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2. Cadrage théorique

2.3. Médias, mémoire et territoire : à la croisée des récits

2.3.1. Récit, médias et rapport au temps

2.3.1.1. Le récit chez Paul Ricoeur

Comment parler de récit sans évoquer la contribution fondatrice de Paul Ricœur dans les trois tomes de Temps et récit (Ricœur, P, 1983, 1984, 1985) ? Dans cette recherche, nous entendons la notion de « récit » à la manière de Marc Lits, qui synthétise ainsi les propos de Ricœur :

« (…) le type narratif, ou récit, demande qu’il y ait représentation d’(au moins) un événement. Un récit minimal

est constitué de deux propositions narratives liées entre elles par un rapport de contiguïté-consécution temporelle et causale. À cette dimension chronologique s’ajoute une dimension configurationnelle » (Lits, M., 2008, p. 72).

Mais le travail de Paul Ricœur structure par ailleurs, à plusieurs titres, notre objet de recherche, qui concerne les récits à l’œuvre dans l’espace public local sur les deux usines étudiées. Tout d’abord, le concept de « mise en intrigue » (muthos) consiste à rendre cohérent, intelligible et racontable un réel instable, chaotique et dénué de sens, le tout dans l’idée d’un ordonnancement en un début et une fin. Les discours que nous étudions se chargent effectivement de reconstruire, de manière cohérente et congruente, l’histoire des usines et le devenir de leurs terrains après leur fermeture218. Le commencement de l’intrigue médiatique (ex : construction de l’usine) n’est pas caractérisé par l’absence d’antécédent (différents « événements » ont abouti à cette construction, une sorte de « pré-histoire »), mais par « l’absence de nécessité dans la succession » (Ricoeur, P. 1983, p. 81) : il faut donc que les éléments relatés servent à la construction du récit médiatique219. Plus largement, cette histoire micro-locale (des usines) se reconstruit au sein d’une histoire locale (les territoires sur lesquelles elles sont sises) elle-même « racontée » par les acteurs discursifs analysés.

Cette phase de « mise en intrigue » nous importe surtout dans sa fonction médiatrice : l’étape de la configuration (mimèsis II) est en effet intermédiaire entre la pré-figuration du champ pratique (mimèsis I) et sa re-figuration (mimèsis III) par la réception de l’« œuvre » - la configuration est centralement, ici, le récit médiatique, institutionnel et associatif -. Nous regardons en effet les discours qui configurent les représentations des lieux étudiés, entre expérience pratique de ces espaces et réception des discours qui les symbolisent. Notre attention

218 « (…) la mise en intrigue a été définie, au plan le plus formel, comme un dynamisme intégrateur qui tire une

histoire une et complète d’un divers d’incidents, autant dire transforme ce divers en une histoire une et complète.

» (Ricœur, P., 1984, p. 18-19).

219 « (…) c’est parce que les idées de commencement, de milieu et de fin ne sont pas prises de l’expérience : ce ne

sont pas des traits de l’action effective, mais des effets de l’ordonnance du poème » (Ricoeur, P. 1983, p. 81) De

même pour le récit médiatique, le « commencement » entendu par le média n’est pas forcément celui de l’action qu’il souhaite représenter.

se porte ainsi en partie sur le texte et les opérations narratives qui s’y appliquent, dans leur relation avec un contexte territorial et discursif. C’est donc dans la configuration de ces récits que réside la réponse à une demande citoyenne de sens : sens de la ville, de l’identité, du territoire etc.

Ensuite, l’intrigue, selon Aristote, est conçue, nous venons de le voir, comme une « représentation de l’action » (Ricoeur, P., 1983, p. 71). La question qui se pose alors est de

savoir comment les récits analysés (théorie narrative) donnent et ajoutent du sens à l’action (théorie de l’action) ? L’action, ou plutôt, les actions, dont nous parlons, sont celles qui sédimentent la trajectoire des deux usines étudiées. Cette trajectoire concerne le passé, le présent et le futur à partir des modalités du triple présent pensées par Saint Augustin et que Paul Ricoeur réinvestit par le récit : présent du passé (mémoire), présent du présent (attention), présent du futur (attente)220. Pour Ricœur, en effet, « le temps ne devient humain que dans la mesure où il est articulé de manière narrative » (Ricœur, P., 1983, p. 17). Le récit va ainsi dessiner, par le langage, le discours, les traits de l’expérience temporelle pour être significatif221. L’action est donc racontée par le récit à partir d’une configuration syntagmatique222 de l’expérience temporelle. Le temps n’est pas perçu comme linéaire, « comme une simple succession de maintenants » (Ricœur, P., 1983) mais comme un temps raconté, cohérent. Les usines sont représentées par les récits, pris dans leur épaisseur temporelle et dans leur diachronie, elle-même conçue comme un tout congruent et non comme une succession d’actions éclatées223. La trajectoire des usines est donc « racontée », et même « re-racontée »224 dans une cohérence téléologique à rebours : « cette diachronie n’empêche pas la lecture à rebours du récit, caractéristique (…) de l’acte de re-raconter, cette lecture remontant

