• Aucun résultat trouvé

II. LES SCIENCES SOCIALES FRANÇAISES ET L’ETHNICITE

II.3. La question de l’origine ethnique dans la statistique publique

Les tentatives récentes d’introduire dans la statistique publique la prise en compte des « origines » sont par ailleurs très symptomatiques de l’évolution qui tend, depuis quelques années, à faire de l’ethnicité une question pertinente pour

l’analyse des faits sociaux. L’enquête MGIS97 de 1992 constitue de ce point de vue

une rupture dans la tradition de la démographie française et une remise en cause des catégories classiques d’analyse du phénomène migratoire. Le débat suscité par cette

95 A. Tarrius, Les fourmis d'Europe. Migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes

internationales, 1992 ; A. Tarrius, « Naissance d'une colonie : un comptoir commercial à

Marseille », R.E.M.I, vol. 11, n° 1, 1995.

96 A. Battegay, op. cit. 1992, p. 94.

97 Enquête sur la mobilité géographique et l’insertion sociale réalisée par l’I.N.E.D. avec le

enquête est lui aussi révélateur des transformations en cours dans la manière de penser le social.

Les recherches dirigées par Tribabat partent du constat de l’inefficacité de la notion statistique de « population étrangère » pour évaluer la « réalité » du processus d’intégration des populations immigrées. Un tel outil mesure en effet le nombre de personnes qui ne sont pas de nationalité française alors que les « questions sociales » qui se sont imposées dans le champ politique — celles de l’immigration, de l’intégration politique, économique et sociale des immigrés, de leur prise en charge administrative, etc. — concernent un ensemble plus vaste de personnes qui peuvent être nées en France ou à l’étranger, de nationalité française (par acquisition ou dès la naissance) ou étrangère. L’introduction de questions sur l’origine ethnique fondée sur le lieu de naissance des individus et de leurs parents permet ainsi de décrire la trajectoire sociale de populations que la seule référence au pays de naissance ne suffisait pas à repérer : les jeunes nés en France de parents portugais par exemple. Un tel objectif s’inscrit dans une perspective résolument assimilationniste qui consiste à identifier, au sein de la société française, des groupes plus ou moins bien intégrés dans le but de mettre en place des mesures appropriées, mais aussi de souligner le caractère effectif de l’assimilation. L’enquête MGIS a ainsi été largement utilisée pour montrer que l’assimilation des différentes immigrations était bien à l’œuvre, que ce soit par rapport à l’acquisition et à la maîtrise du français, aux

choix matrimoniaux ou encore aux pratiques religieuses98. Le rapport 1996 de

l’I.N.E.D. confirme ces conclusions. Il affirme que si « une personne sur quatre est immigrée ou ascendante étrangère en ne remontant qu’aux parents et grands-

parents », la plupart de ces descendants d’étrangers « perdent leur visibilité démographique » en s’intégrant au point de sembler disparaître99.

Cette réforme de la statistique publique trouve aussi sa justification dans la nécessité de repérer les différentes formes de discrimination qui s’opposent à l’égalité des chances et pour informer les politiques visant à en corriger les effets. Simon met ainsi en évidence le décalage qui se creuse entre le principe de non reconnaissance des différences de race, d’origine et de religion dicté par la Constitution française, et les classifications sauvages qui s’immiscent dans les

domaines les plus divers de la vie sociale : médiatisation des événements100 ;

pratiques informelles de quotas de recrutement à partir d’une définition des demandes d’attribution en terme d’ethnicité dans les logements sociaux administrés par les offices publics d’H.L.M et par les collectivités locales101 ; discrimination à l’embauche de la part d’employeurs privés mais aussi des agents de l’A.N.P.E. frappant les chômeurs d’origine maghrébine ou africaine indépendamment de leur nationalité102 ; constitution de la part de la police de critères d’identification basés sur

99 Voir notamment l’article de Nathaniel Herzberg dans Le Monde du 8 février 1997 intitulé

« Ces immigrés à qui la nation française doit tant » et le dossier de La Croix le 6 février 1997 consacré à « L’histoire des chiffres de l’immigration ».

