faibles

Tout le ressort dramatique de la pièce s’organise autour de la découverte de la vérité sur la naissance de Ion, nécessaire pour qu’il puisse fonder le droit démocratique. Dans la tragédie d’Euripide le destin de Ion fait qu’il doit rentrer pour y accomplir la tâche qui est liée à son nom : il est, sans le savoir, descendant et héritier de la dynastie érecthéenne. Pour assurer le futur de son lignage il doit organiser quatre tribus à Athènes selon une forme constitutionnelle démocratique qui donne à tous les citoyens le droit d’exprimer son opinion sur les problèmes qui concernent la cité ainsi que le droit de choisir ses dirigeants. Mais Ion ne pourra rentrer à Athènes et exercer son pouvoir qu’à condition de retrouver son appartenance au sol athénien, puisque ce ne sera que par cette autochtonie qu’il aura le statut légitime de citoyen et qu’il pourra exercer son droit de parrêsia à l’Assemblée.

Or, bien que dès le début de la tragédie il soit clair que sans le statut de citoyen Ion ne pourra pas exercer sa parrêsia, apparaît en même temps, dans une sorte d’implication réciproque, le fait que ce sera cette parrêsia qu’il acquiert par son statut et par le pouvoir lié à sa descendance, qui sera la condition de possibilité de la fondation de la démocratie athénienne : ce n’est que par l’usage de la libre parole à l’Assemblée qu’il pourra fonder légitimement le droit athénien. Selon Foucault, la parrêsia incarnée par Ion est ici présentée comme le fondement même de la démocratie, ou du moins son point d’origine, son point d’ancrage.10

La découverte de la vérité sur sa naissance sera désormais indispensable pour que Ion puisse fonder la démocratie et le problème qui se pose tout au long de la tragédie sera de savoir comment il pourra atteindre cette vérité cachée qui est recouverte par les

9

Jean TERREL, Politiques de Foucault. Paris, PUF, 2010. p. 240.

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mensonges et la confusion. En effet, Ion ignore sa véritable identité puisqu’il est né des amours cachés entre Apollon et Créuse, et n’a été reconnu comme fils par aucun des deux parents. D’un côté, Créuse ayant abandonné à sa naissance ce fils illégitime, ne sait pas ce qu’il est devenu, et c’est justement pour interroger Apollon sur le sort de cet enfant qu’ils ont eu ensemble, qu’elle vient consulter l’oracle. Pour sa part, Apollon étant le seul à connaître la totalité de la vérité sur Ion, refuse de la dévoiler directement créant par ce refus un état de confusion permanent qui bloque la possibilité de connaître la vérité.

Dès le début nous savons qu’Apollon ne dira pas la vérité, qu’il ne répondra pas aux questions de Créuse et qu’il se cachera pour ne pas avoir à reconnaître sa faute et par là subir l’humiliation. Même à la fin, lorsque connaissant déjà la vérité ils attendent tous l’apparition d’Apollon, qui ne se présente jamais envoyant Athéna à sa place pour transmettre son message. Cette réticence du dieu à dire la vérité est due à deux choses. D’une part Foucault rappelle une sorte de raison structurale, permanente, qui fait que lorsque les hommes interrogent les dieux rien ne les force à répondre clairement à leur demande puisque par définition le dire-vrai du dieu est énigmatique. Mais, d’autre part, il y a dans la pièce une autre raison spécifique, propre à l’intrigue, à cette réticence du dieu à parler qui est liée à sa culpabilité : en ayant pris Créuse de force et en l’abandonnant comme il l’a fait, Apollon est coupable et il a honte de sa mauvaise action.

