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Cyberespace public et photographique

3. RAMIFICATIONS MOSAÏQUES

3.2 Photomosaïques numériques et tensions internes

3.2.1 Cyberespace public et photographique

 

Plutôt que de formuler une critique radicale, Dada aurait été en « négociation » avec la culture de masse (Lavin 1993 : 51). La négociation est un terme qui cadre bien avec la tension entre le tout et les parties qui constitue la mosaïque : les Googlegrams sont à la fois critiques, multiples et démontrent une fascination pour l’homogénéité et le pouvoir englobant de l’image et de la culture de masse. Ces œuvres illustrent ce tiraillement entre, d’un côté l’image globale, iconique et totalisante, et de l’autre, l’image multiple, entassée, anonyme, populaire, démocratique et tout aussi omniprésente. De toute évidence, le web est également très lié à la notion de mosaïque ; Dällenbach (2001 : 25) en parle même comme d’une « cybermosaïque ». Les Googlegrams mettent de l’avant cette parenté en utilisant comme mode de production la technologie emblématique du web qu’est le moteur de recherche Google. Les photomosaïques de Fontcuberta permettent de faire la démonstration des tensions inhérentes à la mécanique du cybermoteur, puisqu’il agit dans le web de façon similaire à la mosaïque qui tente de « trouver une voie moyenne entre hiérarchie et chaos » (Dällenbach : 57). Cela montre comment fonctionne l’imagerie du web, c’est-à-dire comment son abondance tend à être soumise à « l’égide de l’Un » (Dällenbach 2001 : 62). Comme il a été montré au chapitre précédent, les                                                                                                                

72 La mosaïque traditionnelle est d’ailleurs elle-même considérée comme un médium reproductible

« industriellement ». Le procédé ne s’effectuait non pas en industrie, mais en série quasi-mécanisée. À ce propos, voir : RIEGL, Alois (1985). Late Roman Art Industry. Roma : G. Bretschneider.

algorithmes du moteur de recherche négocient sans cesse la tension entre l’information générique et la personnalisation. L’utilisateur du moteur de recherche est mis devant une liste de résultats façonnés par les goûts collectifs des internautes et ses goûts personnels. Tout comme la figure mosaïque, les assemblages algorithmiques du moteur de recherche opèrent sur le web une « synthèse de l’hétérogène » (Dällenbach 2001, emphase dans l’original). Google unifie et fracture le cybermonde avec ses algorithmes, offrant des résultats à la fois consensuels et personnalisés, fonctionnant sur le mode d’une « personnalisation de masse » (Ippolita 2011 : 55)73.

Ainsi, le web74 et le moteur de recherche ne sont pas un média de masse au sens où le magazine photographique pouvait l’être. Les publics y sont fragmentés selon les usages. Les images obtenues par mots-clés sont publiques, mais elles ne sauraient être un « matériel commun » seulement par l’utilisation de mots-clés de recherche similaires. Tandis que les magazines diffusaient les mêmes images à tout leur public, le cybermoteur tient à offrir seulement ce que les chercheurs web demandent. Pourtant, malgré l’individualisation du processus d’accès par mots-clés, les mots les plus populaires sont beaucoup plus cherchés que d’autres, et de loin. En dépit du choix infini de mots-clés et de l’individualisation, et « [b]ien qu’en la matière toute mesure s’avère impossible, on estime que 95 % des audiences sont concentrées sur 0,03 % des contenus » (Fouetillou 2012, cité dans Cardon 2013a : 12). C’est donc que l’organisation des contenus effectuée par les algorithmes des moteurs de recherche « façonne de plus en plus la forme de l’information disponible publiquement » (Hillis, Petit et Jarret 2012 : 75, trad. libre). Les mêmes images peuvent alors être livrées à tous les internautes cherchant à trouver les documents les plus représentatifs ou les plus « iconiques » sur les sujets populaires ou d’actualité, puisque ce sont souvent les mieux indexés et les mieux référencés selon les calculs des algorithmes. Les icônes contemporains qui forment la matrice des Googlegrams montrent « l’escamotage du multiple par l’un » que produit leur statut iconique, dans une sorte de vedettariat de l’information (Debray 1997 : 419). L’uniformisation de l’information diffusée demeure, mais le moteur de recherche web, et non pas tant « le web », est un média de masse qui                                                                                                                