de la fin vers le commencement de l’histoire n’abolit pas la diachronie fondamentale du récit » (Ricoeur, P., 1983, p. 113). Ce retour diachronique, nous l’avons vu, peut être déclenché par une événementialité régulière (Journées du Patrimoine etc.) ou ponctuelle (fermeture,

220 « Présent du futur ? Désormais, c’est-à-dire à partir de maintenant, je m’engage à faire ceci demain. Présent

du passé ? J’ai maintenant l’intention de faire ceci par ce que je viens juste de penser que… Présent du présent ? Maintenant je fais ceci, parce que maintenant je peux le faire : le présent effectif du faire atteste le présent potentiel de la capacité de faire et se constitue en présent du présent » (Ricoeur, P., 1983, p. 119).

221 Qu’est-ce que le récit ajoute par rapport à l’action ? « Il y ajoute les traits discursifs qui le distinguent d’une simple suite de phrases d’action » (Ricoeur, P., p. 111).

222 Ordre syntagmatique d’où émerge la cohérence narrative (groupe d’éléments mis en séquences de manière cohérente), par opposition à l’ordre paradigmatique, plus diffus (ensemble des possibles à un point de la chaîne).

223 L’intrigue « tire une histoire sensée de un divers d’événements ou d’incidents (…) elle transforme les événements ou incidents en- une histoire » (Ricoeur, P. 1983, p. 127).

224 « Si, en effet, l’action peut être racontée, c’est qu’elle est déjà articulée dans des signes, des règles, des normes : elle est dès toujours symboliquement médiatisée » (Ricoeur, P., 1983, p. 113). « Un système symbolique fournit ainsi un contexte de description pour des actions particulières. De cette façon, le symbolisme confère à l’action

démolition, classement de l’usine, etc.). Par ailleurs, nous pouvons trouver de la discordance au sein de cette concordance225.

En effet, dans ces configurations, le récit du présent, du passé et du futur des espaces étudiés, s’effectue à partir d’un moment présent226, c’est-à-dire un regard construit par un contexte, une situation urbaine particulière, au moment de la production du discours. C’est pourquoi le discours médiatique, par son pouvoir de configuration227, nous intéresse particulièrement et doit être considéré dans son épaisseur temporelle : le journal du Progrès - ou la presse territoriale des années 1980 - n’est pas le/la même qu’aujourd’hui, et il en est de même du contexte territorial dans lequel il/elle s’inscrit. De plus, les presses locale et territoriale agglomèrent dans ses contenus des récits eux-mêmes inscrits dans ces contextes spatio-temporels précis. Enfin, les entretiens semi-directifs réalisés entre 2014 et 2015 s’insèrent dans les contextes territoriaux de ces années, et les récits recueillis relèvent là encore de reconstruction et configuration de sens sur l’histoire et la trajectoire des usines.

Par ce réinvestissement, chez Ricœur, de la phénoménologie du temps de Saint-Augustin, nous interrogeons ainsi l’évolution du récit, principalement médiatique, consacré à ces deux usines sur un temps long (1980-2013) et en fonction de leur conjoncture territoriale (socio-économique, politique et institutionnel).

L'intérêt est par exemple d'analyser comment chaque récit médiatique – récit « institutionnel » (presse municipale ou d’agglomération), récit de presse locale (Le Progrès) - articule sa propre temporalité avec celle des acteurs locaux (politiques, associatifs, institutionnels) - entre démarcation et alignement - et élabore un récit du passé, du présent et du futur à partir des modalités du triple présent (mémoire, attention et attente). Dans ce cadre, les presses locales analysées introduisent un deuxième niveau de configuration, puisqu’à partir d’actions rapportées, donc racontées, elles vont produire un autre discours et le médiatiser. Elles mettent ainsi en récit une narration déjà constituée par d’autres.