La réticence de l’oracle à dire la vérité sera donc liée à l’hésitation de la part du dieu à avouer sa faute puisque dans ce cas le dire-vrai qu’il a pour fonction de prononcer par l’oracle, doit être aussi un dire-vrai sur lui-même et sur ses fautes. Cette superposition entre l’énigme du dire-vrai oraculaire et le dire-vrai de l’aveu dans la parole du dieu fait que la véridiction propre à l’oracle de Delphes soit barrée : la honte du dieu à avouer sa faute l’empêche d’assurer sa fonction oraculaire. Ne disant pas la vérité, Apollon trompe les humains par son silence car il n’est pas assez courageux pour parler lui-même et utilise son pouvoir, son silence et sa supériorité pour dissimuler ce qu’il a fait.

Foucault montre en ce sens comment un des mobiles de la pièce est justement la lutte pour la vérité qui oppose les humains au silence du dieu et qui fait que, face à sa réticence, les hommes seront obligés de conquérir le pouvoir de dire le vrai. Ce pouvoir ne sera obtenu que par une série de manifestations où ce sont les hommes qui devront non seulement débusquer la vérité par eux-mêmes en arrachant à Apollon le discours de vérité, mais ils devront la dire eux-mêmes. Or, cette « appropriation » de la vérité par les humains

qui se fait par l’arrachement auquel ils se sont vus obligés face à la réticence du dieu, est selon Foucault ce qui instaure en même temps la possibilité d’une structure politique à partir de laquelle le vrai se dit dans la parrêsia.

Si Foucault analyse cette tragédie comme le moment de fondation légendaire du dire-vrai de la démocratie athénienne, c’est dans la mesure où à partir de ce renversement de situation par lequel le dieu n’assure plus sa fonction oraculaire se produit le déplacement de l’endroit où la vérité se dit : de Delphes, endroit où le dieu dit le vrai par la parole oraculaire et énigmatique, à Athènes, scène politique où le chef de plein droit fait usage de sa parrêsia à travers une constitution qui est celle du logos11. Seulement, ce déplacement ne pourra se faire que si Créuse et Apollon disent, dans l’aveu, la vérité de ce qu’ils ont fait, car il n’y a que cette vérité qui permettra à Ion de rentrer à Athènes pour exercer son droit politique. Le discours vrai dans la cité sera fondé en conséquence par une double référence à la parole oraculaire et à la parole d’aveu du père et de la mère, dans le jeu entre dieux et mortels.

Tout le déroulement dramatique de la pièce s’organise désormais autour de ce noyau comme la succession des différentes procédures nécessaires pour que la vérité éclate. Mais ce dévoilement de la vérité ne se fera pas à partir d’une procédure de recherche et d’enquête, où, comme dans Oedipe-Roi, c’est Oedipe qui cherche à connaître la vérité par

lui-même. Dans le cas de Ion, le discours de vérité ne pourra voir le jour que dans

l’agitation des passions, dans la honte et la colère que ces illusions et mensonges produisent, dans des actes de parole difficiles et coûteux.

Tous les personnages sont pris dans le piège de cette réalité illusoire entraînée par le silence du dieu, poussant ainsi ces mensonges, qu’ils croient vrais, jusqu’à la limite de l’insupportable. Ce sera justement au creux de la passion, possédée par la colère et l’humiliation, que Créuse dira la vérité dans un acte particulièrement douloureux. Entraînée par cet excès de passions, elle se rend à Delphes, au temple d’Apollon, accompagnée par son serviteur et accuse publiquement le dieu de l’injustice qu’il a commise. Face au silence d’Apollon, et dans le désespoir Créuse ne peut que s’exprimer par le cri de la douleur et par ce cri dénoncer l’injustice dont elle a été victime. Ce sont donc les humains, via Créuse, qui devront exprimer, par ce cri, la vérité qui devait être dite par l’oracle.

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Pour mieux illustrer la force de ce renversement, la fêlure qui s’ouvre entre les dieux et les humains, Foucault se sert de la description de la structure mythique apollinienne faite par Dumézil dans l Apollon sonore12. Ce qui l’intéresse particulièrement dans ce rapprochement est de montrer comment dans le Ion la prise de parole des humains face au silence du dieu indique un renversement de la fonction magico-politique apollinienne.

