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Critique de l’iconisation

1. LES IMAGES D’ABU GHRAIB ET LES GOOGLEGRAMS

1.4 Iconisation

1.4.2 Critique de l’iconisation

 

Aplanissant la multiplicité de sens que produisent et reproduisent les photographies d’Abu Ghraib, leur iconisation peut aussi les neutraliser. Il s’agit pourtant du genre d’images qu’il est nécessaire de garder sémantiquement « ouvertes » plutôt que d’en clore la signification. Les plus célèbres photographies d’Abu Ghraib peuvent cristalliser à la fois une icône antiguerre, une icône de la torture ou une icône antiaméricaine25, voire même un trophée de la domination américaine sur le Moyen-Orient. La familiarité ou l’accoutumance à l’image sans cesse reproduite, devenue iconique, est également ce qui a permis de discréditer l’horreur des sévices photographiés. Les                                                                                                                

25 « The Hooded Man has taken his place among the symbols calling forth, in some parts of the world, a certain

photographies d’Abu Ghraib ont par exemple été comparées à des pratiques d’initiations ou à des « gens qui s’amusent », comme l’a fait l’animateur de radio Rush Limbaugh en mai 2004. Ce même animateur les a d’ailleurs comparé à de la « bonne vieille pornographie américaine » (cité dans Eisenman : 98, trad. libre, emphase ajoutée). Le problème, Sontag l’avait déjà formulé, c’est que « l’image choc et l’image cliché sont deux aspects de la même présence » (Sontag 2003 : 21, trad. libre).

C’est pourquoi il nous semble primordial de ne pas séparer l’image de ce qu’elle montre et d’éviter de la placer dans une sphère séparée qui ne relève que du symbole général ou du pur spectacle. Il s’agit bien d’une captation photographique du réel : les images sont donc au centre d’un réseau complexe de chaînes d’acteurs qui ont menées à leur production, à leur diffusion, à leurs premières réceptions, puis aux discours, à la propagande et aux réinterprétations artistiques. Cette multiplicité est à l’opposé de l’inclination problématique qui tend à symboliser la pratique de la torture ou la guerre contre la terreur par ces photographies, comme si, à la manière d’une synecdoque, cette guerre pouvait se résumer en quelques images captées dans une prison iraquienne. « Une guerre, une occupation, c’est inévitablement une immense tapisserie d’actions » (Sontag 2004, trad. libre). En effet, « [l]e problème n’est pas que les personnes se souviennent à travers les photographies, mais qu’ils ne se souviennent que des photographies » (Sontag 2003 : 70, trad. libre).

Ajoutons aussi que les icônes d’Abu Ghraib ne sont pas partout les mêmes. Hassan Fattah, un journaliste d’origine iraquienne ayant publié un reportage sur l’identité de l’homme cagoulé dans le New York Times en 2006, signale que, au Moyen-Orient, ce n’est pas la photographie de l’homme cagoulé qui est l’icône : « En fait, dans le monde arabe, l’image iconique c’est elle souriant à côté d’un cadavre » (Fattah, cité dans Morris 2011 : 95, trad. libre, emphase dans l’original). Il se réfère à la photo où l’on voit Sabrina Harman avec un large sourire aux côtés du corps inerte d’al-Jamadi. D’autre part, la fétichisation de quelques images tend à oblitérer ce qui n’a pas été montré. Comme les recherches de Morris et Gourevitch (2008 : 283, trad. libre) le rapportent, « beaucoup de ce qui importe à Abu Ghraib n’a jamais été photographié. Les photographies ont une place dans l’histoire, mais elles ne sont pas toute l’histoire ». Symboliser la pratique de la torture avec quelques images est à la fois nécessaire pour en faire reconnaître l’importance au public et néfaste pour l’élargissement du dialogue et des enquêtes à ce qui est invisible, ce qui se trouve dans le point aveugle décrit par Phelan, c’est-à-dire ce qui n’a pas été

photographié. Selon les témoignages de soldats, les pires tortures auraient eu lieu durant les interrogations, là où il n’y a bien sûr pas eu de photos. Le niveau d’invisibilité de la torture augmente encore lorsqu’on aborde l’existence des prisonniers fantômes et des « black sites », des prisons « secrètes » dirigées par la CIA, en dehors du territoire américain et de tout cadre juridique26.

L’hyperreproduction et le surplus de visibilité ne nous semblent pas être ce qui anesthésie la sympathie et l’engagement devant de telles images de souffrance, comme Sontag l’a soutenu dans On Photography en 197727 et comme Eisenman le démontre dans The Abu Ghraib Effect. Dans le cas des images d’Abu Ghraib, il s’agit selon nous d’un effet de l’iconisation (vraisemblablement inévitable) qui tend à faire disparaître, amoindrir, ou du moins escamoter le contexte d’origine. La diversité des contextes et des individus qui se trouvent dans les images, ou qui ont menées à leur production, forme un réseau à la complexité tridimensionnelle. Ces différents niveaux de sens montrent la stratification des images qui tend souvent à être écrasée au profit d’une interprétation unique. En simplifiant les photographies d’origine en quelques traits ou en une silhouette permettant de les reprendre dans d’autres contextes, cet aplanissement est aussi quelquefois formel. C’est-à-dire que ce processus d’iconisation en vient parfois à vider l’image afin de la faire glisser plus aisément entre les contextes, les fonctions et les interprétations, contribuant à produire une forme de nivelage sémantique qui a le pouvoir de transformer les sujets en symboles, voire en stéréotypes. Comme Paul Schmelzer le signale dans « Logoizing Abu Ghraib » (2004, trad. libre) : « La transformation en silhouette nie les détails de la victime. Tout comme l’insignifiance inhérente du logo de Nike, l’image n’existe plus qu’en tant que contenant servant à y verser un message de marque ». Il s’agit alors de ne pas confondre la puissance d’une image avec sa clôture iconique, simplifiée, scellée et applicable. Il convient donc d’éviter de transformer les photographies d’Abu Ghraib en « scandale figé » (Danner 2009 : xxvi, trad. libre). C’est l’ouverture à la complexité et à l’ambiguïté qui permet de garder le dialogue et la controverse, amorcés par la diffusion des photographies, encore animés sur les plans éthiques, politiques et visuels. Le devenir-icône facilite la mise en place du débat, mais en travaillant à laisser l’icône ouverte à la multiplicité, ou à l’ouvrir afin de ne pas perdre les                                                                                                                

26 Le président Bush a avoué leur existence en 2006. Voir http://www.rfi.fr/actufr/articles/081/article_46003.asp,

consulté le 3 janvier 2014.

tensions de l’image, il nous semble possible de parvenir à conserver son pouvoir dénonciateur. Les Googlegrams de Fontcuberta qui reprennent ces photographies travaillent en ce sens, en apportant une imagerie supplémentaire dans les images d’Abu Ghraib et les rendent justement plus difficiles à déchiffrer. Ces œuvres permettent ainsi d’ouvrir un pan de leur complexité, de façon principalement visuelle, mais aussi grâce à l’usage de certains mots. En demandant au moteur de recherche d’images de trouver le matériel qui constituera les tesselles de sa mosaïque, Fontcuberta laisse Google illustrer, par ses résultats d’images, les mots-clés que l’artiste associe aux photographies les plus emblématiques d’Abu Ghraib.

1.3 Les images-sources et les chaînes de mots-clés des Googlegrams