225 Au sein même de l’intrigue, il y a des menaces pour sa cohérence : « l’effet de surprise » (le « surprenant », l’ « inattendu », le renversement : de la fortune à l’infortune etc.). Mais le récit s’attachera « à faire paraître concordante cette discordance. (…) incidents discordants que l’intrigue tend à rendre nécessaires et vraisemblables. (…) C’est en incluant le discordant dans le concordant que l’intrigue inclut l’émouvant dans

l’intelligible » (Ricoeur, P., 1983, p. 88-90).

226 « Même si le passé n’est plus et si, selon l’expression d’Augustin, il ne peut être atteint que dans le présent du passé, c’est-à-dire à travers les traces du passé, devenues documents pour l’historien, il reste que le passé a eu

lieu. L’événement passé, aussi absent qu’il soit à la perception présente, n’en gouverne pas moins l’intentionnalité

historique. (…) le passé ne peut être reconstruit que par l’imagination » (Ricoeur, P., 1983, p. 154).

227 La mimèsis II, selon Ricœur, « tire son intelligibilité de sa faculté de médiation, qui est de conduire de l’amont

De manière plus globale, nous nous situons donc bien dans l’idée qu’un récit médiatique, par sa mise en cohérence et congruence de la trajectoire des usines, va opérer un glissement de l’ordre paradigmatique (synchronie, éléments substituables, éclatés) à l’ordre syntagmatique (diachronie, cohérence)228.

Cependant, nous l’avons déjà évoqué, certaines des productions médiatiques analysées, se singularisent par leur caractère diffus et fragmenté. C’est pourquoi la notion de « récit », en tant qu’énoncé cohérent, peut aussi ne pas s’appliquer à nos objets, ce qui en rend la mémoire difficile, au moins dans les discours : une histoire qui n’a pas de fin reste à l’état inachevé, ce qui perturbe quelque peu le marquage mémoriel. Par exemple, un événement rapporté en tant qu’événement « unique » (orphelin d’intrigue visible), risque de sombrer dans l’oubli. La mise en intrigue pourra ainsi parfois être distordue, incohérente ou du moins, dans un espace temporel de cohérence/congruence, beaucoup plus réduit (se réduisant à un seul article par exemple). La spécificité de notre objet réside dans ses caractéristiques locales voire micro-locales ce qui implique qu’il occupe rarement la place principale dans l’espace médiatique (même local). La mise en cohérence du récit médiatique s’en trouve donc amoindri. Et comme le remarque Loïc Ballarini, la presse locale parfois « ne retient qu’une information superficielle faite d’une juxtaposition de micro-événements sans contexte, sans cause ni conséquence » (Ballarini, L., 2008, p. 425).

Le récit, conçu en tant qu’entité entière (d’un début à une fin) serait donc à ce titre, une autre condition difficile229, de la mémoire des lieux.

Si nous affinons encore davantage cette réflexion, en suivant la logique aristotélicienne du travail de Ricoeur, considérons deux sortes d’unité tirée de la mise en intrigue, en les infléchissant pour saisir notre objet.

D’abord, une unité temporelle qui caractérise « une période unique avec tous les événements qui se sont produits dans son cours, affectant un ou plusieurs hommes et entretenant les uns avec les autres des relations contingentes » (Ricoeur, P., 1983, p. 82). Les grandes périodes

228 « Bornons-nous pour l’instant à dire que, comprendre ce qu’est un récit, c’est maîtriser les règles qui gouvernent son ordre syntagmatique. En conséquence, l’intelligence narrative ne se borne pas à présupposer une

familiarité avec le réseau conceptuel constitutif de la sémantique de l’action. Elle requiert en outre une familiarité avec les règles de composition qui gouvernent l’ordre diachronique de l’histoire » (Ricoeur, P., 1983, p. 112).

229 « (…) tout récit répond à la question pourquoi ? en même temps qu’il répond à la question quoi ?; dire ce qui

est arrivé, c’est dire pourquoi cela est arrivé. Du même coup, suivre une histoire est un processus difficile, pénible,

composant l’histoire des usines pourraient constituer ces unités temporelles : croissance de l’usine, déclin, mort, trajectoire post-fermeture etc.

Ensuite, une unité dramatique qui caractérise « "une action une" (…) (qui forme un tout et va jusqu’à son terme, avec un commencement, un milieu et une fin). De nombreuses actions

survenant dans une unique période de temps ne font donc pas une action une » (Ibid). Nous pouvons lier cela à un événement particulier plus focalisé qui se trouve au sein d’une unité temporelle (conflits sociaux de la fermeture, actions associatives en faveur d’un classement patrimonial etc.). L’« événement » considéré est donc « plus qu’une occurrence singulière. Il reçoit sa définition de sa contribution au développement de l’intrigue » (Ricoeur, P, 1983, p.