En suivant de près l’accusation de Créuse, Foucault repère dans la manière dont elle interpelle Apollon (comme « le dieu qui chante, le dieu de la lyre », comme « le dieu doré, le dieu étincelant, le dieu à la chevelure d’or », comme «celui qui, au centre de la terre, donne les oracles aux hommes et doit dire la vérité »13), les trois fonctions de la structure apollinienne telle qu’elle est décrite par Dumézil.

Dumézil fait remarquer que le dieu et le statut du dieu se caractérisent par trois choses. Premièrement, le dieu réclame sa lyre et son arc. Deuxièmement, il est bien marqué comme étant celui qui révèle les volontés de Zeus par l’oracle: il dit vrai. Et troisièmement, à peine marche-t-il sur la terre de Délos que cette terre se couvre d’un manteau d’or et que la forêt fleurit. Ces trois caractères du dieu se rapportent selon Dumézil bien sûr, aux trois fonctions indo-européennes de la mythologie qu’il étudie. Premièrement, l’or doit être rattaché à la fonction de la fécondation, à la richesse. L’arc du dieu, c’est la fonction guerrière. Quant aux deux autres éléments (la lyre et l’oracle) associés l’un à l’autre ils représentent, ils relèvent de la fonction magico-politique, ou, comme dit Dumézil, de l’administration du sacré. Richesse et fécondité, c’est l’or ; fonction guerrière, c’est l’arc ; administration du sacré, c’est à la fois l’oracle et la lyre. 14

A partir de cette analyse Foucault emprunte ces trois fonctions et les applique à la lecture du Ion ainsi : d’un côté la fonction administrative du sacré correspondrait au fait que c’est au dieu qui dit la vérité que Créuse et Xouthos s’adressent ; d’un autre, la fonction de fécondité se traduirait par le fait que c’est une affaire de naissance qui amène les deux consultants devant l’oracle ; tandis que la fonction guerrière n’apparaît pratiquement pas dans la pièce.

Bien que Foucault développe longuement cette analyse dans son cours du 26 janvier, ce qui nous intéresse particulièrement est l’attention qu’il porte à l’analyse de la fonction magico-politique. Selon l’étude de Dumézil cette fonction était assurée par l’association de deux éléments : l’oracle qui correspond au fait de dire la vérité, et la lyre

12

Cf. Georges DUMEZIL, Apollon sonore et autres essais. Esquisses de mythologie, Paris, Gallimard, 1982.

13

Michel FOUCAULT, Le Gouvernement de soi et des autres, op. cit.., p.113.

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qui correspond au chant. Ces deux fonctions étaient complémentaires en ce sens que, d’un côté l’oracle se manifeste sous la forme de la voix du dieu qui dit vrai et par laquelle le dieu s’adresse aux hommes, et d’un autre côté le chant est le moyen dont les humains se servent pour s’adresser aux dieux par le chant de louanges. L’oracle et le chant seraient donc complémentaires comme deux sens, deux directions dans la communication entre les hommes et les dieux, entre le dieu qui dit vrai par l’oracle et l’homme qui remercie le dieu par le chant.

Or, Foucault montrera que le problème qui se pose dans le Ion, est que justement cette distribution ne se produit pas, et que dans la structure tragique de cette pièce le chant et l’oracle ont été regroupés du même côté. Nous avons un oracle qui, au lieu de se manifester par la vérité dite par le dieu, est réticent, et le chant qui devait se trouver du côté des humains, se retrouve aussi du côté du dieu. Le dieu chante pour lui-même, car conscient de sa propre injustice il n’ose pas dire toute la vérité et s’enrobe et se cache dans un chant indifférent aux malheurs des hommes qu’il leur a lui-même provoqués. Et du côté des humains nous ne retrouvons pas non plus le chant de remerciement puisque, cette possibilité leur ayant été enlevée, l’oracle étant devenu un chant-oracle, ce qui viendra du côté des hommes ce sera le cri, le cri contre l’oracle qui refuse de dire la vérité. Le cri sera la seule voie laissée aux humains pour s’exprimer :