100 On assiste ainsi couramment à la diffusion et à l’utilisation de désignations nouvelles qui

font référence aux origines ethniques des acteurs sociaux pour donner du sens aux événements. L’exemple donné par Simon dans Le Monde à propos de la mort d’un « jeune zaïrois », illustre bien ce phénomène. La médiatisation de l’événement a fait état de la mort d’un jeune zaïrois, tué par un policier dans le commissariat du XVIIIe arrondissement de Paris. Dire ainsi qui agit, donner une identité sociale aux individus, c’est alors se permettre de « lire » l’événement. Parler d’un « jeune zaïrois » dans le contexte de l’époque et dans le quartier où s’est produit le drame — un quartier populaire à forte concentration d’immigrés — permet d’informer l’auditoire de l’identité de la victime et de produire ainsi une certaine lecture des faits produits (P. Simon, op. cit., 1993).

101 S. Body-Gendrot et M. A. Schain, "National and Local Politics and the Development of

Immigration Policy in the United States and France : a Comparative Analysis", in D. L. Horowitz et G. Noiriel (Eds), Immigrants in Two Democraties : French and American

Experience, 1992.

le phénotype des personnes amenant à des interpellations qui procèdent d’un « choix délibéré visant à contrôler tout individu présentant un type physique non conforme au profil national dans l’espoir de trouver parmi ceux-ci des individus en situation irrégulière »103 ; emploi implicite au sein des administrations scolaires de procédures qui consistent à prendre en compte l’ethnicité des élèves dans la « fabrication des classes »104. Si, comme l’affirme De Rudder, « c’est dans le silence, et par conséquent sans sanction ni mesures correctives, que se déploient aujourd’hui, en France, les

discriminations ethnique et raciale »105, l’objectif de Simon est alors de « nommer

pour agir ».

Mais qu’on mette l’accent plutôt sur la dimension de l’assimilation ou sur la lutte contre les discriminations, le débat sur l’introduction de l’origine ethnique dans la statistique publique — et les controverses qu’il soulève — est symptomatique de la pression toujours très forte de la demande sociale sur la constitution de ce domaine de recherche centré sur l’immigration et les relations interethniques. La question qu’il évoque ne l’inscrit-il pas dans une perspective dont la finalité est d’informer l’action des pouvoirs publics ? Elle consiste en effet à se demander comment quantifier une « population », comment la désigner — « immigrés », « personnes d’origine étrangère », etc. — dans le but de gérer des problèmes sociaux, de procéder

103 Voir notamment sur cette question le rapport de la Fédération internationale des droits de

l’homme intitulé « Police et racisme » résumé dans Le Monde du 3 Juin 1992 par Erich Inciyan. Voir aussi F. Dubet, op. cit, 1989, p. 9.

104 L’enquête réalisée par J.P. Zirotti sur les procédures d’orientation à l’entrée de

l’enseignement secondaire montre que l’appartenance culturelle induit des effets importants dans la scolarisation (J.-P. Zirotti, La scolarisation des enfants de travailleurs immigrés. Les

mécanismes institutionnalisés de la domination : processus objectifs et effets subjectifs,

1980 ; J.-P. Zirotti, "Caractéristiques sociales et catégories scolaires. L'élaboration du statut de l'élève d'origine maghrébine", L'école française et les enfants d'origine maghrébine, 1986). Voir aussi J.-P. Payet, Collèges de banlieue. Ethnographie d'un monde scolaire, 1995.

à des réformes administratives, de mettre en place des politiques publiques, de réfléchir à des formes de discrimination positive.

Le débat sur l’ethnicité reste ainsi en France très fortement marqué par l’emprise du politique sur la recherche et par les enjeux idéologiques liés aux modes de désignation de l’altérité. Or, comme le souligne encore De Rudder, « ce qui pose ici un rapport problématique, c’est la possibilité de la mutabilité entre catégories de connaissance et catégories d’action politique et de gouvernement »106. De ce point de vue, l’avancée permise par l’enquête MGIS tient moins aux résultats de l’enquête elle-même qu’au débat qu’elle a suscité dans le milieu scientifique spécialisé dans l’étude des migrations qui, s’il reste souvent confus et polémique, a été l’occasion d’amorcer une véritable réflexion sur la question de la catégorisation ethnique107.