127), et plus modestement au développement d’une unité temporelle.

Il en ressort différents types de récits médiatiques, dans leur étendue, portée et cohérence. Cela revient donc à tenter de comprendre dans quelle mesure le parcours de nos usines peut échapper à une mise en intrigue locale – par la simple énumération d’événements dans un ordre sériel et non contigus - ou bien, au contraire, comment il peut être investi par les médias locaux, en tant qu’unité dramatique : ces derniers le configurent alors en l’intégrant à une histoire plus globale (unité temporelle), et produisent un récit cohérent à son endroit. Dans ce cadre narratif cohérent et congruent, la mémoire, du moins médiatique, en sera, nous le supposons, facilitée. Finalement, c’est plus la logique que la chronologie qui lie les événements de l’intrigue entre eux (Ricœur, P., 1983, p. 82). Pour lui en effet, le temps narratif a une « aptitude à combiner

en proportions variables la composante chronologique de l’épisode et la composante non

chronologique de la configuration » (Ricoeur, P., 1983, p. 396).

Si, en apparence, notre propos se désintéresse de la mimèsis III230 qui « marque l’intersection du monde du texte et du monde de l’auditeur ou du lecteur » (Ricœur, 1983, p. 136), pour nous

centrer sur la mimèsis II (le média est à l’intersection entre la mimèsis I et III), cette troisième phase reste néanmoins présente de manière plus subtile dans notre analyse.

Tout d’abord, dans les entretiens avec les acteurs locaux dont le discours est inévitablement la configuration d’une refiguration : autrement dit, la réception des discours médiatiques (refiguration, mimèsis III) vont préfigurer leurs représentations des usines et territoires étudiés (préfiguration, mimèsis I) qui seront re-configurées dans leur propre énonciation (configuration,

mimèsis II). De même, il s’agit de récits qui se basent sur d’autres récits canoniques locaux, hors médias, sur l’histoire des usines, des quartiers etc.

230 « (…) c’est bien dans l’auditeur ou dans le lecteur que s’achève le parcours de la mimèsis » (Ricoeur, P., 1983,

Ensuite, le discours de presse locale est un discours de journalistes, ayant leurs propres représentations, issues de la réception de différents discours à l’œuvre dans l’espace public local : le travail journalistique de configuration est issu non seulement d’une préfiguration -

mimèsis I : expérience directe sur le terrain, expérience de l’action qui modèle les représentations, appréhensions du temps et du récit -, mais aussi d’une refiguration - mimèsis III : réception des récits discursifs d’autres acteurs dans l’espace local -. En d’autres termes, le journaliste peut être à la fois promoteur, assembleur et consommateur d’informations locales231. Jacques Noyer et Bruno Raoul soulignent également cette circularité en matière d’information locale :

« En matière de production de l’information à l’échelle d’un territoire donné, c’est bien d’un "continuum" qu’il s’agit, "dans lequel interviennent des acteurs dont les rôles sont en partie interchangeables, tantôt sources et tantôt médiateurs [et même, nous le rajoutons, récepteurs]" (Ringoot et Ruellan, 2006, 70) » (Noyer, J., Raoul, B., 2011, p. 2).

Cela renvoie ici à l’aptitude parallèle du temps « à se dédoubler en temps de l’acte de raconter [contexte d’énonciation journalistique] et temps des choses racontées [« histoire » que le journaliste « raconte »]» (Ricoeur, P., 1984, p. 15). Ces deux modalités, potentiellement discordantes et confondues, sont parfois à dissocier dans notre sujet. C’est par exemple une caractéristique du discours de presse que de se situer à la fois « dans le présent de l’événement

et dans la distance du récit (…) » (Lits, M., 2008, p. 72), récit dont la fonction revient à, selon

l’expression de Christian Metz, « monnayer un temps dans un autre temps » (cité dans Lits, M., 2008, p. 114). Enfin, en tant que chercheur, nous nous plaçons certes au niveau de la mimèsis

II, mais le fait d’être le lecteur des productions discursives analysées nous situe d’emblée dans la mimèsis III. C’est finalement ce que Ricœur appelle le « cercle de la mimèsis » (Ricœur, P., 1983, p. 137) et cette idée de « spirale sans fin » (Ricœur, P., Ibid, p. 138), mais qui, selon lui, évolue sans redondance.