[…] contre le chant joyeux, [la femme] va élever le cri de la douleur et de la récrimination, et qui contre la réticence de l’oracle, va procéder à l’énoncé brutal et public de la vérité. Contre le chant, des pleurs ; contre l’oracle réticent, la formulation de la vérité même, de la vérité brute. Et cet affrontement, ce déplacement qui fait que le chant n’est plus de l’ordre de l’humain mais de l’ordre divin et que, du coté de l’ordre humain, c’est le cri qui va s’élever, et qui va s’élever contre le chant et l’oracle du dieu […].15

Ce cri d’accusation qui dans la tragédie est incarnée par la diatribe de Créuse contre Apollon, est identifiée par Foucault comme la première forme de parrêsia, une parrêsia qui se caractérise par le fait que c’est le faible qui prend la parole pour dire l’injustice au puissant, en l’accusant publiquement par une parole courageuse où celui qui dit vrai sera prêt à courir le risque des représailles que le puissant puisse lui faire subir.16

Bien qu’au moment où le texte a été écrit ce type de discours ne soit ni désigné, ni identifié comme parrêsia, Foucault constate que dans la société grecque du IV siècle, on

15

Ibid., p.117.

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retrouve l’existence d’un certain type de discours « agonistique » par lequel une personne qui se trouvait en position de faiblesse par rapport à un puissant ayant commis une injustice contre lui, pouvait se tourner vers lui et proclamer devant tout le monde l’injustice que celui-ci aurait commise.17 C’était une manière de faire valoir son propre droit par un acte de parole qui consistait à dire publiquement l’injustice commise, et qui restait la seule ressource de combat pour le faible face au puissant, puisqu’il s’agissait avec ce discours de défier celui qui avait commis l’injustice en le confrontant à la vérité même de son acte. Ce discours qui se produit à l’intérieur d’une structure profondément inégalitaire est ce qui sera désigné dans des textes plus tardifs, dans les traités de rhétorique hellénistiques et romains, sous le nom de parrêsia, et que Foucault retrouve dans la récrimination faite par Créuse à Apollon.18

Face au silence du dieu, face à l’injustice qu’il lui impose, Créuse n’a d’autres possibilités que de lancer un discours d’imprécation où elle dévoile une vérité que tous les deux connaissent déjà, mais qui n’a pu être dite que dans cette poussée à la limite des passions et des mensonges. Pour que cette partie de vérité sur la naissance de Ion ait pu être énoncée il a fallu un acte courageux et risqué de la part de Créuse, un acte de parole par lequel elle a défié le dieu en dénonçant publiquement son injustice. Cette parrêsia de Créuse joue un rôle essentiel dans le processus aléthurgique de la tragédie, puisque c’est grâce à ce discours d’imprécation que non seulement la vérité de la naissance de Ion commence à voir le jour, mais que se fonde la possibilité pour Ion d’exercer sa parrêsia politique.

C’est donc le courage et le risque encouru dans l’énonciation de la vérité arrachée de force au dieu ce qui va constituer la possibilité de fondation de la parrêsia politique. Nous voyons que le plus de pouvoir dont Ion a besoin pour fonder son droit politique ne lui viendra pas du côté du dieu, par sa parole oraculaire, mais elle ne lui viendra que du coté des humains par le discours de parrêsia de Créuse. Les humains, face au silence de l’oracle, ont dû conquérir la vérité par eux-mêmes et la dire en vertu de leur propre courage et liberté, ce qui a impliqué une scission fondamentale entre la parole oraculaire et la parole humaine qui place dès lors l’énonciation de la vérité du côté des humains. La vérité ne sera pas dite à l’oracle de Delphes par la parole énigmatique du dieu, mais sera désormais énoncée par les humains dans un dire-vrai risqué et courageux sur la scène politique

17 Ibid.

18

athénienne. C’est dans ce courage, ce risque et cette liberté mis en jeu dans l’acte de