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I. LE QUARTIER DE L’ARIANE A NICE : UN CAS D’ESPECE DU

I.3. La configuration d’un événement comme cas d’espèce du « malaise

I.3.3. L’inscription de l’événement dans un champ pratique

La « fusillade » de l’Ariane a donc été configurée en un événement d’une certaine sorte et transformée en une totalité intelligible. Un autre aspect consiste à l’inscrire dans un champ pratique constitué d’actions et de réactions : celui du traitement du problème des banlieues. La médiatisation de l’événement offre alors aux dépositaires de ce problème — ceux qui le dénoncent et qui trouvent dans un événement particulier l’occasion de réaffirmer leurs revendications et leurs mécontentements — la possibilité de s’exprimer publiquement non pas tant sur les faits eux-mêmes que sur les questions qu’ils posent en termes de problème public. Ils trouvent ainsi l’occasion de spécifier qui est affecté par ce problème (les « habitants, les « commerçants », « ceux qui payent leurs impôts », « qui aspirent à vivre

normalement », etc.), d’attribuer des responsabilités politiques (dénonciation du laxisme des pouvoirs publics, etc.) et de définir une capacité de réponse appropriée (demande d’une augmentation des effectifs de police, d’une sévérité accrue de l’appareil judiciaire, etc.).

Ainsi, les diverses déclarations et réactions au drame enregistrées à la suite de l’événement ne consistent pas simplement à condamner un fait isolé, à demander que les coupables soient retrouvés, que justice soit faite, etc., mais appellent à un règlement beaucoup plus global du problème des banlieues en général et de celui de l’Ariane en particulier. Par exemple, le maire de Nice de l’époque revendique dans les colonnes de Libération davantage de moyens pour lutter efficacement contre la délinquance des immigrés qu’il place au centre de la définition du problème des banlieues :

« Je souhaite également la fermeture de la frontière et le refoulement de

tous les irréguliers. Faisons faire de l’exercice à l’armée française et

déployons des troupes à la frontière italienne toute proche qui est une

vraie passoire »299.

De même, le président de l’Entente Républicaine de Nice accuse dans Nice-

Matin les pouvoirs publics de ne pas prendre de mesures contre l’immigration et

associe « les résultats funestes d’une immigration provoquée depuis plus de dix ans et l’impuissance ou le refus du pouvoir politique de prendre les moyens énergiques pour y mettre un terme » et « l’accumulation dans des ensembles devenus des ghettos de populations étrangères hétérogènes dans des conditions de chômage, de surnombre, d’illettrisme, telles qu’elles ne peuvent devenir qu’explosives au fil du

temps »300. Le Français affirme à sa “une” que « des enclaves étrangères se

multiplient en France »301 et stigmatise les propos du député UDF-RPR de la

circonscription qui réclame des renforts de police à l’Ariane pour éviter les rixes

quotidiennes, en déclarant : « A quoi cela rime-t-il de vouloir traiter les

conséquences de la délinquance immigrée avec des renforts de police, quand on ne fait rien, ni en actes, ni en parole pour s’opposer à l’immigration elle-même ? »302. De la même manière, le Front national rend compte du problème des banlieues en dénonçant l’absence de lutte contre l’immigration : « De tels actes ne relèvent pas que d’un simple fait divers : ils prouvent que la criminelle politique d’immigration aboutit au désordre et à la création de foyers de tension que les forces de l’ordre ne sont plus capables de maîtriser »303.

A chaque fois, ce qui est mis en cause concerne une communauté beaucoup plus large que les simples victimes directes de cette « fusillade » localement et spatialement située, à savoir la sécurité des personnes au sein du territoire national. C’est donc l’institution policière dans son ensemble et, plus largement encore, l’autorité de l’État, garante de la sécurité publique, qui sont touchées par cette définition du problème. Celle-ci implique en conséquence l’expression d’une indignation générale, la mise en place, ou le renforcement, de politiques publiques appropriées, etc. La réaction d’un député des Alpes-Maritimes adressée au ministre de l’Intérieur et publiée dans Nice-Matin illustre bien cette logique de la dénonciation publique d’un problème, de la définition de ses causes et de la proposition des réponses à apporter :

300 Nice-Matin, 5 janvier 1995.

301 Le Français, 4 janvier 1995, première page. 302 Idem, article de Jean-Luc Lebel.

« M. le ministre d’État,

« Je tiens à vous faire part de mon émotion et de mon indignation au

sujet de l’assassinat du policier Georges Janvier et de la blessure subie

par son collègue Guy Deshayes dans la nuit du 2 au 3 janvier dans les

quartiers Est de Nice si difficiles à contrôler.

