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2. Cadrage théorique

2.2. La mémoire en action : du « patrimoine » au « patrimoine industriel »

2.2.3. Patrimoine et industrie : un couple atypique

Le patrimoine, nous l’aurons compris, résulte d’un regard du présent porté sur le passé (Rautenberg, M., 2003, p. 91), et dont la réalité patrimoniale n’est pas substantielle. En effet, si le patrimoine « traditionnel »205 dissimule ce lien, l’attention au patrimoine industriel témoigne particulièrement du caractère construit de la relation qui lie un objet à sa fonction patrimoniale. L’institutionnalisation – et donc la légitimation – progressive de ce « nouveau patrimoine »206, que nous décrivons avec davantage de précision plus loin, permet en effet de mieux comprendre la « dé-substantialisation » (Heinich, N., 2009) nécessaire dans l’appréhension globale du concept de « patrimoine » : « la valeur ne réside pas dans l’objet lui-même » (Heinich, N., 2009, p. 263). Nathalie Heinich met cependant en garde de ne pas sombrer dans le « tout constructiviste » et de considérer que la dimension patrimoniale d’un objet n’aurait à voir qu’avec les représentations sans aucun rapport avec la matérialité de l’objet évalué. D’où

nous qui en avons lusage et ceux qui lont produit (cest à dire un opérateur de médiation) » (Davallon, J., 2006, p. 16).

205 Domaine des beaux-arts : musées, monuments historiques, archéologie monumentale (Leniaud, J.-M., 2007).

206 « Mais ce peuvent être aussi des « nouveaux patrimoines », selon la critériologie du Ministère de la Culture, nouveaux renvoyant à une époque certes passée, mais encore récente, dont les témoignages bâtis sortent des

canons de l’histoire de l’architecture : vestiges de la révolution industrielle, traces des débuts du modernisme

architectural, œuvres de grands architectes… » (Rautenberg, M., 2003, p. 143).

« Savez-vous qui je suis ?... Ce que je suis… [simplement un gros tas d’excréments… simplement. [Je suis constitué

de chiures et de vomissures : résidus de la sidérurgie. [Je ne suis qu’un crassier…[…] [La sidérurgie anéantie, le

crassier n’attirera pas plus les touristes que ne les attirent les sinistres blockhaus. La culture ouvrière, c’est la vie, c’est l’outil de travail, c’est la création, le souvenir triste ou heureux, le rêve et le désir. J’ai une furieuse envie de

défendre ma culture. A mes yeux d’ouvriers, la vue d’un haut fourneau symbolise davantage ma culture que celle d’un crassier. »

l’importance du concept de « prises » qu’elle définit comme « le point de rencontre entre les propriétés objectales des éléments soumis au jugement et les ressources des acteurs amenés à juger » (Heinich, N., 2009, p. 234).

Concernant le patrimoine industriel, ce point de rencontre, entre matérialité et ressources symboliques, est difficile. En effet, les propriétés objectales d’anciens éléments industriels correspondent rarement aux critères esthétiques qui peuvent gouverner la perception et l’évaluation d’autres patrimoines plus « classiques ». En effet, la « beauté » et la patrimonialité d’anciennes industries en décrépitude ne s’imposent pas de prime abord pour un œil non averti : sa perception et son évaluation requièrent une éducation du regard207. Cet art de regarder ne s’acquiert donc pas sans un apprentissage des cadres sociaux qui l’enserrent (Heinich, N., 2009, p. 147).

De plus, Guy Di Méo note qu’à la différence du patrimoine monumental, celui relatif à l’industrie repose sur des « critères qui ne sont plus seulement esthétiques ». Il ajoute ainsi à ces derniers - qu’il considère comme « minoritaires » - ceux de « la fonctionnalité,du langage

des matériaux, des rapports entre l’usine et les lieux d’habitation, les territoires », et enfin de

l’intérêt économique (Di Méo, G., 2008, p. 14). Ces nouveaux critères d’évaluation élargissent la « chaîne patrimoniale » (Heinich, N., 2009) et c’est toute une axiologie patrimoniale qui évolue.

