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Metapicture et « méthode des mosaïques »

3. RAMIFICATIONS MOSAÏQUES

3.3 Penser par images

3.3.1 Metapicture et « méthode des mosaïques »

 

La photomosaïque est une image « multistable » puisqu’elle peut changer de forme ou de sens selon le point de vue. Il s’agit d’une figure composite qui résiste à une interprétation stable ; il y a coexistence entre les différentes lectures dans une même image (Mitchell 1994 : 45). C’est de ce genre d’images dont parle Mitchell lorsqu’il développe la notion de metapicture. De façon intéressante pour notre réflexion sur le rapport de l’image aux mots-clés du chapitre précédent, Mitchell (1994 : 51) indique que Ludwig Wittgenstein a comparé l’expérience de « découvrir un aspect » dans une image à celle de l’application de légendes ou d’étiquettes linguistiques dans un livre d’illustrations. Les photomosaïques de Fontcuberta démultiplient ce phénomène qui caractérise la metapicture où « se présente une picture dans laquelle apparaît l’image d’une autre picture, sorte d’“emboîtement” d’une image au sein d’une autre » (Mitchell 2009 [1987] : 24). Tout comme les Googlegrams, elle est en fait une image qui parle d’images en usant d’autoréférencialité. La metapicture met la représentation en évidence plutôt que de chercher l’illusion de transparence, comme si l’image demandait sans cesse à ses observateurs de chercher à découvrir ce qu’elle est (Mitchell 1994 : 48). Nous avons déjà mentionné que l’image d’Abu Ghraib de l’homme cagoulé a été qualifiée de metapicture par Mitchell dans Cloning Terror puisqu’elle incarnerait l’icône de la production de l’image contemporaine. De plus, la signification des photographies d’Abu Ghraib est « multistable » selon les points de vue, les histoires racontées, les images regardées. Googlegram: Crucifixion nous indique qu’à un moment, l’homme cagoulé était inconnu, puis il a été Qaissi, pour finalement être un dénommé « Gilligan ». Par la photomosaïque, les Googlegrams exacerbent les identités multiples des

images et de leurs sujets. La condensation picturale que met en place la mosaïque augmente l’effet de cet emboîtement iconique.

Selon Mitchell, la définition d’une metapicture est plus une question d’usage et de contexte que de forme. N’importe quelle image qui est utilisée pour se référer à la nature de l’image serait une metapicture. Elle est donc qualifiée ainsi lorsqu’elle sert à analyser l’image et lorsqu’elle est appliquée comme telle dans l’explication de « ce que disent les images » (Mitchell 2009 [1987] : 34). Mitchell (1994 : 418) considère ce type d’images un peu comme des cadres théoriques qui révèlent la théorie comme représentation. Certaines metapictures seraient même des « hypericônes » ou des « pictures théoriques » (Mitchell 2009 [1987] : 24). La camera obscura, la tabula rasa ou la caverne de Platon sont les exemples qu’il indique afin de montrer comment elles servent la théorie philosophique à un niveau visuel. Les hypericônes peuvent donc être des « assemblages » éthiques, politiques et esthétiques qui nous permettent d’observer les objets et les phénomènes par l’image (Mitchell 1994 : 49). Les Googlegrams sont vraisemblablement de tels assemblages – un terme tout à fait approprié pour parler de ces œuvres composites. Elles sont des analogies illustratives, un peu comme la mosaïque, utilisée en tant que métaphore politique, constitue la forme des Googlegrams. Ces œuvres sont également aptes à critiquer les relations de savoir et de pouvoir qui se déploient dans le devenir iconique des images, ainsi que dans l’illusion de vérité et de connexion mise en place par les technologies du web.

Dans la Galaxie Gutenberg, un ouvrage portant sur les changements qu’a apportés la technique de l’imprimerie, McLuhan propose d’utiliser « une méthode des mosaïques » afin d’étudier la simultanéité. La figure mosaïque y apparaît encore une fois comme une figure théorique permettant l’étude des transformations médiatiques, une figure décidément apte à illustrer les modes de pensées par image. McLuhan (1967 : 7) en traite ainsi : « Image formée de nombreuses données et citations apportées en témoignage, la mosaïque constitue le seul moyen efficace de faire apparaître les opérations causales dans l’Histoire ». Pour lui, la bidimensionalité de la mosaïque constitue une façon efficace de produire une résonance « interstructuelle » entre de multiples dimensions du monde (McLuhan 1967 : 66). Il souligne en outre la thèse formulée par Gyorgy Kepes qui dit que la forme en mosaïque génère de la « simultanéité dynamique ». Kepes avait constaté comment, à l’époque médiévale, le même tableau représentait souvent le même personnage plusieurs fois : « Ce faisant, ils cherchaient à représenter toutes les relations

possibles qui l’affectaient, ce qu’ils reconnaissaient ne pouvoir faire qu’en décrivant simultanément plusieurs actions. C’est cette suite dans la signification, plutôt que la logique mécanique de l’optique géométrique, qui constitue la tâche essentielle de la représentation » (Kepes 1944, cité dans McLuhan 1967 : 188). McLuhan (1967 : 191) ajoute que la méthode scolastique était également une méthode des mosaïques, traitant « simultanément de plusieurs aspects et de plusieurs niveaux de signification ».

Le fait que McLuhan associe la simultanéité à la fois à la mosaïque et, plus loin dans son ouvrage, au courant électrique, fait écho aux propos de Dällenbach sur la possibilité d’un statisme politique et poétique de la forme mosaïque, par opposition à son dynamisme potentiel. Il écrit que cela peut se produire « lorsqu’elle n’est plus énergétique, que le courant ne passe plus entre ses morceaux, et qu’il ne se produit plus d’étincelles à leur contact » (Dällenbach 2001 : 165, emphase ajoutée). Le choix des mots-clés par l’artiste et l’autonomie des images tirées du web par rapport à la matrice dans les Googlegrams, contrairement à la consubstantialité du tout et des parties dans les photomosaïques de Silvers, permettent de faire passer ce courant dans la mosaïque. Ces œuvres sont ainsi tissées d’images provenant d’un peu partout dans le réseau du web. Le parallèle entre simultanéité et électricité évoque également la connectivité actuelle que permettent la mondialisation et internet. Les œuvres de Fontcuberta nous encouragent donc à développer une conception de l’image en tant que trame devenue réseau, une trame faite d’un tissage serré dont les fils la font se déployer en tous sens, que ce soit vers son sujet, son mode de diffusion ou sa forme.