« Je vous rappelle — une nouvelle fois — que les effectifs de la police

nationale de la ville ont — pratiquement — diminué depuis la guerre

(par suite de la diminution de la durée hebdomadaire du travail) alors

que la population a augmenté de 50 % (1936 : 220 000, 1993 : 351 000)

sans compter les résidents temporaires et, hélas ! le nombre croissant

des individus sans papier.

« La justice, elle-même, devrait comprendre qu’elle doit mieux aider les

forces du maintien de l’ordre et ne pas paraître trop souvent la

désavouer en remettant en liberté des individus dangereux pour la

tranquillité et la santé de tous. »304

On voit clairement dans cette déclaration la distinction que souligne Gusfield dans son analyse des problèmes publics entre responsabilité causale et responsabilité politique. La première renvoie à une explication causale des événements et répond à la question : Comment est-ce arrivé ? C’est une question de croyance ou de connaissance, une affirmation à propos d’un enchaînement qui rend factuellement compte de l’existence d’un problème. La seconde renvoie quant à elle à une personne ou une institution qui est chargée de contrôler une situation ou de résoudre un problème. Elle répond à la question politique : Qu’est-ce qui doit être fait ? et affirme qu’une personne ou une institution est obligée de faire quelque chose à propos d’un problème public, pour le résoudre ou pour éviter une situation

dangereuse305. D’un côté, le député des Alpes-Maritimes désigne des « individus dangereux pour la tranquillité et la santé de tous » qu’il qualifie de responsables de « l’assassinat » — le choix de ce terme n’est pas fortuit — d’un policier dans un de ces « quartiers Est de Nice si difficiles à contrôler ». De l’autre, il attribue à l’Etat, au ministre de l’Intérieur à qui il s’adresse, et à l’appareil judiciaire la responsabilité politique de l’événement, accusant ces institutions de laxisme en matière de sécurité publique.

Tel qu’elle est configurée, cette « fusillade ayant entraîné la mort d’un fonctionnaire de police » perd donc ce caractère contingent qui caractérise le fait divers. Son inscription dans un champ pratique contribue à la définir comme un « événement public », problématisé selon le registre de l’action publique, mettant en cause les affaires publiques (la sécurité n’est plus assurée dans certains territoires, l’exclusion s’y développe, les jeunes ne sont plus assurés de leur avenir, etc.), posant des questions relatives à l’intérêt général (celui de la préservation des biens et des personnes, de la montée du chômage, etc.), demandant un certain type de traitement par l’action collective (renforcement de la présence policière, réhabilitation du cadre bâti, opérations de prévention, d’insertion par l’économique, etc.).

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L’analyse des procédures de configuration de ce drame survenu à l’Ariane montre bien que les catégories permettant d’identifier cet événement comme un cas d’espèce du problème des banlieues étaient déjà disponibles sous la forme d’un savoir partagé. Une fois configuré et fixé sous cette description, l’événement est doté

305 J. R. Gusfield, op. cit., 1981.

d’un passé et d’un futur, d’un tissu de causes et d’effets, d’un champ d’actions à mettre en place et de dénonciations du problème qui s’inscrivent également dans cette problématisation des faits. Le drame est ainsi mis en forme de telle sorte que la description qui en est donnée tient compte de la situation dans laquelle il s’inscrit comme un élément de compréhension de ce qui s’est passé. C’est bien cette mise en forme des faits, de l’Ariane comme « quartier difficile » où s’affrontent des bandes ethniques rivales, qui permet de rendre intelligible cette « fusillade » et d’en faire un événement sur lequel se focalise l’attention publique. Ainsi, la clarté que nous offre cette présentation de l’événement comme un cas d’espèce du problème des banlieues vient précisément du fait que cette « fusillade » ait été spécifiée et normalisée comme un événement typique de ce problème public.

II. SAILLANCE DE L’ETHNICITE DANS LA PRESSE