Aujourd’hui, en effet, le patrimoine industriel intègre bien souvent des programmes économiques locaux de rénovation et redynamisation urbaine liés à ce qui est présenté politiquement comme l’identité locale, puisque l’on sait, par ailleurs, qu’un objet ne peut devenir « patrimoine » sans qu’il fasse référence à une « communauté d’appartenance » la plus large possible et que sa valeur soit pérenne208.Ainsi, la dimension politique du patrimoine, soulignée dans la partie précédente, s’applique, de manière encore plus saillante, au patrimoine industriel. L’intervention publique est en effet capitale lorsqu’il s’agit d’un patrimoine dont la légitimité n’est pas évidente et les critères de sélection, incertains. Mais cette intervention publique doit également être soutenue, en amont, par la société locale209, représentée bien

207« Il faut savoir regarder. En fait il faut apprendre à regarder les vieux bâtiments. Comme ça [de prime abord] les gens disent : "c’est vieux, c’est moche, c’est sale, c’est tagué etc.". Il faut savoir regarder au-delà. Et là on

s’aperçoit qu’il y a des belles choses » (Comité d’Intérêt Local de Vaise).

208 Ce sont d’ailleurs les deux conditions qui, pour Nathalie Heinich, définissent la fonction patrimoniale : « ce

n’est pas l’objet qui fait le patrimoine, c’est la fonction patrimoniale qui fait d’un objet quelconque un bien

patrimonial » (Heinich, N., 2009, p. 258).

209 Pour survivre, le patrimoine industriel a besoin d’être soutenu en amont de l’intervention publique, porté par un mouvement de société sur lequel puisse s’asseoir avec confiance cette intervention. » (Bergeron, L., in Nora, P., 1992, p. 135).

souvent par l’activité associative ; l’association étant considérée comme une forme institutionnalisée de lien social (Glévarec, H., Saez, G., 2002, p. 196). La spécificité du patrimoine industriel résidant dans le fait que l’objet n’est pas, à première vue, considéré comme « commun » à l’instar d’autres types de patrimoine, c’est, entre autres, le travail de l’action associative qui va tâcher de lui conférer légitimité et reconnaissance. Et comme les motivations individuelles ne sont pas d’emblée des causes collectives, le contexte territorial apparaît, là encore, comme un élément clef de l’analyse. Un de nos cas d’étude illustrera ce point.

Nous prenons donc en compte, dans ce travail, un patrimoine qui ne va pas de soi ; il n’existe pas de consensus sur son intérêt patrimonial, ce qui peut en rendre la patrimonialisation « épineuse » (Heinich, N., 2009) et occasionner conflits et désaccords (entre publics, experts, propriétaires, administration). Ceci brise quelque peu la vision traditionnellement angélique et rassembleuse du patrimoine. Vincent Veschambre et Maria Gravari-Barbas proposent en effet, dans un article de 2004, de déconstruire le discours consensuel sur le patrimoine en tant qu’héritage collectif, pour en souligner les ressorts conflictuels au travers des enjeux de développement économique et de légitimation politique (Gravari-Barbas, M., Veschambre, V., 2004). Considéré sous ces aspects, les usines que nous étudions n’échappent pas à cette dimension conflictuelle210.

C’est pourquoi, plusieurs chercheurs (déjà convoqués dans ce travail) affublent le patrimoine industriel du titre du « plus mal aimé des patrimoines » (Veschambre, V., 2008). Il est en effet le « parent pauvre de notre culture générale. (…) parce que son abord est moins aimable, sa

compréhension d’accès moins immédiat » (Bergeron, L., in Nora, P., 1992, p. 133). Ce manque de « noblesse », par rapport aux autres patrimoines, rend cruciale la conservation de traces comme support de la mémoire. C’est là une autre spécificité du patrimoine industriel : l’impérieuse nécessité, plus encore que dans les autres patrimoines, de conserver les formes physiques intactes, « parce que l’essentiel de leur sens se résume dans leur matérialité. Ce patrimoineest restauré, éventuellement transformé et réhabilité pour être au plus près d’une forme jugée idéale (qui n’est pas toujours la forme d’origine, mais toujours la forme d’une

origine) » (Rautenberg, M., 2003, p. 143). Et en considérant l’étymologie du terme

210 « (…) le patrimoine industriel peut être instrumentalisé, comme toute forme de patrimoine (Jeudy, 2001, p.

37-38). Une logique qui revient, de manière encore plus évidente que pour d’autres formes de patrimoine, à occulter

la violence des rapports sociaux, à édulcorer les formes de dominations subies par les ouvriers » (Veschambre, V., 2008, p. 160).

