I. LE QUARTIER DE L’ARIANE A NICE : UN CAS D’ESPECE DU
I.3. La configuration d’un événement comme cas d’espèce du « malaise
I.3.2. La réduction de l’indétermination et de la complexité de
Mais l’événement public n’est pas qu’une affaire de mise en forme et de mise en scène de faits bruts sélectionnés par les médias. Sa construction comporte aussi, selon les termes de Neveu et Quéré, un processus d’individuation, de réduction de son indétermination, de sa complexité et de son hétérogénéité. Ainsi, une fois que l’événement est configuré, qu’il est placé « sous une description », un certain nombre d’éléments hétérogènes peuvent contribuer à stabiliser son identification et sa signification tout en apportant un surcroît de qualification.
Par exemple, il devient possible de comparer les faits avec d’autres événements du même ordre. C’est ce que réalise France Soir dans son dossier sur « la guerre des bandes » où le drame de l’Ariane et une autre affaire survenue au même moment à Grenoble sont décrits comme deux événements qui viennent illustrer un malaise social déjà bien présent au moment des faits :
« A Nice, elles ont (les bandes) tué un policier et en ont grièvement
blessé un autre au début de la semaine. A Grenoble, elles s’affrontent à
coups de fusil en plein centre-ville, à deux pas de l’hôtel de police. Tout
autour de Paris, elles organisent leurs rackets, défendent ce qu’elles
considèrent comme leur territoire, terrorisent la population. (…)
Aujourd’hui, dans les bandes, les voleurs de voitures des rodéos du
samedi soir foncent sur les policiers ou les gendarmes — on l’a vu
samedi soir à Paris et mardi à Marseille — pour tenter de les tuer au
risque de se faire tuer à leur tour plutôt que de se rendre. »282
De même, le journal Présent titre le 5 janvier : « Après l’assassinat d’un policier à Nice » et sous-titre dans le même article : « Marseille : encore un voleur de voiture qui fonce sur la police ». La Croix tire de ce drame la conclusion suivante :
« De la tragédie de Nice, il faut retenir que les cités « chaudes », minées
par le chômage et la délinquance, existent partout, y compris sur la
touristique Côte d’Azur. »283
Tel qu’il est défini, l’événement survenu à l’Ariane peut également être décrit comme le nouvel épisode d’un malaise qui, non seulement, ne se réduit pas aux seuls faits établis, mais qui, de plus, s’inscrit dans un ordre chronologique le situant dans le temps comme la suite logique de ce qui s’est passé avant. La qualification d’une simple occurrence en un événement d’un certain type est alors renforcée par sa constitution en péripétie dans une intrigue en cours : celle, bien connue du public, du « malaise des banlieues ». Ainsi, ce qui s’est passé ce jour là, à cet endroit, est présenté dans la continuité d’une série d’événements que l’on peut qualifier du même type et dont on peut toujours retracer les grandes lignes. Par exemple, Ici
Paris ouvre son numéro du 11 au 17 janvier par un « coup de gueule » de Robert
Madjar contre la violence urbaine :
« Il y a quelques années, les petites frappes et les demi-sel réglaient leurs
affaires à coups de poing. Cela faisait parfois mal, mais ne restaient que
des bleus. Aujourd’hui, quelle que soit leur origine, ils s’affrontent
l’arme à feu ou le cran d’arrêt à la main. Pire, ils n’hésitent plus à tirer
sur des policiers qui protègent les populations inquiètes ou à leur lacérer
le visage à coups de couteau.
Le malheureux inspecteur Georges Janvier, un homme de trente-deux
ans, qui était affecté à la brigade anti-criminalité de Nice, a été abattu
de sang-froid d’une balle en pleine tête, dans la cité H.L.M. du quartier
de l’Ariane. »
De la même manière, la « fusillade » du 3 janvier est inscrite dans un processus d’escalade de la violence dans le quartier de l’Ariane de telle sorte qu’il devient possible de souligner le caractère prévisible de ce drame au regard de ce qui s’y est déjà produit dans le passé :