73 Cette expression aux allures contradictoires révèle un changement important, un glissement « depuis le

consumérisme en série de l’industrie de masse vers un consumérisme personnalisé, qui est vendu comme une “liberté de choix” » (Ippolita 2011 : 55).

74 Le web et non pas l’internet comme le proposaient Merrill Morris et Christine Ogan en 1995 dans « The Internet

opère différemment des gatekeepers d’autrefois. Le moteur s’est adapté au désir d’immédiateté de l’accès que semble permettre le web émancipateur. Ainsi, des personnes résidant dans des régions éloignées les unes des autres peuvent interagir grâce au web, ou plus simplement avoir des choses en commun et des repères identiques en consommant le même matériel. D’ailleurs, Mélon (2006 : 130) qualifie la navigation sur le web d’expérience « technesthétique commune ». Le web est en grande partie publiquement accessible, mais c’est surtout le moteur de recherche qui tend à rendre les contenus plus accessibles, mais aussi l’expérience plus commune.

Les contenus peuvent cependant être considérés comme publics seulement s’ils sont indexés adéquatement par les robots et retrouvés par les internautes75. C’est donc dire que pour être considérée comme publique, l’information doit être accessible. Puisque « [l]e domaine public est cet espace de visibilité, lieu de l'apparition du monde » (Tassin 1991 : 35), le moteur de recherche s’avère alors un outil primordial dans le façonnement du cyberespace public. Ce n’est toutefois pas parce que l’information est mise en commun dans le web et accessible par les moteurs de recherche, donc « publique », qu’elle peut « changer le monde », comme Google le souhaite, ou encore produire une forme d’utopie communautariste. Étienne Tassin définit l’antagonisme de l’espace public et de la communauté en des termes qui font écho au mosaïque et à ses oppositions internes. L’espace public serait « un mouvement de désunion (par rapport) à une tendance à la communion » (Tassin 1991 : 25). Cela tiendrait également d’une tension entre l’homogène et l’hétérogène, entre une « conversion communionnelle » et une désunion exprimée par « l’atomisation et la sujétion sociale » (Tassin 1991 : 24-25). Pour Tassin, l’espace public n’est donc pas nécessairement commun, mais il peut être envahi par le principe communautaire, jusqu’à sa destruction. Cela évoque l’homogénéisation de l’information et les risques de désintégration de l’hypersphère publique « au nom d'une fusion de la pluralité en un corps organique » (Tassin 1991 : 35-36)76, un espace communal rappelant certains discours cyber- utopiques comme celui que promulgue Google.

                                                                                                               

75 Les biais algorithmiques n’apparaissent pas seulement dans la hiérarchisation des résultats, mais aussi dans le

processus d’indexation. Fonctionnant avec des algorithmes de recensement et de copie systématique du web, les robots sont programmés d’une certaine façon et n’indexent pas tout le web. Ce qui l’est est appelé le « web de surface », tandis que le « web invisible » ou le « web profond » contenant de l’information publique aurait été de 400 à 550 fois plus grand que le web visible en 2001 (Bergman 2001). Même dans le « web de surface » indexé

correctement, seul un petit pourcentage du contenu est réellement visible pour les chercheurs web. « Le constat est sans appel : 90 % du PageRank du web est possédé par 10 % des sites » (Pandurangan et al. 2006, cité dans Cardon 2013b : 88).

76 Tassin (1991 : 24) indique également que le principe de la communauté en vient à « fondre les individus dans la