« monument » qui renvoie à « ce qui fait se souvenir », « se remémorer »211, les anciens espaces industriels peuvent être considérées comme des « monuments », aussi singuliers soient-ils. Le monument sert alors à faire durer la mémoire des hommes, au-delà même de la temporalité d’une seule vie humaine. Matérialisant une absence en attrapant le temps dans l’espace212, le « monument » industriel devient discours et se situe à l’intersection des notions de « monument-trace »213 (mémoire : tradition et patrimoine) et « monument-message »214

(histoire : mythe et projet) de Régis Debray ; elle évoque moins celle de « monument-forme » (espace : urbanisme et perspective) qui relève davantage de l’esthétisme et de l’harmonie intrinsèque de l’objet monumental215.

Par ailleurs, tout patrimoine a un « actif » et « un passif » (Dujardin, P., 2009), et c’est là encore d’autant plus le cas pour le patrimoine industriel. La culture ouvrière ne veut parfois pas être rattachée à ce patrimoine, puisque, outre un « actif » renvoyant à une période faste de plein emploi, d’avantages sociaux et d’amélioration des conditions de vie, il existe également un « passif » qui concerne essentiellement les conditions de travail difficiles et les maladies en découlant. D’où non seulement un rapport ambigu de la mémoire ouvrière, par ailleurs volatile216, avec son patrimoine, mais aussi l’explication d’un temps d’oubli nécessaire à la reconstruction d’une mémoire « positive » relative aux anciennes industries. Il est alors intéressant de remarquer les processus d’effacement du « passif » par la mise en patrimoine d’anciens tènements industriels, après un temps de friche, notamment à partir de la prise en charge politique du site industriel.

211 Monument vient du latin monumentum, lui-même dérivé de monere qui signifie avertir, rappeler.

212 « Le monument naît de la mort, et contre elle (il en avertit les vivants, du latin monere). Il matérialise l’absence afin de la rendre voyante et signifiante. Il exhorte les présents à connaître ce qui n’est plus et à se reconnaître en lui (…). C’est à la fois un support de mémoire et un moyen de partage » (Debray, R., 1999, p. 27).

213 « Le monument-trace est un document sans motivation éthique ou esthétique. Inintentionnel, il n’a pas été fait

pour qu’on se souvienne de lui mais pour être utile, et ne prétend pas au statut d’œuvre originale ou esthétique.

Contrairement au précédent, pas de volonté d’art explicite. (…) Sa valeur est plus souvent métaphorique ou métonymique, il ne renvoie pas à une institution mais à un milieu, un savoir-faire ou un style. Généralement plus modeste ou prosaïque que les précédents, il est mêlé au quotidien, au terrain, à "la vie". Avec une forte valeur

d’évocation, d’émotion ou de restitution. » (Debray, R., 1999, p. 34).

214 « Le monument-message se rapporte à un événement passé, réel ou mythique. (…) Son propre n’est pas la valeur artistique (…) ni sa valeur d’ancienneté. Il n’a d’usage autre que symbolique : stipuler une cérémonie,

soutenir un rituel, interpeller une postérité » (Debray, R., 1999, p. 30-31).

215 « Le monument-forme, c’est l’héritier du château et de l’église. Ce peut être un palais de justice, une gare, une poste centrale, bref le « monument historique » traditionnel. (…) Soit un fait architectural, civil ou religieux,

ancien ou contemporain, qui s’impose par ses qualités intrinsèques, d’ordre esthétique ou décoratif,

indépendamment de ses fonctions utilitaires ou de sa valeur de témoignage. (…) C’est un édifice silencieux sans credo ni message, qui se commémore lui-même. (…) Son titre à l’élection réside dans son caractère spectaculaire » (Debray, R., 1999, p. 31).

216 Par rapport au patrimoine traditionnel, l’oubli peut rapidement s’installer concernant des anciennes structures industrielles qui sont rapidement remplacées par des nouvelles (Bergeron, L., in Nora, P., p. 134-135).

Toutes ces spécificités constituent des raisons pour lesquelles la notion de « patrimoine industriel » ne s’est développée que de façon relativement récente et de manière laborieuse, la principale étant la désindustrialisation des années 1970-1980 et donc la mort d’un processus productif qui précède une période d’oubli, étape obligée avant la mise en mémoire et en patrimoine217. L’évolution institutionnel et du cadre légal français facilitera son développement à partir des années 1980. Il revient maintenant à considérer le rôle des médias et du territoire dans ces processus construits, et conflictuels, de mémoire et de patrimoine.