« A l’Ariane, depuis des années, tout se passe comme si une population
de près de vingt-cinq mille habitants était prise en otage. Les
affrontements, pour de la drogue, ou une fille — les enquêteurs hier
n’excluaient aucune des deux hypothèses pour expliquer l’origine de la
fusillade — ne cessent de monter en violence. « Cela devait arriver, on a
trop laissé faire une poignée de voyous qui font impunément régner la
terreur. Sans aucun policier à l’horizon, ils peuvent se permettre de
parader et de se livrer à toutes les intimidations, tous les actes de
vandalisme, tous les rackets et tous les trafics. Alors maintenant, ils se
mettent à tirer quand on les dérange. Même sur les policiers ! » »284
« Le commentaire le plus souvent répété par les habitants était : « ça
devait arriver ». De vols en vandalismes, de rodéos sauvages en bastons,
la fusillade s’inscrit dans la lignée. »285
284 Aujourd'hui du 4 janvier 1995, « Un policier tué dans une cité niçoise ». 285 L'Humanité du 5 janvier 1995, op. cit.
Ici, le passé est éclairé à la lumière de cette description du présent286. Les faits sont agencés de telle manière que ce dernier événement en date en constitue une sorte d’aboutissement, un acte envisageable que l’on aurait pu prévoir compte tenu de tout ce qui s’est déjà passé dans ce quartier.
L’évocation des motifs individuels est une autre manière de réduire l’indétermination de l’événement et de le placer sous la description du malaise des banlieues. On note ainsi que si la présentation de tels motifs dans le cours de la description diffère selon les médias, elle fournit à chaque fois des informations qui sont congruentes avec ce que l’on connaît des quartiers difficiles de banlieue. Par exemple, Le Figaro et France Soir parlent d’un règlement de comptes entre dealers et d’« explication » entre les bandes du quartier autour de l’attribution du marché du crime (contrebande, jeu d’argent, prostitution à domicile, vol de voiture)287 alors que
Nice-Matin développe pour sa part la thèse d’une affaire de cœur qui aurait mal
tourné : « Les Gitans veulent en découdre avec les Maghrébins, l’un des jeunes
Arabes fréquentant une adolescente du “voyage” »288. Or, si, comme l’affirmait
l’extrait d’Aujourd’hui présenté ci-dessus, les enquêteurs n’excluent aucune hypothèse pour expliquer l’origine de la fusillade, ces différents types de causes et de motifs n’orientent pas moins les faits vers une description en termes de « guerre des bandes » telle qu’elle se livre dans les banlieues. Qu’il s’agisse d’un affrontement lié à des affaires de drogue ou d’une histoire de cœur entre membres de bandes rivales,
286 Sur la problématique du temps dans la constitution de l'événement, voir G. H. Mead, The
Philosophy of the Present, 1932 ; R. Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, 1990. Pour une lecture critique de ce dernier, voir également L.
Quéré, "Événement et temps de l'histoire. Sémantique et herméneutique chez R. Koselleck",
in J.-L. Petit (Ed.), L'événement en perspective, 1991.
287 Le Figaro, 4 janvier 1995, op. cit. France Soir du 4 janvier 1995, « Fusillés par des
dealers ».
c’est bien cette définition de la situation qui est rendue pertinente et qui apporte, de ce fait, un surcroît de qualification de l’événement.
Une autre manière de réduire l’indétermination des faits et de transformer leur hétérogénéité en une totalité intelligible consiste à éclairer la configuration de l’événement à la lumière des conditions qui sont supposées être à la base de la définition du problème public qui oriente la description. Ce sont l’immigration non contrôlée, la constitution de bandes ethniques dans ce type de quartier, mais aussi l’expression d’un malaise social, les conditions de vie des jeunes en situation d’échec scolaire et de chômage qui sont ainsi sélectionnées parmi tout un champ de possibles : à l’Ariane, commente Le Patriote Côte d’Azur, il cohabite « des communautés de toutes origines, qui ont comme point commun de cumuler un
chômage élevé et des conditions de vie difficiles »289. La description du drame met
alors en œuvre des ressources d’identification qui sont associées à l’image sociale que l’on se fait couramment des banlieues : celle de l’immigration et, plus récemment, celle des bandes ethniques, en référence à la situation américaine. Ainsi, la référence aux « bandes ethniques » est très souvent présente dans les descriptions du drame en question. A l’échelle nationale, depuis le début des années 90 l’utilisation du terme de « bandes » a eu pour effet de structurer, sous une forme
moderne, l’image de la banlieue290. Très souvent, de manière implicite ou explicite,
l’évocation des « bandes » dans les « quartiers difficiles » fait référence à
l’appartenance communautaire et ethnique, doublée de l’image d’un univers de violence. Or, cette nouvelle image de la banlieue qui ne s’est jusque là pas beaucoup
289 Le Patriote Côte d'Azur, « Drame dans un quartier abandonné », semaine du 6 au 12
janvier 1995.