Notre recherche pose donc la question de l’emprise du temps du récit (à quel moment et de quelle manière on raconte) sur sa manière de configurer le temps de l’histoire (les choses racontées) avec toutes les distorsions temporelles que cela peut comporter232.

231 Promoteurs d’informations entendus comme « (…) ces individus qui, avec leurs associés, (…), identifient (et rendent donc observable) une occurrence comme étant, dans un certain domaine et pour une raison ou une autre, extraordinaire et digne d'intérêt pour autrui. », les assembleurs d’information qui « qui, travaillant à partir des matériaux fournis par les promoteurs, transforment en événements publics un ensemble - perçu comme fini - d'occurrences mises en avant, en les diffusant par voie de presse ou sur les ondes. », et les consommateurs d’informations (lecteurs) qui « prêtent attention à certaines occurrences que les médias ont portées à leur connaissance, et créent par là même dans leur propre esprit un sens du temps public. » (Molotch, H., Lester, M., in Gamberini, M.-C., 1996, p. 28).

232 Par ailleurs, le récit constitue en lui-même une distorsion temporelle (le temps du récit n’est jamais le temps de l’histoire).

Un dernier élément important renvoie à la dimension mythique que peut revêtir la notion de « récit », et ce, d’autant plus dans les productions médiatiques. Marc Lits considère en effet que si « l’information est le lieu de mise en récit du réel, le mythe y est cependant présent. » (Lits, M., 2008 p. 19). La presse est ainsi pour lui une « fabuleuse usine de mythes » (Ibid, p. 21), en particulier dans les pages régionales233. Les portraits médiatiques sont par exemple des valorisations et glorifications mythiques de la vie d’un individu : par exemple dans notre sujet, il sera intéressant de nous attarder sur la dimension mythique attachée au portrait d’un ancien travailleur des usines considérées, ou encore celle relative à l’histoire de Lyon. Mais il s’agit de mythes qui, nous l’avons vu, s’inscrivent dans un cadre discursif plus large qui les autorise. Ainsi, le concept de « récit », par sa dimension structurante, peut se rapprocher de celui de « cadre » qui fournit les structures d’intelligibilité de l’événement (Auboussier, J., 2009)234. Par ailleurs, selon Michel Rautenberg, l’aspect mythique de ces récits est exacerbé sur les questions de mémoire collective et de patrimoine : « (…) mémoire collective et patrimoine

culturel relèvent du discours mythique, autant, et parfois plus, que du discours historique. Ils

n’ont pas foncièrement de visée de vérité, même s’ils entretiennent une relation parfois intime avec l’histoire» (Rautenberg, M., 2003, p. 19).

Le concept de « récit » est donc entendu ici de manière globale et nous ne souhaitons pas l’enfermer dans une définition trop restrictive qui nuirait à la conduite de notre analyse.

L’intérêt pour nous est principalement de remarquer si les usines font l’objet d’un récit médiatique à leur endroit235, ou bien si elles n’existent qu’au sein d’autres récits. Cela renvoie à une idée déjà développée dans la partie méthodologie : l’usine en tant que référence directe (objet « premier » de discours) ou référence médiatée (objet « second » de discours).

Cette analyse du récit, essentiellement médiatique, permet de dégager des figures du récit conçues comme des « identités narratives » au sens de Paul Ricoeur : « sorte d’identité à

233 « Une étude détaillée des pages régionales des quotidiens permet d’observer comment les journalistes « mythifient » les sujets qu’ils traitent (Ringlet, 1981 ; Huynen, 1995). Le fait même d’être mentionné dans un journal rend un personnage ou un événement, de banal et quotidien, mythique. (…) C’est encore mieux vérifiable pour les

rubriques nécrologiques. La mort transfigure les héros qui sont atteints par elle et transcende les journalistes

chargés d’en rendre compte » (Lits, M., 2008, p. 21).

234 « (…) cadre et récit se connectent clairement. D’une part, les processus d’articulation de cadre (…) peuvent

largement contribuer à la configuration d’un récit cohérent en liant des événements jusqu’alors déconnectés. D’autre part, la réussite d’un cadre dépend de sa résonnance culturelle c’est-à-dire, notamment, de sa capacité à

s’inscrire dans le cadre de grands récits largement partagés » (Auboussier, J., 2009).

235 Comme Marc Lits, nous partons de l’hypothèse que « le pôle médiatique est central dans le système social et que ce pôle est essentiellement construit selon une logique narrative, dans sa production comme dans sa