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Récurrences et démultiplications

1. LES IMAGES D’ABU GHRAIB ET LES GOOGLEGRAMS

1.3 Interprétations

1.3.1 Récurrences et démultiplications

 

Plusieurs de ces auteurs ont aussi comparé les photographies à des œuvres d’art illustrant les atrocités de la guerre. Pour Eisenman (2007 : 39), la cause culturelle des images s’étend cependant beaucoup plus loin, et les comparaisons aux œuvres de Goya, de Picasso, de Bacon ou de Ben Shahn lui apparaissent comme un lapsus freudien. Il souhaite installer ces photographies de torture dans la lignée d’une plus longue histoire des images, parmi un ensemble plus grand et prestigieux d’images de torture et de supplice (Eisenman 2007 : 9). L’origine approximative du motif qui le préoccupe dans les photographies d’Abu Ghraib se situerait dans l’Antiquité gréco- romaine et resurgirait tout au long de l’histoire de l’art, dans les représentations de martyrs chrétiens par exemple. Après une sorte d’accalmie du pathos chez les avant-gardes, il aurait ensuite repris toute sa force dans la culture populaire. L’ouvrage d’Eisenman démontre que les images de domination et de torture sont fortement intégrées à notre mémoire visuelle ; elles seraient dorénavant trop familières pour créer un réel outrage. C’est cet aveuglement moral qu’il appelle l’« effet Abu Ghraib » (Eisenman 2007 : 15). Ces images captées dans la prison

iraquienne ne seraient aucunement exceptionnelles dans l’histoire de la représentation occidentale. En fait, elles y sont centrales : « elles sont la règle » (Eisenman 2007 : 44, trad. libre).

Afin de parler de cette récurrence historique, il utilise la notion de pathosformel, empruntée à Abu Warburg. Cette notion est abordée en lien avec la « survivance » (Nachleben) de gestes expressifs qui resurgissent dans le temps, sous la forme d’anachronismes, par la voie d’une transmission inconsciente. Cette survivance s’effectue dans une conception historique non linéaire permettant l’apparition de résurgences dans les images, devenant à la fois fantômes, symptômes et traces. Georges Didi-Huberman a consacré un ouvrage majeur au sujet, L’image survivante : histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, dans lequel il explique qu’« [u]ne image, chaque image, est le résultat de mouvements provisoirement sédimentés ou cristallisés en elle. Ces mouvements la traversent de part en part et ont chacun une trajectoire – historique, anthropologique, psychologique – partant de loin et continuant au-delà d’elle » (Didi- Huberman 2002 : 39). Le pathosformel est donc intimement lié aux mouvements du corps représenté et au dynamisme du temps, en plus de former, comme cette citation le suggère, tout un réseau qui traverse les images.

Si Warburg se préoccupait surtout des représentations du deuil, Eisenman (2007 : 54) s’attarde à ce qu’il appelle l’internalisation du châtiment, de la subordination, ou encore de l’érotisation de la souffrance. Cette formule récurrente, sans être un archétype, serait utilisée par les différents régimes afin de penser une pratique d’exploitation impériale (Eisenman 2007 : 54). Eisenman en situe l’origine dans l’impérialisme hellénistique et le rituel basanique afin d’illustrer comment, dans les représentations canoniques, la cruauté est intimement associée à la vérité. Le mot torture en grec, basanos, est aussi le nom de la pierre contre laquelle les métaux précieux sont frottés afin d’en vérifier l’authenticité. Il a souvent été démontré que les Grecs considéraient la cruauté comme un outil nécessaire afin d’obtenir la vérité (Eisenman 2007 : 46). Plus encore, le témoignage d’un non-citoyen ou d’un esclave n’ayant pas été obtenu sous la torture n’était pas considéré comme honnête, inscrivant ainsi la nécessité de la cruauté dans la différence nationale (Peters 1999 ; Eisenman 2007 : 47). Eisenman trace donc les résurgences du pathosformel de la figure du dominé, torturé et érotisé, à travers l’histoire de l’art occidentale. Il indique comment celles-ci vont souvent de pair avec la représentation d’une race conquise et rendue abjecte,

quoiqu’esthétisée. En faisant encore écho aux photographies d’Abu Ghraib, Eisenman souligne aussi que ces résurgences surviennent dans plusieurs représentations qui démonisent l’Islam par rapport au christianisme.