290 On peut se référer aux ouvrages de Michel Fize, Les bandes, 1993 ; de Jean-Yves
Barreyre, Les loubards, 1992 ; ou encore à celui de Hervé Vieillard-Baron, Les banlieues
illustrée dans des faits concrets s’exprime pleinement comme un moyen de fixer les faits sous une description.
En effet, que ce soit dans la presse régionale ou nationale, dans les journaux télévisés ou dans les informations radiophoniques, les journalistes insistent tous sur le fait que ce qui s’est passé à l’Ariane dans cette nuit du 2 au 3 janvier met en scène un affrontement entre deux bandes rivales, l’une composée de Gitans et l’autre de Maghrébins. Le matin du 3, France-Info annonce dans son flash de 9h45 :
« Un policier tué, un autre blessé cette nuit à Nice, dans le quartier
populaire de l’Ariane. Les policiers avaient été appelés sur place à la
suite de coups de feu entre bandes rivales, des Maghrébins et des
Gitans ; six jeunes, dont deux mineurs, ont été interpellés et placés en
garde-à-vue. »
Libération annonce son article du 4 en mettant en avant « la mort d’un policier
au cours d’une fusillade entre bandes rivales » et continue en disant :
« Les enquêteurs du SRPJ de Nice semblaient avoir identifié, hier en fin
de journée, le, ou probablement les deux tireurs ayant abattu, dans la
nuit de lundi à mardi, un policier au cours d’une rixe entre jeunes
maghrébins et jeunes gitans dans la cité de l’Ariane »291.
Le Figaro, en guise de présentation des événements, évoque « les bandes
ethniques qui se disputent le contrôle de la drogue à l’ombre des tours HLM »292.
France-Soir, de son côté, titre en première page : « Les enragés », en voulant mettre
291 Libération, 4 janvier 1995, op. cit. 292 Le Figaro, 4 janvier 1995, op. cit.
l’accent sur « les bandes auxquelles plus rien ne fait peur ». A l’intérieur de ses colonnes, le quotidien annonce « La guerre des bandes » et affirme :
« Voici le temps des bandes et des clans armés. Désespérados de
banlieue, « guerriers urbains » tout imprégnés de la sous-culture des
séries américaines où le héros tue comme il respire, les enragés se
battent maintenant à visage découvert et ne semblent plus redouter la
police, a fortiori leurs concitoyens. »293
Ce type de propos a été relayé par Présent qui a parlé, avec encore plus de
virulence, de « la guerre ethnique des jeunes »294. Le Front national annonçait même
une manifestation de protestation le 7 janvier à Nice contre les « bandes ethniques des banlieues ». Nice-Matin, le même jour, parle de « deux policiers victimes de la
guerre des bandes »295. Dans son enquête, le quotidien niçois décrit l’Ariane comme
« la cité de la peur » et un habitant déplore que ce quartier soit devenu un véritable
ghetto296.
Pour étayer cette thèse de la progression des bandes ethniques dans les banlieues, certains chroniqueurs agitent le spectre d’une dérive à l’américaine et comparent les bandes de l’Ariane aux gangs organisés qui sévissent dans les ghettos urbains Outre-Atlantique. Le 5 janvier, Nice-Matin publie une enquête intitulée :
« Pourquoi l’Ariane devient un ghetto ? »297, et révèle que la difficulté principale
réside dans le fait qu’il y a là trop de familles « à problème » et que ce quartier de Nice est livré aux mains de deux ou trois bandes organisées de délinquants. Face à
293 France-Soir, 4 janvier 1995, op. cit.
294 Présent, 6 janvier 1995, article de Caroline Parmentier.
295 Nice-Matin, 4 janvier 1995, article de Jean-Paul Fronzes, op. cit. 296 Idem, article de Thierry Rivière.
ces excès de langage, l’animateur d’une association du quartier affirme que « l’Ariane n’est pas le Bronx » établissant ainsi une comparaison avec ce quartier new-yorkais. La rédaction du Figaro établit quant à elle un lien direct entre la situation française et celle des Etats-Unis :
« Comme aux Etats-Unis, ce sont des adolescents à la dérive et aux
méthodes empiriques qui ont donné naissance à de petits gangs, passant
ainsi de la délinquance erratique au crime organisé, donc hiérarchisé.
Ces bandes qui se regroupent en général par affinités ethniques après
une phase de cohabitation et de coopération ne tardent pas à entrer en
guerre ouverte »298.