Mnemosyne, l’intitulé du célèbre projet de l’atlas warbugien qui signifie « mémoire » en grec, définit aussi la faculté de mémoire collective des images (Eisenman 2007 : 54). Selon cette notion théorisée par Maurice Halbwachs en 1950, on pourrait emmagasiner certains motifs dans la mémoire et le corps, telle une hantise, et les reproduire d’une façon qui ne relève pas de l’imitation intentionnelle. Les photographies d’Abu Ghraib seraient donc le produit d’un « héritage entreposé dans la mémoire » (Gombrich 1986 : 244-245). Pour Eisenman, il s’agit ainsi non seulement d’une mémoire collective du geste, mais d’une mémoire biologique : « les gardiens à Abu Ghraib, tout comme les hommes qui ont pris des photographies du lynchage des Afro-américains pour en faire des cartes postales, n’avaient pas besoin de connaître le Grand autel de Pergame pour mettre en actes son langage, son pathosformel – ils le connaissaient dans leurs yeux et leurs mains, ils le sentaient dans leurs muscles et leurs os » (Eisenman 2007 : 100, trad. libre). Mitchell va dans un sens similaire en soutenant que c’est une double archive d’images pornographiques et religieuses qui hante les mémoires et sous-tend ces photographies (Mitchell 2011 : 115).

C’est pourtant la notion de clonage, en tant que plus récente évolution de la reproductibilité technique, qui se démarque dans l’analyse que fait Mitchell des photographies d’Abu Ghraib. Dans Cloning Terror, il présente une relation métaphorique qui existerait entre les images et les organismes. Il fait se lier le débat et la peur qui marquent la question du clonage, un débat qui battait son plein avant le 11 septembre 2001, et les images produites pendant la guerre aux cellules terroristes. Ces cellules, tout comme les images d’Abu Ghraib, prolifèrent tels des organismes viraux. Non seulement l’usage de la cagoule tel qu’il a été capté sur les photographies renforce l’image d’une guerre menée contre des clones acéphales, mais la « clonophobie » et l’inquiétante étrangeté du double semblent se poursuivre dans la guerre contre la terreur et la peur de l’Autre « orientalisé ». Mitchell (2011 : 74) souligne qu’il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que l’hypercirculation de l’image à l’ère de la « biopicture » soit si souvent comparée à une maladie infectieuse, à une circulation virale, à la fois invasive et évolutive, surpassant notre capacité à développer des défenses contre elle. Tandis qu’Eisenman soutient que ce pathosformel

est ce qui a empêché le réel outrage du public, Mitchell (2011 : 115) affirme que c’est ce même pathosformel qui rend les images si puissantes. Il fait aussi remarquer que chaque effort de suppression des images de la part du gouvernement a mené à une augmentation de leur circulation : « Tels des terroristes clonés, proliférant dans des cellules latentes dans tous les coins du monde, la suppression des images a eu l’effet paradoxal de les cloner et d’augmenter leur circulation virale » (Mitchell 2011 : 118, trad. libre).

Il insiste aussi sur le fait que ces photographies numériques existent maintenant dans le réseau mondial de perception, de mémoire et d’imagination collectives qu’est le web, « téléchargées dans le système nerveux global » (Mitchell 2011 : 124 et 130, trad. libre). Contrairement à Gunthert qui a cherché à faire la démonstration que les photographies d’Abu Ghraib sont des images imprimées qui n’ont pas circulé dans le web autant que l’on pourraient le croire20, il nous semble, comme à Mitchell, que la nature numérique et virale des images est ce qui fait leur force. Elles peuvent ainsi réellement circuler, proliférer et marquer les esprits. Leur grande circulation sur la Toile devient évidente lorsqu’on observe la pointe sur le graphique des statistiques de recherche sur Google pour les mots-clés « Abu Ghraib » et « Abu Ghraib photos » en 2004 (fig. 8 et fig. 9). Aujourd’hui, une telle recherche présente plus d’un million trois cent mille résultats. Si le pathosformel qui habite les photographies d’Abu Ghraib peut simultanément procurer force et faiblesse aux images, leur prolifération tend vraisemblablement à en augmenter la puissance. Le statut à la fois public et historique de ces images n’est en effet possible que par leur grande circulation, propulsée par le numérique et le web (Sousslouff : 178 ; Gunthert 2004). En conséquence, quelques-unes de ces photographies deviennent iconiques. Elles tendent ainsi à se figer dans nos mémoires en devenant des « icônes » de la guerre contre la terreur.